Habiter et vieillir est un ouvrage collectif regroupant 14 contributions aux approches très variées selon les disciplines convoquées. Un des fils rouges permettant de relier l’ensemble concerne les perceptions du « chez-soi ». Sujet d’étude de prédilection pour les géographes du quotidien, l’analyse des perceptions du « chez-soi » prend toujours en compte les interactions complexes entre, d’une part, le rapport au temps et, d’autre part, le rapport à l’espace. Les échelles spatiales du « chez-soi » peuvent se réduire au lieu de vie le plus restreint, tout comme on peut l’apprécier à l’échelle du bassin de vie, voire d’une aire géographique plus large encore. Le présent ouvrage s’attelle à observer ce qu’il en est pour les personnes dites « âgées » : ensemble non homogène, aux limites fluctuantes et relatives — mais c’est là tout l’intérêt de cette grille de lecture. De fait, c’est un angle particulier d’approche que de s’interroger sur les composantes du « chez-soi » dans la perspective du vieillissement : comment rendre compte de la diversité des lieux du vieillissement, et des perceptions nécessairement hétéroclites des temps du vieillissement ? Deux faces intimement liées d’une même réalité ; un va-et-vient difficile entre la prise en compte du vieillissement et les liens supposés avec un territoire. L’appropriation de l’espace questionne également avec une acuité particulière le phénomène inverse de déconstruction : jusqu’à la fin de la vie, un espace a pu se cristalliser dans des perceptions rigides, par exemple, si la maison familiale désertée par les enfants a perdu sa vocation à réunir les générations et qu’elle ne devient plus que le conservatoire figé des souvenirs. Dans le cas extrême de la mort, comment un espace redevient-il autre chose que le lieu où a vieilli un parent, le lieu où l’on a soi-même vieilli ? Disparition plus ou moins brutale du monde des vivants, déracinement plus ou moins subi de son « chez-soi ». Même après la mort, il apparaît que l’identité d’un espace est marquée différemment selon les manières d’habiter cet espace, de se l’approprier et de le transmettre. Il existe ainsi un temps particulier où la perspective du vieillissement occupe une place de premier plan dans l’identité d’un « chez-soi ».
L’ouvrage collectif propose l’éventail le plus large possible des manières de voir l’espace et de l’habiter en situation de vieillissement. La problématique y est traitée essentiellement selon les enjeux actuels du vieillissement, mais pas uniquement puisqu’un détour historique par le 19e siècle offre des points de comparaison en termes de stratégies familiales et de transmission du patrimoine. La perception du « chez-soi », qu’on pourrait aussi appeler « territoires du quotidien » dans la lignée du géographe Guy Di Méo (1996), change selon les cas de figure de solidarité familiale. Quelle est l’importance des postures de société face à ses membres les plus âgés ? Quel pouvoir les itinéraires individuels ont-ils sur des perceptions vraiment personnelles de l’espace ?
Nous dresserons, dans une première partie, un état des lieux des différentes approches exposées dans l’ouvrage Habiter et vieillir. Éléments statistiques, enquêtes et entretiens individuels, mis en contexte de cadres politiques et législatifs (en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et au Mexique) : chaque angle d’attaque et chaque discipline mettent en lumière des lectures fines de l’espace vécu, des contours de l’identité de chacun qui pourraient nous échapper par excès de simplification de la réalité de « qui sont nos vieux ».
Nous proposerons, dans une seconde partie, une réflexion plus large sur les choix de société soulevés de façon originale dans chacune des contributions. En filigrane dans chaque article, une lecture politique transparaît par l’appréciation des marges de manœuvre de chaque destin particulier. Les pressions sociales, le poids des mentalités, les orientations politiques et médiatiques interagissent. Ces composantes replacent au cœur de la problématique d’une société de tous les âges le phénomène de stigmatisation de la part la plus âgée. Isolement organisé, assumé, ou isolement par négligence, par manque d’entretien du lien social : l’individualisme contemporain pousse au recentrage autour du noyau familial le plus restreint d’où sont exclus les « vieux ». Le cas le plus extrême consiste à renvoyer le monde de la vieillesse dans les limites de l’établissement spécialisé. En dehors de ce lieu, les problèmes de santé n’auraient pas de légitimité, ou alors seulement jusqu’à un certain seuil. La migration vers ce lieu particulier serait le corollaire du passage dans le dernier âge de la vie. À l’inverse, de nouvelles façons d’habiter contribuent à modifier les perceptions de société en classes d’âge délimitées. D’autres encore cherchent un équilibre intergénérationnel qui modifie bien sûr le rapport à l’espace. Notre seconde partie est donc une tentative de lecture des idéologies sous-jacentes aux états de fait recensés par les contributeurs de l’ouvrage Habiter et vieillir.
