Ce livre est pour partie une conclusion de la trilogie Sphères, considéré par beaucoup comme l’œuvre majeure de Peter Sloterdijk jusqu’à aujourd’hui. En fait, c’en est pour une part un résumé et pour une autre un développement.
Il faut donc revenir rapidement sur l’ensemble des travaux récents de Sloterdijk pour comprendre la place de ce dernier ouvrage. Dans l’introduction du premier volume, Bulles (1998, 2002 pour la traduction française), il écrivait :
« Ne pourrait-on pas estimer que la vie est un questionnement constant, formulé après coup, sur les connaissances que l’on a sur l’espace d’où tout découle ? Et la scission de la société entre ceux qui savent quelque chose et ceux qui n’en savent rien : n’est-elle pas plus profonde aujourd’hui que jamais ? »
Le gai savoir de l’être-là.
Pour lui, donc, l’espace est essentiel et s’offre comme grille de lecture majeure. Et il va s’employer à le démontrer en trois mille pages, en relisant toute l’histoire de l’humanité et des idées que celle-ci s’en fait de ce point de vue. Le fil conducteur, c’est l’hypothèse que la construction du rapport au monde se fait par extensions successives des « sphères » humanisées et que cette dynamique provoque des réagencements permanents, à la fois vers le plus petit, les « bulles » individuelles, vers le plus grand, les « serres » collectives et vers l’extérieur, à la rencontre des mondes non encore acclimatés. La figure du climat et de la climatisation est d’ailleurs centrale dans son propos. Au propre comme de manière métaphorique, la construction par les hommes d’un monde protégé des rudesses de l’atmosphère où ils se trouvent placés. Dans un autre registre convergeant emprunté cette fois à la biologie, la notion d’immunité joue aussi un grand rôle dans le répertoire du philosophe. Tout cela se retrouve dans une vaste construction du concept d’île, qui met aussi en perspective l’ensemble de la démarche : les humains ont fabriqué leur monde en inversant les contraintes de l’insularité en paramètres de l’artificialisation.
Sloterdijk se situe au carrefour de plusieurs courants de pensée et l’une de ses grandes forces et de savoir y puiser à la demande sans verser dans l’éclectisme et de construire un édifice intellectuel bien à lui en même temps que parfaitement connectée à l’histoire de la philosophie occidentale. De Martin Heidegger, il prend la phénoménologie de la spatialité, c’est-à-dire l’extraordinaire centralité de configurations extérieures fondées sur la topographie et la topologie dans la pensée et l’action des hommes. Mais, la plupart du temps, les considérations qu’il en tire échappent au reproche de déshistoricisation métaphysique et de conservatisme pétainiste qu’on pourrait faire à cet auteur. L’habileté de Sloterdijk provient ici de ce qu’il connaît suffisamment bien Heidegger, ce « philosophe punk des années vingt » (p. 248), pour en tirer davantage que ce qu’on peut trouver dans les quelques textes que sociologues urbains ou géographes explorent généralement. Il peut donc nous proposer une lecture transversale, « orientée espace » de l’ensemble de l’œuvre. Cela ne l’empêche pas de suivre plus nettement encore la démarche de Friedrich Nietzsche. C’était particulièrement net dans les Règles pour le parc humain (1999) et La domestication de l’être (2000), où il met en question le fond naturaliste du patrimoine de l’humanisme. Il se retrouve alors dans une position à certains égards symétrique de celle qu’il occupe en valorisant Heidegger vis-à-vis de la doxa philosophique de « gauche », représentée par son frère ennemi Jürgen Habermas. Ce sont eux qui sont les conservateurs, argumente Sloterdijk avec d’autres mots, et les choses se sont confirmées depuis lors puisque Habermas a pris position contre une possible transformation du corps humain tandis que Sloterdijk, en assumant davantage l’artificialité des enveloppes humaines, est beaucoup plus ouvert sur le sujet.
