« [C]’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur […] » (Beckett 1953, p. 160).
C’est avec cette citation de Samuel Beckett, que Georges Teyssot débute son ouvrage, innervé par des réflexions sur le statut de la frontière. Architecte et philosophe, l’auteur tisse des liens entre espaces physiques et métaphysiques et aborde ainsi la frontière d’un point de vue thématique (seuil, identité, corps) et épistémologique.
L’auteur considère l’espace comme un dispositif parmi d’autres, « configurés comme des équipements techniques contrôlant les mouvements et les choses » (p. 12). À cet égard, contrôler l’espace est un moyen de contrôler les corps, puisque les lois sont inscrites sur le corps. La maison est décrite comme « un lieu hypersaturé par différentes institutions se chevauchant (propriété, sexualité, parenté, famille, descendance, technique, servitude, répression, civilisation, médias) » (p. 13). Le langage, la littérature et les arts sont décrits à travers le prisme spatial, tout comme les considérations métaphysiques, utopies ou hétérotopies, pour reprendre des termes de Michel Foucault. Le livre s’appuie largement sur la pensée foucaldienne, avec pas moins d’une cinquantaine de références à l’auteur. Dans cette optique, l’hôpital, la clinique ou la prison sont des dispositifs, des « espaces du dehors » avant d’être des lieux, et le for intérieur du sujet est un « espace du dedans » (Foucault 2001, p. 1571), c’est-à-dire l’espace des passions, des rêves et des perceptions de l’individu. Partant du dispositif foucaldien et prenant comme exemple la fenêtre optique, l’auteur note que cet objet « permet l’articulation de deux séries hétérogènes : celle du savoir en sciences sociales, et celle du pouvoir » (p. 285). En interrogeant la frontière et l’espace, l’auteur questionne, dans le premier chapitre, les aspects épistémologiques et livre une grammaire que le lecteur doit prendre soin d’intégrer dans les chapitres suivants, puisque c’est principalement d’espace, de son histoire et de ses enjeux dont il est question.
L’ouvrage est composé de sept chapitres : un chapitre introductif, « Pour une topologie du quotidien » (2015) et six chapitres publiés en français, anglais ou allemand entre 2003 et 2014 : « Figurer l’invisible » (chapitre 2, 2003), « Histoire d’une idée » (chapitre 3, 2011), « Vers une architecture cyborg » (chapitre 4, 2013), « Prothèse et parasite » (chapitre 5, 2007), « Fenêtres et écrans » (chapitre 6, 2009), « Les plis de la membrane » (chapitre 7, 2014). Ces chapitres sont des articles, d’abord publiés indépendamment.
Le chapitre introductif questionne l’intimité des liens entretenus entre l’habitat et le corps, ainsi que les soubassements épistémologiques qui sous-tendent une lecture de l’architecture. Ceci se reflète particulièrement dans l’interdisciplinarité convoquée dans un livre qui traite d’architecture, discipline transversale par essence. C’est à travers le prisme de l’espace que l’auteur se propose d’observer le quotidien. Selon lui, « les lois, les règles et les réglementations, l’ensemble des pratiques, façonnent les régularités, s’inscrivent dans le temps (calendrier, temps des fêtes, étapes de la vie, rythmes quotidiens), mais surtout dans l’espace » (p. 12). Plus loin, l’enjeu est clairement posé : « une nouvelle cartographie est nécessaire, afin de retracer la frontière entre extérieur et intérieur, privé et public, local et global, sédentaire et nomade » (p. 13). L’herméneutique spatiale actuelle ne permet plus de rendre compte des changements technologiques et sociétaux auxquels nous faisons face. Ceci est explicité par l’exemple de la maison : « la demeure n’est pas seulement un home, mais un terrain pour les transactions multiples entre diverses sphères – le domaine de la technologie et de la physiologie, comme celui de la psyché » (p. 13). Ainsi, il convient d’élargir la notion de demeure et de la penser davantage comme un « équipement » que comme un lieu. S’appuyant sur les travaux de Foucault, l’auteur nous rappelle que la topologie est particulièrement importante, à l’ère du stockage d’informations et de la télécommunication. L’auteur se demande, avec Bachelard, si les espaces de la maison peuvent être considérés comme une topographie [1] de notre être intime, ce qui nous permet de considérer la maison comme un « instrument de topo-analyse », c’est-à-dire un endroit qu’il convient de cartographier du point de vue des représentations mentales et des affects. L’auteur revient enfin sur l’importance du corps : « [U]ne topologie des constellations du quotidien se rend nécessaire, afin de dessiner la carte des connexions que le corps doit pratiquer dans cette vaste famille d’espaces » (p. 60).