Les espaces vécus du vieillissement : entre choix et non-choix.
Où vieillir ? Avec qui vieillir ? Comment vieillir ? De nombreuses disciplines, de la médecine à la philosophie, concourent de manières différentes à des éclairages complémentaires. Dans l’ouvrage Habiter et vieillir, l’initiative de ce rassemblement de regards croisés sur le sujet revient à Monique Membrado, sociologue, et Alice Rouyer, géographe. Toutes deux collaborent au sein d’une institution de l’Université de Toulouse II (Le Mirail) : le Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST) a précisément pour vocation de croiser les chemins des sciences sociales, d’entrecroiser les itinéraires de chercheurs questionnant le rapport à l’espace et, in fine, de faire connaître au public les approches si différentes du « vieillir chez soi ». Comme l’ouvrage s’attelle à cette diversité, des lecteurs d’horizons également fort différents peuvent y trouver un intérêt et faire usage des perspectives offertes par les champs d’études. C’est d’ailleurs une première prise de conscience que d’énumérer les acteurs impliqués, souvent inconsciemment, dans les représentations du « vieillir ». Les personnes amenées à nommer et appréhender le phénomène du vieillissement sont nombreuses : professionnels de la santé, professionnels des équipements d’accompagnement du vieillissement, responsables politiques en charge des questions de la mobilité, du logement, des services à la personne. Du côté de l’information, en deçà du filtre des médias qui n’autorisent pas toujours la nuance, les contributeurs d’Habiter et vieillir sont des chercheurs des réalités fines du vécu, sachant lire entre les lignes des fausses évidences. Ils sont spécialistes d’une partie de la problématique du vieillissement. Ils déconstruisent les mailles grossières censées rendre compte d’une classe d’âge uniforme.
Monique Membrado et Alice Rouyer, dans un souci d’organisation thématique, ont découpé l’ouvrage collectif en quatre grands thèmes. Le premier (« L’expérience du chez-soi ») fédère quatre contributions dans lesquelles la prise en compte des représentations mentales occupe une place essentielle. Il s’agit d’études montrant les écarts entre les réalités du territoire vécu et les composantes du territoire fantasmé. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, ce sont les « parcours de mobilité » qui sont analysés (déménagements, rapprochement de la famille, mobilités au quotidien). Il s’agit donc d’une mobilité dans un contexte très spécifique lié à l’anticipation du grand âge. Dans la troisième partie (« Vers de nouvelles demeures »), on s’intéresse principalement aux adaptations résidentielles. Les quatre articles ont en commun d’étudier la diversité des réponses face à la perte d’autonomie. Enfin, les trois derniers articles sont présentés sous le titre « Réinventer les lieux du vieillir ». Ils ouvrent la réflexion en s’appuyant sur les heurs et malheurs de plusieurs tentatives pour « penser autrement » le vieillissement.
Le lecteur est prévenu que le chapitrage proposé n’est pas une succession chronologique d’un parcours de vieillesse : à l’image des objectifs de chaque article, il s’agit de proposer des angles d’analyse complémentaires. Les études, tantôt quantitatives, tantôt qualitatives, n’ont donc jamais vocation à proposer ni même évoquer un parcours-type du vieillissement, mais au contraire à aborder tous les possibles. Le chapitrage proposé est aussi intéressant pour une autre raison : il souligne l’inéquation entre les réalités du vieillissement et toute tentative de simplification univoque faisant du grand âge une catégorie illusoirement délimitée par des critères exogènes. D’ailleurs, plusieurs thèmes abordés peuvent se retrouver dans un même « parcours de vie », signe qu’il est possible de cumuler plusieurs situations, étudiées ici de façon différenciée et méthodique. De même, des phases de la vie où dominent des préoccupations qui font l’objet d’une enquête n’interdisent pas des va-et-vient avec d’autres préoccupations, qui ne sont pas spécifiquement liées à la période du vieillissement. Cela dit, parmi les moments que l’on peut associer en entier à la prise en compte du vieillissement, on trouve les enjeux de transmission, les préoccupations d’accompagner au mieux le passage à la dépendance, les améliorations du quotidien dans cette optique, la transformation des sociabilités…
Inévitablement, face à la subjectivité des « lectures » du vieillissement, les choix de vie sont chargés de conséquences en terme de représentations de la vieillesse ; un poids sociétal pèse sur l’inertie des représentations. Premier écueil soulevé par l’introduction de Monique Membrado : on entérine et on dresse des contours, de l’extérieur, d’individus dessaisis de leur propre destin ; on rend difficile l’expression de points de vue concurrents sur la question du vieillissement ; on prive des individus de leurs propres itinéraires de vieillissement, de leur propre perception « d’habiter et vieillir ».