Dans les quatre livres sur l’espace, on retrouve aussi l’esprit de Nietzsche dans une capacité à éviter tout discours moralisant lorsqu’il aborde, pourtant systématiquement, les thèmes de prédilection de la « philosophie morale ». Celle-ci, y compris dans ses développements contemporains les plus sophistiqués et les plus subtils, prend soudain comme un coup de vieux. On peut lire tout le travail de Sloterdijk sur tous les sujets, et ils sont nombreux, sur lesquels il a dit son mot comme l’accomplissement d’un projet consistant à parler d’univers affectifs et de cognitifs, objectifs et de subjectifs, en mobilisant la connaissance, l’art, l’interpersonnel, mais en contournant systématiquement la case « éthique ». Et ça marche, comme Nietzsche, sans doute, l’aurait apprécié, c’est-à-dire sans pour autant sombrer dans le moindre cynisme et même en commençant par en faire la critique (Critique de la raison cynique, 1983, traduction française 1987). L’éthique apparaît alors comme une résultante de tout le reste, comme un parcours spécifique dans le même paysage, un parcours provisoirement laissé en arrière-plan mais nullement proscrit ou dénigré. On peut y voir une manière de sortir de la position surplombante de la philosophie morale traditionnelle et de reconnaître aux acteurs ordinaires, qui vaquent à d’autres occupations que de disserter sur les valeurs universelles, une compétence pragmatique en ce domaine.
Par ailleurs, Sloterdijk utilise des ressources très riches puisées tant dans les sciences sociales, celles de la société comme celles de l’individu, que dans les technologies issues des sciences bio-physiques et dans les productions esthétiques. Ce n’est pas un hasard si, à Karlsruhe, il dirige une école consacrée au design (Hochschule für Gestaltung, HfG). À cet égard, le projet d’EspacesTemps.net de désenclaver les univers intellectuels et les registres langagiers pour donner toutes ses chances à la recherche de l’intelligibilité du social se trouve en parfaite résonance avec la démarche que suit Sloterdijk.
Ce qui est le plus réjouissant chez cet auteur, c’est plus qu’un style : un monde de mots. Il ne procède pas, comme souvent dans la tradition germanophone, sous forme de bombardement en tapis, précédée d’une interminable préparation d’artillerie et suivie d’une avancée massive de chars. Il attaque par de petites escouades de tirailleurs qui opèrent de fulgurantes razzias et regagnent saines et sauves leurs bases. Alors que le mode d’expression de la philosophie allemande courante, et justement de Habermas, parfois égratigné par Sloterdijk, semble résulter d’une volonté de collecter et de concentrer l’ensemble de la connaissance existante, au prix d’une lourdeur du dispositif qui fait courir le double risque d’un blocage du transit et d’une certaine frigidité, on rencontre chez Sloterdijk une subversion joyeuse, une jouissance de la non-maîtrise, dans la saillance comme dans la saillie. On ne sent pas la moindre hésitation lorsqu’il organise un dialogue impromptu entre Adam Smith et Rainer Maria Rilke (pp. 283-297). Le danger, cette fois, serait celui de la logorrhée, heureusement presque toujours circonscrit par l’auteur.
Le résultat c’est d’abord que Sloterdijk brille dans de nombreux genres qu’on aurait pu croire antithétiques : universitaire reconnu en Europe continentale (mais encore très peu, curieusement, dans le monde anglophone), il est aussi un personnage bien établi sur la scène médiatique allemande, et ce, sans avoir trop besoin de multiplier les déguisements : il réussit à parler large sans baisser la barre en matière de culture, de rigueur et d’invention. Le résultat, c’est que cette philosophie est toujours aussi agréable à lire qu’elle est passionnante à comprendre. Sloterdijk a un talent particulier pour créer des associations inattendues de mots appartenant à des registres différents, qui donnent à son discours une impressionnante vivacité et une accessibilité immédiate. Pour le lecteur francophone, c’est en partie dû aux compétences de son traducteur attitré, Olivier Manoni qui réussit, le plus souvent avec bonheur, à maintenir la compatibilité originale entre la fraîcheur du style et la complexité du propos. « Le plus souvent », mais pas toujours, car Manonni se permet parfois, outre des fantaisies sans gravité, quelques erreurs plus graves, comme celle de traduire « Täter » (celui qui commet un acte, en général, un délit) par « acteur », ce qui est fort ennuyeux car cela projette bien malgré lui Sloterdijk dans un débat où il n’avait pas souhaité entrer, lui attribuant, de fait, une prise de position qui n’est pas la sienne.