Le deuxième chapitre questionne les typologies, les motivations les sous-tendant et leurs conséquences. La fin du 18ème et surtout le 19ème siècle sont portés par une vague de classification, de « typologisation » [2] ; espèces animales, populations, logements, tout est mesuré, classifié, etc. Cette classification ne se fait pas hors de tout cadre normatif et les différences s’avèrent être des déviations par rapport à une norme donnée. L’objectivation met en avant des différences et, sur fond de darwinisme, notamment spencérien, des supériorités et infériorités. Les classifications de famille, par exemple chez Le Play dans ses volumes de La réforme sociale, ont pour but de démontrer la décadence de tout modèle sortant du modèle traditionnel. Les classifications corporelles visent à objectiver des infériorités et supériorités biologiques : Franz Joseph Gall mesure les formes des boites crâniennes et découvre la « bosse des maths » (De Giustino 1975). Revenant à l’espace, Georges Teyssot livre : « [C]’est cette réduction du corps à un type mesurable instaurée par Quételet qui a permis aux architectes de penser au logement comme à un endroit qui pourrait être défini statistiquement, permettant d’établir l’idée de normalisation » (p. 101). Le Typus devient ainsi un outil d’une nouvelle humanité, intrinsèquement prothétique. Sont sacrifiées sur l’ « autel du type » (p. 117) toutes valeurs humanistes. L’architecture n’y échappe pas : « [L]’idée de typologie réorganise totalement l’environnement, d’une façon parfaitement normative » (p. 124). En plus d’être d’ordre physique, ces typologies peuvent être d’ordre métaphysique ou disciplinaire, de même qu’elles ont « structuré les sciences sociales et les arts durant les deux siècles derniers ». Les typologies ne sont pas uniquement descriptives mais aussi performatives.
Le troisième chapitre questionne les idées et les utopies, notamment architecturales. Aldo van Eyck [3] fut le premier à proposer une théorie du seuil et à tenter de réconcilier des polarités comme celle qui oppose l’intérieur à l’extérieur. En prenant un modèle anthropomorphique, van Eyck suggère que l’entre-deux doit respirer, c’est-à-dire « tant inspirer qu’expirer » (Strauven 1998, p.357). Selon l’architecte, l’espace est à l’image de l’homme comme l’homme est à l’image de Dieu. C’est une architecture de la réconciliation : « Espace et Temps, créés ‘à l’image de l’homme’, deviennent place et occasion. L’architecture se doit d’intérioriser les sujets de la perception, de la mobilité et de la relation » (p. 144). Teyssot explique que résorber la contradiction entre intérieur et extérieur revient à bâtir une philosophie de l’intersubjectivité. Il s’appuie sur la littérature anthropologique pour saisir cet entre-deux ; Arnold van Gennep écrit : « [L]a porte est la limite entre le monde étranger et le monde domestique s’il s’agit d’une habitation ordinaire, entre le monde profane et le monde sacré s’il s’agit d’un temple » (p. 146). Teyssot explique que « les métaphores de van Eyck concernant l’espace sont fondées sur une telle onto-théologie métaphysique » (p. 143). La séparation de van Eyck entre monde physique des objets et domaine subjectif des lieux de rencontre est trop forte. En effet, l’ethnographe nous invite à penser chaque village comme « un organe du corps du paysage » et chaque maison comme « un organe du village » (Strauven 1998, p. 386).
Le quatrième chapitre puise abondamment dans les travaux de Gilles Deleuze et Reyner Banham. Selon ce dernier, la topologie est une « discipline de l’architecture » (Banham 1955, p. 354) et les espaces sont moins conçus dans leur volumétrie que dans la surface de contact entre un intérieur et un extérieur. Selon Teyssot, l’espace se transmute en une «surface topologique de contact » (p. 172). Pour mettre en lumière ce passage d’un volume indépendant à une surface de contact, Teyssot s’appuie sur des formes architecturales des dernières décennies : ovoïdes, bulles, polyèdres, capsules et orgones. En plus de ces conceptions utopiques, l’architecture met davantage l’accent sur l’expérience, y compris celle de l’habitant. Pour l’architecte moderne Richard Neutra, « l’habitant possède une expérience somato-esthétique de l’espace », nous rappelle Georges Teyssot (p. 175). Le floutage de la barrière entre naturel et artificiel introduit une rupture épistémologique se produisant sur fond de libération sexuelle, ce qui illustre encore à quel point l’architecture parle du corps et le corps de l’architecture.