La première approche proposée (l’article de Perla Serfaty-Garzon) est d’ailleurs un travail de psychologie. En se penchant sur des itinéraires individuels, on peut prendre conscience des grandes différences entre les manières de considérer son vieillissement : avant de mourir, laisse-t-on un espace exempt de tout souvenir encombrant ou bien lègue-t-on tout en l’état, telle une photographie figée d’une vie entière ? Dans le dernier cas, est-ce un aveu d’impréparation face à la mort ou, au contraire, une volonté délibérée de laisser les vivants faire place nette ? Si la relation à l’espace est essentielle dans l’idée de transmettre un patrimoine avant que la mort n’empêche de faire des choix, la relation au temps est encore plus importante : l’analyse, plus qualitative que quantitative, met ici en lumière le fait qu’il existe une infinité de temporalités possibles pour décharger la maison familiale des objets qui la composent. Cela peut aller d’un désir très anticipé de ne s’encombrer que du minimum avant d’atteindre un état de vieillesse avancé, jusqu’au refus d’anticipation, refus de se séparer des objets assimilés à l’identité tout entière de la personne, qui léguera alors d’un bloc les traces de son quotidien. Naturellement, le fait d’alléger les « traces » du quotidien, de faire du vide ne passe pas forcément par une transmission à la famille. Nombreux sont ceux qui préfèrent libérer l’espace autrement, notamment par l’intermédiaire d’acteurs extérieurs (le résultat voulu étant une gestion maîtrisée de l’espace laissé une fois que la personne sera partie). Plus que jamais, l’espace intime est le reflet d’une identité.
Les autres contributions de l’ouvrage, pour autant que le chapitrage retienne quatre parties distinctes, amènent toujours Ă mesurer la difficultĂ© psychologique d’occuper un lieu de transition ou un lieu qui est, par exemple, dĂ©jĂ promis Ă d’autres. L’historienne Christel Chaineaud, dans la troisième partie, expose les tensions plus frĂ©quentes qu’on ne l’imagine dans la sociĂ©tĂ© traditionnelle française autour de la session progressive du terrain agricole aux enfants. La communautĂ© villageoise peut ĂŞtre dure avec ses membres les plus dĂ©pendants ou poussĂ©s Ă la dĂ©pendance. Pour cette raison, beaucoup de prudence anime les aĂ®nĂ©s dans les cas de donation-partage Ă la fin du 19e siècle, tout comme dans d’autres arrangements familiaux oĂą la dimension d’échanges et de rĂ©ciprocitĂ© est essentielle. Plus proche de nous, il peut s’agir de la difficultĂ© psychologique de la famille chargĂ©e du destin de la maison d’enfance, Ă laquelle elle se montre attachĂ©e, alors que la personne âgĂ©e vivant sa nouvelle vie « en Ă©tablissement » s’affranchit plus vite de cet espace dĂ©sormais vacant… La question du renoncement Ă l’ancienne demeure appelle d’autres problĂ©matiques, comme celle de rester ou non le plus longtemps possible dans la maison familiale ; les cas de figure fluctuent selon de nombreux critères. Dans la deuxième partie, consacrĂ©e aux mobilitĂ©s, les contributions montrent une sociologie très diffĂ©renciĂ©e suivant le type de bien, le type d’espace transmis et, plus encore, le statut de propriĂ©taire ou de locataire. La perception que l’on peut avoir de tels espaces a maille Ă partir avec le sens que lui donnent les proches, les hĂ©ritiers et, bien sĂ»r, les personnes âgĂ©es elles-mĂŞmes : Ă partir de quand se considère-t-on comme vieux ? Force est de constater la multiplicitĂ© des « espaces vĂ©cus » dès que l’on bouge le curseur dĂ©finissant les « personnes âgĂ©es ». On change de perception de l’espace au fur et Ă mesure que l’on fait des choix importants. L’évolution peut se faire en douceur. Un contexte social intergĂ©nĂ©rationnel invite plus facilement Ă concevoir dès le dĂ©part la nĂ©cessitĂ© de passer le relais, mais on constate des prises de conscience similaires dans des parcours plus individualistes : Membrado et Rouyer montrent combien le vieillissement peut ĂŞtre une prĂ©occupation très tĂ´t dans la vie. Avant mĂŞme l’âge de la retraite, des dispositions sont prises pour anticiper un bon vieillissement. Sans conscience de classe d’âge particulière, il existe malgrĂ© tout des sous-entendus de plus en plus prĂ©gnants de la part des personnes âgĂ©es elles-mĂŞmes, se catĂ©gorisant elles-mĂŞmes, montrant