De l’unilatéralisme du projet « Monde » aux rétroactions de la densité.
Le propos spécifique du Palais de cristal est précisé dans le premier chapitre : il s’agit de « faire comprendre pourquoi la mondialisation [1] ne constitue pas une histoire parmi beaucoup d’autres. Elle est […] l’unique fraction temporelle […] qui mérite de porter le nom d’“histoire” ou d’“histoire du monde” dans un sens philosophiquement pertinent » (p. 26). La mondialisation est donc pour Sloterdijk un événement permettant d’effectuer une périodisation majeure dans le parcours historique de l’humanité. Le livre lui-même reprend cette coupure comme articulation entre les deux parties : À la « naissance du système-monde », succède « le grand aménagement intérieur ». Plusieurs définitions en compréhension permettent de préciser le sens de cette opposition. La mondialisation achevée marque la victoire de « l’intéressant » sur « l’idéal ». « Son résultat, la Terre rendue connue, est le globe qui déçoit en tant que forme mais fixe l’attention en tant que corps intéressant » (p. 34). C’est aussi la dichotomie entre un univers où l’on risque gros pour gagner beaucoup et celui où l’assurance règne. C’est encore la symétrie entre la désinhibition et le passage à l’acte, d’un côté, la contextualisation et la réflexivité, de l’autre. C’est enfin l’opposition entre l’unilatéralisme des imaginaires et des conquêtes et la complexité des interactions contemporaines.
Dans la phase d’appropriation du lointain, il y a un primat du programme sur toute autre considération. C’est la « mission Sphère terrestre» (p. 234), incarnée par des marins géographes-découvreurs-conquérants. Le flux compte plus que la substance déjà engrangée (p. 83). On peut même déceler un « sadisme cognitif » (p. 54) dans l’identification puis le remplissage des terrae incognitae. Et la maîtrise des mers, un milieu tout de même très hostile, achève de banaliser la pratique de la planète par ses habitants. Le fait de « découvrir » ce qui n’est pas connu, et non plus seulement de « déhousser » un objet caché, est rendu possible par la maîtrise des transports à longue distance et de l’information sur les lieux lointains, concrétisé par la victoire de la carte sur le globe (p. 146). Car la carte est déjà, elle, un titre de propriété (p. 154).
Très tôt, toutefois, la circulation de l’argent tout autour de la Terre atténue la représentation de la découverte comme un aller simple absolu. Cet argent est prudemment géré, les circulations sont sécurisées, par l’assurance comme par la philosophie, nous dit Sloterdijk (p. 139) car les images ont vite pris la place des « non-images ». Les réseaux religieux sont déjà là, avec les jésuites, ce « newsgroup prototypique » de la « télécommunication catholique » (p. 188). Puis arrivent les savants et les artistes, juste avant les touristes, dont l’un des premiers est, selon Sloterdijk, Phileas Fogg, le héros du Tour du monde en quatre-vingts jours. Pour lui, en effet, le monde cesse d’être une ressource pour l’émerveillement ou même simplement la surprise. « Le globe-trotter […] est devenu un passager. […] Il paie pour que son voyage ne devienne pas une expérience » (p. 59).
Ainsi, le « phénomène “histoire”a pu se dérouler comme un rapport sur le succès de la foi dans la sphère » (p. 232). Cette phase étant achevée, nous sommes entrés dans la « post-histoire ». On a bien changé d’époque car toutes les activités humaines sont désormais « synchronisées », qui n’est possible que parce que la mondialisation est achevée. C’est une réalité qui s’impose à tous, y compris aux adversaires de la mondialisation (p. 200).