Le cinquième chapitre traite des prothèses et parasites. Il interroge les relations entre architecture et corps et met en regard deux conceptions a priori opposées : une conception machinique du corps sans organes et une organique de l’organe sans corps. À la domination récente du second modèle correspond la domination du fonctionnalisme et de l’architecture dite moderne. Le corps devient lieu de mutation, d’expression artistique et politique : « [L]e corps devient non seulement le lieu d’une critique politique des appareils disciplinaires de la société, mais surtout le lieu d’un procès d’incorporation » (p. 218). Les robots, puis les organismes cybernétiques (dont la contraction anglaise donne le terme cyborg), remettent en question les dualismes usuels entre organisme et machine, mâle et femelle, virtuel et réel. La maison acquiert ainsi ce que Georges Teyssot appelle un « pouvoir biocybernétique » (p. 223). Dans le Ballon für Zwei de Haus-Rucker-Co, un bulbe transparent offre un couple en intérieur au regard du passant. Cette Ex-peau-si-tion, pour reprendre le terme de Jean-Luc Nancy, questionne les liens entre intimité et architecture. Le terme de maison est compris comme « lieu du devenir humain ». Selon Foucault, l’architecture est lieu de réalisation de la philosophie et notre époque celle de l’espace. Pour Sloterdijk, « la véritable ‘révolution de l’espace’ du 20ème siècle est l’explicitation du séjour humain ou de la demeure dans un intérieur » (Sloterdijk 2006, p. 443). Selon Teyssot, « l’intégration de la technologie ne se fera pas en imaginant un nouvel environnement, mais peut-être, en reconfigurant le corps lui-même, en le poussant à s’extérioriser pour atteindre le point où les extrémités artificielles rencontrent le monde » (p. 243). Il convient de jeter un regard nouveau sur notre corps et de le repenser comme un organisme amélioré d’instruments, qui permettent une meilleure projection vers les sphères du confort, des médias et de l’information. Ainsi, selon l’auteur, le projet architectural englobe et dépasse l’objet pour concevoir un « appareil qui permet au regardeur – c’est-à-dire l’usager – de percevoir au-delà de la chose elle-même » (p. 244).
Caractérisant les êtres humains comme des « animaux-à-fenêtres », le sixième chapitre se penche sur les fenêtres et écrans. Selon le psychanalyste Gérard Wajzman, la fenêtre est un appareil qui sépare et unit. À partir de la Renaissance, la fenêtre endosse une double fonction : l’une architecturale, utile, hygiénique, l’autre optique, ouvrant la maison sur l’extérieur. L’auteur s’appuie sur les multiples parallèles dans l’art, la littérature et la philosophie entre l’habitat et le corps. Particulièrement marquant et expressif, ce tableau de Jean David de 1601, qui représente une maison sous forme de visage avec écrit Adspectus Incauti Dispendum (« Regarder nuit à la personne négligente »(p. 255). Les orifices de la maison doivent être protégés comme les orifices de l’être humain, puisqu’un regard indiscret est une violence, voire un viol. Ceci interroge nécessairement les limites de l’espace public et de l’espace privé et, en filigrane, la notion d’intimité. L’intimité semble être garante d’un certain bonheur, à partir du 19ème, alors que ce dernier était plutôt public auparavant. La fenêtre, tout comme la frontière, est un outil pratique pour l’auteur. Les limites intérieur/extérieur ne sont pas seulement physiques, comme le montre cette référence à Walter Benjamin qui considère l’arrivée du téléphone comme une intrusion dans l’espace privé. Cette frontière intime est bien sûr davantage bousculée avec le téléphone portable, qui mélange encore plus sphère publique et sphère privée. Ces appareils portables questionnent ces frontières et, tout en nous exposant à la publicité, réinjectent de la sphère privée au sein de l’espace public, en « prolongeant probablement les contours de nos sphères égotistes » (p. 280). Dès lors, « la frontière entre espaces publics et sphères privées, entre surveillant et surveillé, entre monde physique et monde virtuel » (p. 286) disparaît et se recompose. Pour l’auteur, des concepts géographiques, tels que le milieu ou le territoire, sont ainsi complètement bouleversés : « [L]a libération des flux et des circulations qui s’opère dans le mouvement permet de quitter le vieux paysage, en ouvrant un nouveau territoire, ruinant du même coup les subjectivités du passé » (p. 286). Les concepts de déplacement et de nomadisme sont requestionnés au prisme de la réalité virtuelle, puisqu’il est possible d’être nomade sans se déplacer. Les rapports sociaux sont eux-mêmes possibles en dehors de toute réalité physique, et l’espace public est par là même recomposé. L’intimité est questionnée, l’extimité facilement observée.
