« L’approche de l’art n’est jamais libre de présupposés ».
Rainer Rochlitz
C’est avec une certaine surprise que j’ai découvert le commentaire critique de M. Ruby, lequel commentaire se veut en quelque sorte un palliatif à la lecture de mon livre, Art et politique. Par de confortables sauts narratifs et d’évidentes mésinterprétations qui servent de plate-forme à la lecture tendancieuse de l’ouvrage, M. Ruby semble y voir une énième approche réactionnaire de l’art moderne (et contemporain) — « c’était mieux avant ! » — ou encore une condamnation un peu facile de l’avant-gardisme (assimilé ici au modernisme). Pourtant, d’aucune façon il est question, comme on le suggère dans la conclusion, d’un sempiternel retour à Kant ; au contraire : cet essai a cherché avant tout à illustrer les contradictions et les impasses du kantisme (déjà relevées par maints penseurs avant moi), sans pour autant « renier », dans un élan nostalgique, la projection politique de l’esthétique (thème du présent livre). D’ailleurs, il est curieux que la pensée proustienne (sa « contemporanéité »…), pourtant centrale dans le présent ouvrage car elle est aussi porteuse d’une puissante conception politique, n’ait point été « commentée » ; le nom de Proust n’y apparaît qu’une seule fois (qui plus est dans une liste)… J’y reviendrai.
Avant de poursuivre cette réponse, j’invite d’emblée l’éventuel lecteur à jeter un coup d’œil sur l’entretien paru dans la revue Artension (n°25, septembre-octobre), où j’ai pu éclairer, grâce aux questions de M. Souchaud, certains points alors laissés en suspens…
Tout d’abord, je tiens à spécifier que le point de départ de cette réflexion sur la projection politique de l’esthétique, qui ne saurait se réduire, comme M. Ruby le laisse entendre, à un diagnostic pessimiste, se trouve dans un numéro du Magazine littéraire (novembre 2002) portant sur la fin (possible ?) de l’esthétique et sur ce « ressentiment anti-esthétique » (J. Rancière) qui affleure dans de nombreuses conceptions de l’art contemporain (que l’on songe notamment à Danto). Cette « succession un peu facile de lieux communs [qui pourraient] (heureusement) rebuter le lecteur » (sic), contrairement à ce que croit M. Ruby, n’est ni la pierre d’achoppement d’un discours pluraliste, ni le triste dénouement d’une fatalité (post)moderne…
Néanmoins, il n’est pas interdit, il me semble, de se questionner sur les dérives de notre époque (la surdétermination, par exemple, de la sphère économique dans notre rapport au monde), qui rendent particulièrement difficile (mais pas nécessairement impossible) tout projet éducatif qui, au-delà de l’utilité immédiate — cette « idole de l’époque » (Schiller) —, vise à élever les hommes à leur humanitas par un raffinement du jugement esthétique. Sur ce point, je convie une nouvelle fois le lecteur à compulser l’essai de Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise (Laval, 2004). En outre, l’évocation de ces lieux communs (qui sont souvent, notons-le, au cœur des débats actuels) n’avait point pour dessein de condamner inéluctablement notre époque comme « fétide » ; il s’agissait plutôt de (re)trouver les ressources pour les transgresser, en puisant, sans sombrer au sein d’une confortable idéalisation d’un monde disparu, dans les virtualités heuristiques que notre temps nous offre…
Autre point sur lequel l’article fait l’impasse concerne l’attitude moderne, encore une fois essentielle pour comprendre la thèse défendue (c’est-à-dire, brièvement, la projection politique de l’esthétique naissant d’une harmonie des facultés). Bien qu’il ait relevé (très succinctement) l’inspiration foulcaldienne (inspiration qui se retrouve également dans mon approche du présent sujet) dans ce que j’entends par attitude moderne — en tant que rapport inédit au temps qui conçoit le présent essentiellement différent du passé —, M. Ruby en diminue considérablement l’importance… et la centralité. Toutefois, la présentation appuyée de cette nouvelle conscience historique (cette attitude critique stipulant l’altérité fondamentale du présent et du passé), dont Foucault voit l’origine dans le kantisme (plus précisément dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ?), et sa récurrence tout au long de l’essai (Dekens, Foucault, 2004) auraient dû mettre la puce à l’oreille de M. Ruby ; « une lecture plus approfondie de l’ouvrage » aurait dû, ainsi, lui révéler que ce retour à Kant, soi-disant annoncé en grande pompe à la fin du livre — si l’on suit l’argumentation circulaire ici proposé — n’est pas possible, ni même souhaitée. En questionnant (pp. 118-119) cette « logique temporelle » qui isole le présent (ce présent qui ne passe pas à force de se renouveler, selon les mots de Z. Laïdi), le dessein poursuivi était bien de rechercher, ailleurs que dans la philosophie kantienne (sans pour autant en nier l’importance), la voie d’une « nouvelle » esthétique, porteuse à son tour d’un projet.
« Contre cette fatalité toute héraclitéenne d’un temps qui déraille au moindre événement » (p. 82), contre cette attitude critique qui peut nous conduire à vivre en marge du monde, l’idée était donc de reconsidérer, à rebours de cette « nécessité historique » qui entrave toute tentative de prolonger notre héritage culturel en fonction de nos impératifs, la dimension politique de l’esthétique autour d’une revalorisation du jugement (qui implique un rapport sensible au monde) et de la création artistique, à laquelle Kant, mais non Proust, reste d’une certaine manière sourd.
Focalisant son commentaire sur les pages consacrées à Kant (et à Schiller) mais fermant simultanément les yeux sur mon clin d’œil proustien (qui conclut pourtant le livre), M. Ruby prive de ce fait son lecteur d’une analyse plus complexe… et plus honnête. Car en suivant la temporalité baudelairienne (tributaire à son tour du kantisme, comme l’avait bien vu Foucault), ressentant cette succession tragique, propre à la modernité, de présents disjoints, Proust élabore toute une esthétique autour de l’authentique œuvre d’art, celle qui révèle à l’homme, sous l’aune d’une réconciliation des facultés humaines et du temps, une perspective inédite du monde. En faisant miraculeusement « empiéter le passé sur le présent » par une matérialisation de la mémoire, l’œuvre d’art ouvre cette espace d’une communication sensible, sans pour autant rejeter toute « matière grise » de la création…
Ce sont toutes ces pages que M. Ruby délaisse dans sa présentation, alors que, en elles, se trouve l’essentiel d’une approche de l’art qui ne soit pas une réactualisation malheureuse de l’esthétique kantienne. En faisant l’impasse sur cette approche « artistique » du politique, M. Ruby galvaude malencontreusement l’argumentation qui la sustente.
De ces mésinterprétations, de ces « oublis » patents, découle un commentaire tronqué, au ton péremptoire, de l’ouvrage — commentaire qui s’est mépris constamment sur les intentions qui l’ont animé. Lui étant subordonnés, les quelques paragraphes consacrés à la présentation « objective » de la thèse défendue (ceux traitant notamment de l’harmonie des facultés et de sa fonction dans la projection politique de l’esthétique) en souffrent d’ailleurs cruellement.
Inutile, cependant, d’en refaire un résumé plus « fidèle », d’en réécrire une version « abrégée ». J’invite davantage le lecteur à consulter le livre, afin qu’il se fasse sa propre idée sur la thèse qui y est présentée…
Image : Alexis Guénault, Mur de prière.