Les hommes se trouvent donc réunis dans un même ensemble mais le paradoxe est que ceux qui avaient annoncé cette unité au nom d’arguments a priori, transcendants (le souffle divin) ou immanents (la nature humaine) se trouvent pris à contre-pied. C’est une autre humanité, un autre œcoumène que ceux de la Bonne-Nouvelle que l’on voit émerger. La mondialisation affaiblit les identités puissantes mais situées, et « la vie dans des situations de conteneurs massifs » (p. 218) que sont les communautés ethniques ou nationales. Il y a d’un côté les individus possédant leur « design immunitaire » propre et de l’autre des sociétés à « fines parois » mal séparées les unes des autres et moins sûres d’exister de manière autonome. Se met donc en place un « état de voisinage forcé avec d’innombrables coexistants de hasard » (p. 254). Plus la densité des « centres d’action » est forte, moins l’unilatéralisme de la décision demeure possible et plus les rétroactions inhibitrices s’imposent. L’innovation n’a pas pour autant disparu mais elle fonctionne par « tamisage du flot des idées désireuses de se réaliser », ce qui permet l’élimination des projets nocifs (p. 256). Pour les auteurs d’actes unilatéraux, c’est le « chômage de masse » (p. 257).
C’est la « densité » qui impose cette multitude de rétroactions et qui produit l’âge communicationnel. La post-histoire est bien l’univers du feed-back : « couplage rétroactif, multilatéralité, responsabilité » (p. 272). Ceux qui disposent du pouvoir d’achat suffisant se retrouvent à habiter dans la « Grande Installation », qui constitue le domaine du « Capital ». Ce terme, jamais vraiment défini dans le livre, semble assez éloigné de la vision marxienne du « capitalisme », un mot qu’on trouve dans le sous-titre français mais pas dans la version originale. Cette Installation est en fait d’une gigantesque serre climatisée qui est aussi le temple de la consommation ou, plus précisément, de la « gâterie », appelée aussi « décharge ». On peut s’y offrir de petits plaisirs un peu différents selon que l’on ait accès à l’un ou l’autre des cinq étages : au premier si on gagne de l’argent, au deuxième si on bénéficie aussi des prestations de l’État-providence, au troisième si on a en outre des contrats d’assurance, au quatrième si on accède aux produits fabriqués par les médias et au cinquième si on est devenu soi-même l’un de ces produits. Le principe Surabondance règne sur l’ensemble du palais. Par ce terme, l’auteur renvoie comme dos-à-dos Ernst Bloch (Le principe Espérance) et Hans Jonas (Le principe Responsabilité). Aux seuls terroristes, enfin, reste la possibilité de l’action désinhibée.
Comme on le voit, l’usage de l’espace rapproche Sloterdijk des Gilles Deleuze et Félix Guattari de Milles plateaux. C’est un réservoir de métaphores, mais pas seulement, et beaucoup plus que cela. Les outils spatiaux concourent à activer un véhicule intellectuel qui est utilisé à la fois pour mettre en lumière la force configuratrice de la spatialité et pour rendre plus intelligible l’ensemble en spatialisant ce qui ne l’est pas directement.
Par ailleurs, en appelant le monde mondialisé le domaine de la post-histoire, Sloterdijk ne se situe pas, contrairement aux apparences, dans le genre « post-moderne ». La post-histoire n’est ni l’absence d’événements, ni l’éclipse des enjeux. La description du « palais de cristal » montre qu’il s’agit d’un monde en mouvement, dont les devenirs sont ouverts. Cette dichotomie est avant tout pour lui le moyen de bien distinguer deux séquences, un avant et un après la mondialisation.
Afin d’éviter toute équivoque, l’introduction du livre présente un plaidoyer déterminé en faveur d’une vraie science de l’historicité même (et justement) si elle est peu amène à l’égard des pratiques professionnelles des historiens. C’est dit une première fois gentiment dans les trois premières pages du livre et, pour ceux qui n’auraient pas bien compris, c’est répété sur un autre ton deux cents pages plus loin sous forme d’une critique ironique de l’indifférence des « historiens infatigables » aux changements majeurs qui pourtant se produisent sous leurs yeux.