qu’elles prĂ©parent la transition, la transmission… La vision de l’espace vĂ©cu en est affectĂ©e. Entrent en compte les recompositions d’échelle de sociabilitĂ©, s’agissant des stratĂ©gies de vieillissement. Si certaines situations semblent favoriser le repli sur la maison, d’autres volontĂ©s d’adaptation rendent la perception du « chez-soi » Ă©largie Ă un rĂ©seau composĂ© de nouvelles solidaritĂ©s, de nouveaux rapprochements pragmatiques, notamment pour remplacer les liens qui n’existent plus. On met le doigt Ă la fois sur une gĂ©ographie de la mobilitĂ© et une gĂ©ographie des reprĂ©sentations. Sans ĂŞtre limitĂ©e uniquement Ă la maison/appartement et au quartier, l’épaisseur du « chez-soi » apparaĂ®t dans sa complexitĂ© si l’on prend en compte ces perceptions croisĂ©es. Ă€ l’image de la seconde contribution (dans la première partie), analyser le cadre du « chez-soi » convoque d’autres paramètres que le seul espace pratiquĂ© au quotidien, notamment les mobilitĂ©s antĂ©rieures et la place donnĂ©e au passĂ©. Dans cette contribution, Christiane Montandon questionne ainsi « l’espace perçu » dans un vieux quartier de Vitry : vieillir en mĂŞme temps qu’un quartier, voilĂ qui rĂ©sume en une formule les rapports croisĂ©s au temps et Ă l’espace. L’article permet, avec humour, de retracer la concordance ou non entre, d’une part, l’espace qui change, qui se transforme, qui modifie les lieux du quotidien et, d’autre part, le propre vieillissement des personnes interrogĂ©es. Les vieux habitants sont ici les tĂ©moins fixes des changements de la ville. Mais la ville est aussi tĂ©moin de leur vieillesse, car ses vieux habitants ont connu les visages du quartier d’autrefois, dĂ©sormais de l’ordre des souvenirs… Si certains habitants perçoivent leur vieillissement Ă l’image du dĂ©cor, repères appartenant au passĂ©, d’autres ressentent comme une violence la trop grande rapiditĂ© des mutations, leur brusquerie. Une ville trop mobile entraĂ®ne en somme le dĂ©racinement de ses habitants…
Faisant écho à l’étude de Christiane Montandon, les deux contributions sur Mexico complètent le propos par d’autres aspects de la « géographie du quotidien ». C’est dans la seconde partie que Guénola Capron et Salomon Gonzalez-Arrelano mesurent la mobilité résidentielle des personnes âgées au Mexique. Mettant au cœur de l’analyse les arrangements familiaux, la vulnérabilité n’est pas la même suivant les réseaux de solidarité, urbains ou ruraux. L’image idéalisée du « retour au pays », du retour en province, est, par exemple, battue en brèche par une montée du modèle individualiste qui s’affranchit d’un devoir de prendre les anciens sous son toit. Placée dans la première partie, l’autre contribution mexicaine, écrite par Martha de Alba Gonzalez, illustre la diversité de ce que représente le centre-ville selon les personnes âgées interrogées. L’image de la centralité, vue par les plus vieux résidents, est riche en outils et informations pour mesurer les liens qui unissent un quartier et des « parcours de vie ». Encore une fois, la diversité des histoires personnelles joue énormément sur les sensations d’ancrage. Mais des tendances lourdes peuvent être dessinées, comme des références à des lieux importants : un mélange entre pratiques de périodes révolues et pratiques récentes de ces espaces du quotidien. Cartes mentales et récits oralisés révèlent à leur manière des vérités plus fines que l’on ne pouvait saisir par les seules données quantitatives. Les réalités, suivant les quartiers étudiés ou les configurations de mobilité (notamment en banlieues résidentielles) permettent de restituer un panel de parcours, ni idéal ni fataliste, mais qui encourage fortement à nuancer l’image figée d’un parcours « classique », que celui-ci concerne les cas du « vieillir chez soi » coûte que coûte ou les cas « d’entrée en institution ». Dans les deux cas, on ne peut attribuer à l’un des mérites que l’autre n’aurait pas, tant les réussites ou les échecs personnels dépendent de nuances mises en lumière par ces études. C’est là l’apport fondamental de ces chantiers de recherche en cours. Les ingrédients qui vont composer tel ou tel parcours de vieillesse sont plutôt soumis à des variables affectées par les évolutions de schémas familiaux, mais aussi par les choix sociétaux.