Le dernier chapitre, intitulé « Les plis de la membrane », questionne les relations métaphysiques entre intérieur et extérieur à travers les notions de monade (dont l’étymologie renvoie à l’idée d’unité), de cabinet, d’interface ou de matrice. Leibniz donne le nom de monade à l’individu, comme un mélange de corps et d’âme, comme une « membrane plissée ». Ce concept s’oppose à la conception lockienne de camera obscura, dans laquelle l’individu est récepteur passif d’information. In fine, ce questionnement sur la morphologie de la monade permet de s’interroger sur le rapport de l’individu à son environnement et à la connaissance. Pour certains auteurs, comme Leibniz, les monades n’ont pas de fenêtres, pour d’autres, comme Husserl, elles en ont. Deleuze propose une voie de sortie entre les conceptions de Locke et de Leibniz, en laissant au pli de la membrane la possibilité ou non de donner une extériorité à son intérieur. Deleuze va jusqu’à dessiner la monade sous la forme d’une maison baroque, à deux étages communicants. On le voit dans cet exemple concret : l’architecture permet d’exprimer un rapport métaphysique de l’intérieur à l’extérieur et porte en elle une vision du monde. Selon l’auteur, l’architecte est de plus en plus amené à créer des tunnels topologiques entre monde physique et monde de l’information.
Une topologie du quotidien nous offre une perspective riche et très outillée, avec plus de mille références, citations et ainsi de suite, pour interroger les frontières du logement, du corps et des relations les unissant. Une topologie du quotidien s’inscrit en lien avec un certain nombre d’écrits portant sur la thématique de la frontière, comme Theory of the Border. Dans cet ouvrage, Thomas Nail commence par une description de « la frontière c’est entre » (in-betweenness), qui est ontologiquement différente des éléments qu’elle sépare, comme la coupure de papier qui sépare deux pièces de papier n’est pas faite de papier, et il rejoint ici les propos de Georges Teyssot. En prenant une approche davantage macrosociologique, Nail insiste davantage sur les processus de ségrégation sociale qui en résultent, impliquant une continuité pour les citoyens les plus aisés, une discontinuité pour les moins aisés. Nail décrit la frontière comme un « processus continu et positif de multiplication par la division » (Nail 2016, p. 3). Jacques Lévy différencie, quant à lui, le caractère continu de la topographie du caractère discontinu de la topologie (Lévy 2014, p. 75). Tandis que la topographie s’emploie à caractériser au mieux un terrain donné, la topologie s’emploie à découper l’espace et en caractériser des grands ensembles. Dans le même ouvrage collectif, Catherine Perret (2014) se pose la question de la peau comme frontière et se rapproche ainsi des questionnements de Georges Teyssot. Elle adopte une perspective proche de celle de Une topologie du quotidien, en se questionnant pour savoir si « notre » peau délimite bien « notre » corps. Elle y remet en question, à partir des exemples de torture ou de déportation, la conception de la peau comme membrane d’un corps unique et isolé, au profit d’une conception partagée de la peau comme lien du corps social. Christian Giudicelli abonde dans ce sens : « [L]a frontière et ses avatars font plus qu’accompagner la brève vie humaine : ils l’installent dans un espace subtilement normé » (Giudicelli 1993, p. 135). Ces trois auteurs vont dans le même sens en invoquant la performativité et la positivité des frontières. Dans son livre Les frontières du corps et de l’espace, Kalla Karim pose le défi suivant : « La critique (κριτική) d’un système s’attachera à mettre en branle et reconfigurer les frontières de ce dernier, par des déplacements et modifications conceptuels aux conséquences épistémologiques parfois cruciales. » (Kalla Karim 2015, p. 8).
Les matériaux historiques, artistiques et académiques donnent à l’universitaire et à l’architecte des briques de compréhension pour appréhender le changement qui s’opère autour de ce qu’est le logement, la demeure, etc. Les éléments sont en place pour comprendre les besoins de changement du cadre interprétatif d’un logement, d’une maison, d’un espace ou d’une discipline. La contextualisation historique des dynamiques topologiques, notamment les liens entre perception de l’espace et Zeitgeist, est riche et argumentée, de même que la mise en lumière des enjeux architecturaux et urbains est pratiquement continue, la plupart du temps sous-jacente et implicite. Afin de comprendre le floutage, ou plutôt la mutation des rapports public/privé, intime/extime, les frontières entre disciplines (philosophie, physique, sciences de l’information, art, etc.) doivent nécessairement être mouvantes et poreuses.