« Ils écrivent l’histoire de la menstruation au Moyen Âge ; ils écrivent l’histoire des projectiles, depuis le javelot jusqu’aux missiles intercontinentaux ; ils écrivent l’histoire du tag et celle du gangsta-rap ; l’histoire des dix plus grandes fortunes de la terre ; l’histoire de la copie pirate depuis l’ouverture de la Chine ; ils écrivent aussi l’histoire de la psychothérapie à orientation corporelle dans le Sauerland, en Rhénanie-Westphalie. Ils écrivent l’histoire des matières plastiques ; l’histoire des contributions des intellectuels afro-caribéens au discours critique sur l’eurocentrisme ; ils écrivent l’histoire de la dégénérescence graisseuses des animaux domestiques aux États-Unis avant le 11 septembre ; l’histoire des prix Nobel et des succédanés du sucre » (p. 239).
On l’aura compris, la « résistance du métier » ne suffit pas à prouver la persistance de l’objet d’étude. Ce qui change la donne, c’est que le monde vit dans un « intérieur élargi », un « habitacle commun » et la moindre des choses, dit Sloterdijk, serait de prendre acte que l’on ne parle plus de la même chose.
Habiter le Monde : proximités, écarts.
De temps en temps, rarement au début, plus souvent à la fin du livre, quand il est question du Monde contemporain, Sloterdijk cesse d’être un penseur pour devenir un « porteur d’opinion » élégant certes, et toujours agréable à lire, mais pas plus pertinent qu’un autre porteur d’opinion.
C’est d’abord le cas, par instants, dans la description par ailleurs remarquable, du « palais de cristal ». La vision des rapports centre/périphérie qu’il affiche (pp. 276-281) peut être jugée simpliste parce que figée dans un dehors/dedans immobile, l’intérieur étant pour les nantis et l’extérieur pour les parias. Sloterdijk ne semble pas avoir perçu qu’il y a des entrées massives dans le palais de cristal ces derniers temps. Fasciné par les étages supérieurs, il n’aura pas remarqué que les portes à tambour du rez-de-chaussée ne cessent de tourner, mues par des centaines de millions de mains de Chinois, d’Indiens, et même de Polonais, de Chiliens ou de Sud-Africains. Il sert aussi un discours bien faible sur le Monde unilatéralement (où est donc la post-histoire ?) transformé en poubelle, la consommation de viande étant assimilée à une addiction à une drogue dure.
Son portrait des États-Unis souffre également de quelques faiblesses. La problématisation est marquée d’une asymétrie dommageable lorsqu’il est question, hors de toute contextualité, de la « manie » de l’optimisme des Américains. Ferait-il une allusion, même prudent à une éventuelle manie symétrique du pessimisme parmi les Européens, notamment des intellectuels « disposant d’une chaire de professeur à perpétuité », pour reprendre son expression (p. 356), qu’on aurait davantage envie de le suivre. Faute de quoi, son point de vue n’est qu’une suite de remarques, bien tournées mais très convenues, sur l’éternel américain comme on parlait autrefois de l’éternel féminin.
On comprend que là, Sloterdijk a été déstabilisé par l’« irritation » (p. 335) que suscite en lui (mais pourquoi donc ?) le principe, venu pourtant d’Europe, selon lequel le monde est perfectible par l’action de ses habitants. Et si, par exemple, nous nous employions à sortir de l’état d’assujettissement dont nous sommes nous-mêmes responsables ? Sloterdijk semble expédier ainsi Kant en Amérique sans contrepartie et sans nous demander notre avis. Et au nom de quoi ? L’annonce quotidienne péremptoire que la catastrophe est pour bientôt suffit-elle à rendre moralement coupable et surtout esthétiquement ringard la conviction que les choses pourraient s’améliorer pour les hommes ordinaires du fait de leur propre action sur leur vie ? Et comment pourrait on imaginer, dans une configuration sociale rhizomatique auto-organisée, dont les individus sont devenus la bulle de base – ce que Sloterdijk décrit dans un chapitre remarquable d’Écumes [2] –, que la propension à se changer soi-même en mieux, c’est-à-dire au self-improvement que Sloterdijk brocarde un peu vite, pourrait ne pas occuper une place centrale dans les interactions avec soi-même et avec les autres ? Cela n’est pas propre aux États-Unis mais, de ce côté de l’Atlantique, les anciens grands clercs de l’Occidens, devenus petits marquis de la Vieille Europe, cherchent encore à terroriser les individus ordinaires en podcastant ad nauseam leur métaphysique fatiguée. Sloterdijk, heureusement, n’a rien avoir, avec eux. Mais le règlement de compte sauvage, et pauvre en réflexivité, avec la part des Lumières qui est sans doute mieux préservée et développée en Amérique du Nord qu’en Europe mériterait argument et (auto-)analyse.