À cheval sur la troisième et la quatrième partie, la dimension juridique complète l’éventail. On voit son impact sur les représentations de la vieillesse. Toute normalisation conduit à une certaine accoutumance de pratiques qui s’inscrivent fortement dans l’espace, qu’il s’agisse de lieux dédiés à une population âgée ou que l’on parle des mobilités et de la marge de manœuvre des personnes âgées. Le « chez-soi » des personnes âgées peut se retrouver circonscrit à l’extrême. Le manque de souplesse des politiques, en terme de logement ou d’aides à la personne, réduit les possibilités d’adaptation à l’espace. La contribution de Dominique Argoud, dans la dernière partie, montre, pour la France, qu’il semble difficile de faire évoluer une politique globale du logement tant les cloisonnements sont forts avec les autres secteurs étatiques : ministère de la Santé, du Travail, de la Cohésion sociale ; c’est-à -dire que, dans les mesures mêmes qui existent en faveur de l’aide au logement ou à la mobilité, le critère d’âge sera difficilement croisé avec le critère de niveau de handicap (dans le cas d’une problématique de mobilité) ou avec le critère de logements sociaux (dans le cas d’une atteinte au niveau de vie, ou de situation d’isolement social).
De manière symptomatique, la partie réservée aux « nouvelles demeures », annoncée aussi en sous-titre de l’ouvrage, n’est pas prépondérante dans le corpus reliant les parcours de mobilité et les parcours de vieillesse. Seuls deux articles font le point sur les difficultés spécifiques rencontrées par les habitats collectifs. D’un côté, les difficultés relationnelles, riches d’enseignement sur les écueils récurrents : à l’appui de témoignages concordants, les enquêtes révèlent que les personnes âgées ne trouvent pas forcément leur compte dans l’habitat intergénérationnel. D’un autre côté, les difficultés liées au cadre juridique, plus encourageant en Allemagne qu’en France pour ce genre d’initiatives. Initiatives pourtant unanimement encouragées par les discours et les vœux des politiques. Mises à part ces tentatives pour reformer le lien social entre les générations, force est de constater que l’on regarde toujours la vieillesse par la lorgnette des critères de santé. D’où des réponses que l’on croit adaptées aux problèmes soulevés, alors que l’appréciation de la vieillesse est bien plus riche si l’on intègre la diversité des aspects en jeux. Au crible de tous les cas particuliers qu’offrent les études de l’ouvrage (notamment la prise en compte réussie du besoin d’espace intime dans les unités Alzheimer), on peut légitimement se poser la question suivante : quelle vision globale nous permettrait d’envisager plus intelligemment la question d’une société vieillissante multiforme ?
Face au « mur de la complexité » que ces regards compétents dressent pour le lecteur, il semble opportun de prendre au mot l’introduction de Monique Membrado : ne pas nier ces réalités subtiles du « vieillir », entre sensations, représentations du monde et besoins plus matériels autour des situations de dépendance, et envisager des voies de société qui fassent évoluer le présent, tel qu’il est. La partie suivante propose une analyse des visions de société en lice, au regard des situations que l’on a décrites.
Construire/déconstruire la société : quels territoires du « bien-vieillir » ?
Le territoire perçu par les uns et les autres est affaire de constructions. L’individu perçoit toujours son territoire de façon personnelle. Certaines constructions sont plus originales que d’autres, façonnées par des itinéraires spécifiques, mais toutes découlent plus ou moins fortement de constructions collectives. Le territoire est une réalisation collective avant d’être la représentation d’un individu. Il s’agit maintenant d’identifier les idéologies et les leviers qui régissent les équilibres sociétaux. Les cadres collectifs du vivre-ensemble semblent être subis comme une fatalité, alors qu’ils sont orientés par des principes qui évoluent.