Cette lacune est d’autant plus regrettable que, dans le même chapitre 39 (pp. 333-355) sous-titré « Américanologie II », Sloterdijk relie de manière parfaitement convaincante, pour qui suit sa démarche, l’unilatéralisme (au sens banal qu’on utilise dans le lexique des « relations internationales ») actuellement pratiqué par George W. Bush à la notion d’unilatéralisme que lui, Sloterdijk, a développée tout au long du livre. L’idée que deux rapports à l’historicité (celui de l’« histoire » et celui de la « post-histoire », qui sont aussi, en pratique, comme il le dit, celui de la géopolitique et celui de la politique, respectivement) entrent en collision, et que les États-Unis sont le lieu privilégié de ce conflit, est efficace car elle donne sens, avec une bonne économie des moyens de la pensée, à une multitude de phénomènes disjoints en apparence. Il y a là une sorte de vérification de la validité heuristique de sa démarche qui aurait mérité une encore meilleure valorisation.
On a à nouveau une sensation de flottement en lisant le chapitre suivant (pp. 356-368), qui esquisse en quelques pages une théorie de l’espace à l’époque de la mondialisation. C’est passionnant, mais dans l’ensemble peu convaincant. L’auteur s’oppose à ceux qui, comme Roland Robertson, l’inventeur du néologisme glocalization, voient se développer une dialectique assez équilibrée entre le local et le mondial. Sloterdijk propose alors à propos de « proximité » quelques paragraphes d’une fidélité à Heidegger malheureusement dénuée d’esprit critique. Le local serait le type d’espace où l’individu même mobile développe « un habitus de l’habiter » (« ein Habitus des Wohnens », page 405 de l’édition allemande, expression mal traduite dans l’édition française) fondé sur la proximité. Mais justement, si l’on essaie de tirer le meilleur de l’apport de Heidegger, on doit constater que l’« orientation vers la proximité » (« Tendenz auf Nähe ») dont il parle peut se prendre au moins dans deux sens dont je ne suis pas sûr qu’ils soient reliés entre eux car il s’agit de substances, de métriques et d’échelles très différentes.
D’un côté, on a des proximités impliquant le corps et que privilégie sans le dire clairement Sloterdijk par son vocabulaire, qui se réfère à l’habitation, au logement, au foyer, à la maison. Cette idée est d’abord fragilisée par la confusion entre l’échelle du phénomène de l’habiter individuel et l’échelle de l’environnement (qu’il appelle pompeusement « plérome régional » et qu’on pourrait nommer plus simplement « société locale ») dans lequel ce phénomène se déploie. Si l’on passe sur ces approximations, on peut concorder avec lui sur l’idée qu’en effet, l’existence d’une vaste gamme de rapports de co-présence obtenus par engagement des corps est sans doute un trait important de l’humanité depuis le Néolithique. La question est alors de savoir, pour qui veut donner à cette généralité un peu vague (qui, si l’on n’y prenait garde, pourrait s’appliquer aux mammifères sinon même aux insectes ou à d’autres êtres bien « pauvres en monde ») un enjeu historique, si cette co-présence appelle ou exclut l’espace public pour se manifester et comment les archipels d’espaces publics s’articulent ou ne s’articulent pas les uns aux autres jusqu’à l’échelle planétaire.
Sur l’autre versant, on a un ensemble d’identités emboîtées, que Sloterdijk semble se les représenter selon l’agencement vertical classique de la fédéralité : par exemple, l’Innenstadt, Karlsruhe, le Bade-Wurtemberg, l’Allemagne, l’Europe, le Monde), cette liste fournissant une échelle mobile partant d’un « local » en s’élargissant mais gardant le même rapport à un « global » lui-même à chaque fois agrandi. Déjà, on peut discuter de l’ordre hiérarchique dans lequel se déroule la liste, ou même le point de savoir s’il y en a forcément un. Mais il y a plus : dans les dispositifs identitaires actuellement légitimés (mais c’était déjà possible, clandestinement, auparavant), on peut même développer des fédéralités obliques (Karlsruhe et la Bretagne) ou horizontales (Karlsruhe et Munich, l’Europe et les États-Unis). La spatialité des individus sort du cadre mécanique et immobile de la « psychologie des enveloppes » qui a été tirée de la vision de Heidegger. Au contraire, il s’agit ici de la rencontre d’une identité personnelle en mouvement avec un environnement spatial lui aussi en mouvement. Les lieux, à toutes les échelles, ne peuvent donc pas entrer dans le lit de Procuste que leur propose Heidegger mais que Sloterdijk, qui n’a pas les mêmes œillères aurait pu fort bien s’éviter. On attendrait de sa part, au contraire, la mobilisation de l’arsenal de notions patiemment mises en place dans les quatre livres pour rendre plus intelligible, via la spatialité, la complexité des identités à la fois mobiles et dynamiques qui émergent aujourd’hui.
C’est d’autant plus décevant que, dans le chapitre suivant, Sloterdijk change de ton et décrit la force des lieux avec de tout autres accents, sans s’encombrer du fardeau de la « résistance » des identités locales, que, dans la souffrance cognitive, il avait semblé vouloir porter une page plus tôt. Lorsqu’il est question du commerce extérieur de l’Allemagne avec la France et les Pays-Bas, on peut douter que cela reste contenu dans les limites assignées, quelques pages plutôt, au « foyer » et à ses échelles de proximité. Mais l’ambiguïté réapparaît lorsque la reproduction biologique (l’« arrondissement des mères », la sphère apparemment la plus puissante de toutes), les langues et les identités politiques de toutes échelles sont enrôlées dans le même combat contre la marchandisation du Monde. À trop vouloir placer le « grand » du côté du capitalisme et le « petit » du côté de ce qui lui résiste, Sloterdijk, qui a pourtant si bien montré dans Sphères que la proximité se dit de différentes façons, subit là une courte mais sévère rechute de conventionnalisme spatial. Ces sphères, elles ne sont pas égales à elles-mêmes. Dans le respect de l’immunité individuelle, elle s’imbriquent les unes les autres et le local est, moins que jamais fait de la seule intimité. L’utérus fait sûrement partie du paysage mais il n’est nulle part le seul à donner le ton. La singularité d’un lieu provient d’une configuration spécifique dans l’autovisibilité de l’intime et de l’extime et, par ailleurs, d’un mélange subtil entre l’ici et l’ailleurs. New York est fait de ses vingt millions habitants mais aussi de ses dizaines de millions de touristes, et de la manière particulière qu’ils ont, les uns et les autres, de contribuer à l’espace commun de tous le New-Yorkais, eux compris. L’hospitalité kantienne est la grande absente de l’image des lieux que nous donne Sloterdijk. Sans doute parce qu’elle relève non de l’appartenance mais de la transaction et que, dans un accès d’énervement passager mais abusif, il a rétrocédé cette figure de l’interaction sociale, pourtant essentielle, aux forces du Mal.