Quelle conscience avons-nous des cadres du vivre-ensemble, des implications de notre géographie du quotidien ? Commençons d’abord par insister sur la place qui peut être faite à la recherche, construction scientifique d’une connaissance pointue, avant de confronter des idéologies qui en font des lectures différentes. Le statut de la connaissance dans la société est en effet un élément-clé qui détermine déjà une posture des citoyens face à leur territoire. La multiplication des vecteurs de communication de masse se révèle concomitante d’une multiplication des opinions de non-spécialistes. L’information de piètre qualité inonde le quotidien médiatique, au même titre que la publicité véhicule de manière intrusive des messages, qui sont souvent banalisés, sans que l’on ne s’en rende compte. Face à cette réalité, la connaissance du monde qui nous environne nécessite une exigence de l’information. De façon accrue, il est d’ailleurs de plus en plus possible au citoyen qui le désire de faire le lien entre son mode de vie et sa participation (voire, parfois, sa compromission) à des équilibres sociétaux. On sait de mieux en mieux, par exemple, — ne serait-ce que par l’utilisation de son pouvoir d’achat — les différents degrés d’empreinte écologique que l’on génère. Le statut de la connaissance, pour autant qu’il soit mis en valeur, n’est bien sûr pas nécessairement suivi d’une remise en cause du fonctionnement tel qu’il est. Mais c’est le premier jalon d’un sentiment d’action sur son territoire. Cette considération — préliminaire quant au rôle essentiel du statut de la connaissance — vise à rappeler que la tribune de spécialistes d’un sujet comme le vieillissement n’est pas sans conséquence sur la construction des « territoires du quotidien ». Avoir conscience de la complexité de la réalité donne une coloration différente aux choix qu’on se donne à faire. À bien des égards, notre société marginalise une connaissance critique au profit d’un mirage de relativisme général, de pièges consuméristes et d’illusions du succès du chacun pour soi.
Au fil des 14 contributions de l’ouvrage, c’est bien de la diversité des « parcours de vie » que les auteurs rendent compte. La connaissance fine du passé et du présent de ces parcours est ainsi un outil précieux, qui convoque autant que possible l’idée de subjectivité des lieux. Comment donc passer d’une connaissance fine des infinies combinaisons de situations du « vieillir » à un projet de société ? L’intérêt de développer la connaissance de l’existant agit comme antidote à une lecture univoque de la vieillesse. Les réponses rigides, à l’inverse du respect des situations, sont source de violence : des territoires, on l’a vu, sont marqués par une violence certaine, quand bien même symbolique. Appuyons-nous sur des exemples exposés dans l’ouvrage. Dans la troisième partie d’Habiter et vieillir, la contribution des sociologues Bernadette Puijalon et Jacqueline Trincaz évoque la marge de manœuvre de plus en plus réduite des professionnels, malgré un discours officiel qui prône les innovations. Le seul domaine qui semble échapper à cet appauvrissement concerne l’accompagnement des personnes atteintes de troubles cognitifs (maladie d’Alzheimer, entre autres). Les enquêtes de pôles expérimentaux sur lesquelles elles s’appuient donnent des exemples de sollicitude pour permettre aux résidents de se recréer un « chez-soi » , un quotidien qui ressemble au « chez-soi » : couloirs éteints la nuit (à l’exception de veilleuses de sécurité), permission pour une personne de déambuler la nuit plutôt que de le raisonner à coups de somnifères, permission exceptionnelle d’accès nocturne au jardin (pour uriner) à un patient vivant auparavant beaucoup dans la nature, autorisation pour un autre malade d’accéder à sa voiture dans laquelle il a ses quartiers et peut écouter la radio en laissant le moteur tourner (le personnel fait régulièrement le plein d’essence)… Le fait que le respect des rythmes (« là où la personne se sent le mieux »), l’écoute et la sécurisation ait rendu non nécessaires les psychotropes et les solutions médicamenteuses offre un cas de réussite à cette échelle de la prise en charge médicale. Une réussite dans le maintien d’un espace où l’on a encore un « chez-soi ». La contribution du sociologue et philosophe Bernard Duperrein, dans cette même troisième partie, fait part d’enquêtes réalisées en maisons de retraite médicalisées, désormais regroupées sous l’appellation générique d’EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) : les conclusions mettent là aussi en lumière la nécessité pour tout individu de retrouver ses repères. Or, non seulement les repères dans l’espace nécessitent de s’entourer d’objets du « chez-soi », mais la composante du « temps à soi » est primordiale. Elle est inévitablement mise à mal par la nature même de ces établissements. Malgré les efforts pour ne pas violer l’espace privé de chacun, le personnel impose quantité d’intrusions et d’obligations quotidiennes. De façon humoristique, l’une des résidentes dit parfois parvenir à trouver sa place en étant « là où les autres ne sont pas ». Ne pas suivre le programme constitue une affirmation d’une identité propre, d’un espace qui est le sien.
En changeant d’échelle, c’est-à -dire en quittant les murs de la seule maison de retraite pour embrasser l’ensemble du phénomène du vieillissement dans nos sociétés, on peut user de cette même exigence de vigilance : comment notre société impose-t-elle, à différents degrés et insidieusement, une lecture univoque de la vieillesse ? C’est d’une vigilance accrue dont on doit s’armer lorsque l’on constate que les constructions d’un territoire commun se nourrissent d’idéologies liberticides nouvelles. Des visions de société, plus ou moins maîtrisées et conscientisées, apparaissent en creux des observations. Constructions abstraites, leur impact est réel et concret au quotidien. Les traumatismes évoqués pour les maisons de retraite sont donc loin d’être le seul élément du propos. La vision simplifiée d’un parcours type de la vieillesse conduit à une normalisation des comportements. À bien des égards, le « regard » fait le territoire. Les mobilités spécifiques à la vieillesse sont symptomatiques. Que l’on parle des mobilités vers une « Sun Belt » méditerranéenne ou une mobilité plus locale vers une nouvelle demeure plus adaptée, le désengagement des liens familiaux et sociaux peut être fort. L’apparence d’un problème de vieillissement, précisément perçu comme un problème, conduit à une vision individualiste, où chacun doit se prendre en charge dans son propre univers du vieillissement, privé à l’excès des autres territoires du quotidien.
Un courant de la phénoménologie, appelé mouvement de la « dissidence », permet de mieux mettre en lumière les idéologies sous-jacentes des équilibres sociétaux. Le philosophe tchèque Jan Patočka, disciple de Husserl et chef de file du concept de « dissidence » dans les années 1970, propose une lecture militante de l’histoire. Partisan d’une philosophie de l’action, il surmonte cette contradiction de l’activité philosophique avec celle de l’action en revenant aux sources de ce qui a permis aux hommes de quitter leur enchaînement au mythe. Venir à l’histoire, c’est reconnaître la force politique d’une société qui construit son quotidien plutôt que de le subir. Re-venir à la politique, c’est ne pas succomber au fatalisme d’une « sortie de l’histoire » tel qu’il s’impose par l’apparence de victoire d’une civilisation du capitalisme, où l’Occident aurait acquis sa forme ultime. La nécessité du « soin de l’âme », pour le philosophe de la dissidence, consiste à avoir conscience du poids de chacun dans l’élaboration du territoire. À la lecture de l’ouvrage Habiter et vieillir, on trouve par le menu tous les ingrédients essentiels au « soin de l’âme » : le respect profond pour la connaissance de l’existant, seule manière d’agir en conscience vers un idéal (qui s’incarne dans un territoire, car il ne peut en être autrement, à moins de renoncer à sa conscience d’être social). Déconstruire les territoires passe par cette conviction qu’une connaissance fine des équilibres sociétaux agit déjà sur le territoire du quotidien.
Dans une prolongation de la philosophie de Jan Patočka dans ses dimensions spatiales, le psychologue et philosophe Martin Hybler (1995) décrit les conséquences du vide de sens pour une société désenchantée. L’absence de mythe, loin de susciter un élan constructif d’une société riche de son présent, crée au contraire les conditions d’une société éclatée, sans visée commune. Expliquons ce que l’on entend par absence de mythe. Depuis les modèles démocratiques expérimentés ponctuellement dans la Grèce antique, l’homme compose avec un phénomène « d’amoindrissement du mythe » qui se manifeste à chaque prise de conscience de l’imperfection des formes d’organisation humaine, l’inanité d’un Destin particulier à telle ou telle nation, l’échec relatif d’un territoire qui serait particulièrement porteur de valeurs universelles au point de convertir de proche en proche les territoires voisins. Et c’est ici que la dimension spatiale se heurte à une victoire de l’indifférence. Alors que, chez Patočka (avec la volonté de faire de l’Europe un territoire exigeant en terme de vigilance pour la dignité humaine), un combat global méritait d’être mené, Martin Hybler souligne l’apparition d’une « guerre locale » : seul contre tous, l’individu ne voit de véritable frontière qu’au milieu de son village, au milieu de son quartier. À l’opposé d’un quelconque contrat social, l’indifférence à tout projet de société accentue les réalités de territoires se désolidarisant virtuellement et parfois physiquement du reste du monde.
Deux dĂ©cennies après la chute du bloc soviĂ©tique, il semble moins lĂ©gitime, voire inutile, de s’armer de valeurs pour dĂ©fendre des idĂ©aux de sociĂ©tĂ©. La pression dite « anti-occidentale » des terroristes islamiques ne fait qu’accentuer l’idĂ©e d’un « territoire sans qualité » et fier de pouvoir l’être. Celui-ci ne se positionnerait que par dĂ©faut. Il n’y aurait pas besoin de brandir un modèle autre que celui qui fait consensus. En l’appelant modèle dĂ©mocratique, on empĂŞche d’autres formes de dĂ©mocratie d’être promues. Il est pourtant plus que jamais d’actualitĂ© d’interroger les rĂ©alitĂ©s d’un pouvoir que l’on dit appartenir au « peuple » et, plus encore, les rĂ©alitĂ©s de la libertĂ© qui caractĂ©rise les citoyens d’un tel rĂ©gime politique. Ă€ l’image de la Novlang, que George Orwell a identifiĂ©e comme un ingrĂ©dient du totalitarisme, la consistance des mots sur lesquels s’appuie le consensus des dĂ©mocraties actuelles est mise Ă mal par leur usage largement dĂ©voyĂ©, victime de toute sorte de manipulations. On propose bonheur et libertĂ© Ă des personnes âgĂ©es lĂ oĂą il s’agit surtout de vendre un produit… Principalement nourrie par les logiques propres du capitalisme livrĂ© Ă lui-mĂŞme, la vague du conformisme consumĂ©riste autorise des dĂ©rives graves en terme de respect de la diversitĂ© et de la dignitĂ© humaine. En revenant Ă ce qui compose l’attachement Ă un territoire particulier, jamais on n’aura connu une contradiction aussi forte entre la connaissance de scandales pour la dignitĂ© humaine, la compromission tangible de chacun et, d’autre part, la capacitĂ© Ă vivre Ă cĂ´tĂ©, la capacitĂ© Ă se dĂ©sengager de combats trop Ă©loignĂ©s. Bien sĂ»r, la question du seuil, la proximitĂ© suffisante pour pouvoir dire qu’un combat mĂ©rite d’être menĂ©, nous rappelle Ă l’injonction du « soin de l’âme » oĂą aucun territoire, selon PatoÄŤka, ne devrait s’affranchir de l’étonnement, de l’indignation, de la vigilance qui nous lie Ă la consistance mĂŞme de ce territoire.
On doit reconnaître à l’étude du quotidien, au cœur d’Habiter et vieillir, le mérite d’ouvrir le combat local à des perspectives de choix de société. Le cadre étatique a encore une incidence. Les réalités d’une société vieillissante sont également porteuses de préoccupations communes. À titre de comparaison, le rapport que l’opinion publique entretient face à l’immigration est l’une des composantes suffisamment partagées pour que nos sociétés occidentales abordent l’enjeu de façon globale. Une hauteur de vue en devenir, prenant en compte les inégalités économiques mondiales. Pourtant, on n’insistera jamais assez sur le fait que le principal manquement au « soin de l’âme » concerne l’incapacité à se soumettre à l’épreuve de la réalité, la réalité du quotidien. Face aux simplifications de la réalité, une nouvelle démystification s’impose. Non qu’il faille toujours chercher de basses manipulations à des fins politiques ou économiques, mais, d’eux-mêmes, les équilibres sociétaux se bâtissent sur des préjugés grossiers. Le système s’auto-alimente, par négligence ou manque de conviction que des parcours différents soient envisageables. La société « managériale » que dénonce George Orwell — dans sa correspondance et ses analyses sociologiques récemment étudiées par Bruce Bégout (2008) — offre un terrain d’action privilégié aux techniciens au fur et à mesure que les aspects complexes des rouages leur sont délégués. Ceci consacre l’accaparement par une fraction de spécialistes (surtout la spécialité médicale, dans Habiter et Vieillir) de sujets qui doivent pourtant être appréhendés sous des angles différents. Plus problématique encore, l’accaparement par la société « managériale » d’une gestion du territoire dans le seul but de favoriser le profit et de manipuler l’opinion à des fins lucratives questionne la perte de sens réel des mots dévoyés par les discours ambiants. Pour résister aux pressions aveugles d’un territoire imposé par une technocratie, il est nécessaire de retrouver le plus possible la consistance pratique de la vie quotidienne. Force immanente du quotidien, une liberté du bon sens et de l’action replace l’homme au cœur de son projet de vie en société.