Faute d’avoir une prise autre que philosophique sur les objets qu’il manie, Sloterdijk échoue donc ici en partie à mener le débat avec des chercheurs en sciences sociales. En fait, ce n’est pas de cette notion appauvrie de « proximité » (on a vu jusqu’à quel point elle peut l’être dans le vocabulaire français de la politique) que Sloterdijk aurait eu besoin mais de celle de société, qu’il n’emploie qu’entre guillemets et pas dans cette partie de son livre, mais même s’il préfère nommer cette chose « multitudes coexistantes et politisantes », on ne s’en formalisera pas. Dans son ultime chapitre, Sloterdijk explique pourquoi, à son avis, la gauche « terrestre » ne devrait pas avoir peur de dire qu’une vie réussie exige immunité, asymétrie préférentielle, incompressibilité et irréversibilité. La protection spatiale de l’individu par la société ne peut être éludée et il a raison de le dire. Mais l’échelle ne préjuge pas du niveau de protection. Là se trouve peut-être une des explications à des « amitiés » avec des lieux lointains à certains égards (comme ceux qui constituent les espaces à géographie variable appelés « Europe » ou même « Occident »). Leurs valeurs communes (ces principes qui permettent de poser des limites séparatrices provisoires entre les îles habitées) contribuent à créer une dissymétrie provisoire d’une partie du Monde avec le reste, tandis que d’autres lieux plus « proches » en apparence les uns des autres n’entrent pas dans un tel dispositif parce qu’il ne font pas société ensemble. Dans son dernier chapitre, Sloterdijk indique que sa réticence vis-à-vis des universalismes abstraits est mêlée d’espoir que ceux-ci deviennent aussi concrets, en accompagnant et en épaulant le « devenir-grand » du Monde vers la maturité. Ce mouvement, dit-il, passe sans doute par une démarche qui embrasse d’un même geste les « steppes, les « villes » et les « royaumes » (p. 376). Penser comme Monde un Monde qui bouge, en apprivoisant tous ses espaces avec lui. Sloterdijk semble ici, et on ne peut que s’en réjouir, réconcilié avec les grands formats de la mondialité.
Avec Sloterdijk, contre et pour Sloterdijk.
Ces petits « écarts » avec ce que l’on peut estimer être les exigences de la rigueur argumentative sont le propre du Palais de cristal et ne se rencontraient guère dans la trilogie des Sphères, où pourtant les occasions ne manquaient pas. Si l’on risquait une explication psycho-éthique, on dirait que la force tranquille avec laquelle il a labouré un aussi vaste terrain dans les trois volumes précédents lui a instillé une hubris cognitive, glissant en lui la sensation que sa prise sur le monde désormais n’aurait plus de limite. Elle en a, forcément. Après le gros effort fourni pour Sphères, Le palais de cristal prend parfois des allures de récréation bien méritée.
Dans tous ces cas, cependant, on a envie d’être avec Sloterdijk, fût-ce contre Sloterdijk, d’être du côté de sa philosophie contre les « traductions », trop déductives ou trop intuitives qu’il en fait lui-mêmes parfois.
Si l’on est honnête, il faut reconnaître que les faiblesses signalées plus haut doivent davantage être imputées à des petites coquetteries d’écrivain à la plume prodigieusement facile qu’aux défauts intrinsèques de sa posture. Celle-ci tient la route et, bien que réticent par principe, aux « philosophies de… » qui tendent à redoubler la science par le sens – ce qui, justement, n’en a pas : je garde en mémoire la belle formule de Pierre Raymond, « Les sciences sont comme telles suffisantes » –, je dois admettre que, pour l’essentiel, Sloterdijk parvient à rester philosophe en s’attaquant directement à des objets traités, en tant que tels par des non-philosophes. La bonne attitude en cette matière, je veux dire celle qui est la plus efficace, n’est pas facile à trouver. Il faut bien s’appuyer sur quelque chose d’existant et chercher à être utile à ceux qui fabriqueront quelque chose d’autre. Sloterdijk réussit dans l’ensemble fort bien à penser-à-partir-de et à penser-en-direction-de, précisément ce que les chercheurs en sciences sociales peuvent espérer des philosophes. Il pourrait sans doute être parfois plus sévère avec lui-même, dire plus clairement : là je ne sais pas, là je ne suis pas compétent et cela le rendrait moins sale gosse et davantage bon gendre.
Au fond, le résultat serait probablement similaire. Et si même on devait reconnaître que lui-même ne saurait pas où fixer les limites ? Si la philosophie était, pour être utile, condamnée à empiéter, sans le savoir, sur les territoires de la recherche scientifique, quitte à être renvoyée sans ménagement dans les cordes, si besoin est ? Si justement, les univers cognitifs ne fonctionnaient pas comme des territoires clôturés mais comme des couches de rhizomes reliées aléatoirement par des commutateurs non localisés au départ ? Si c’était ainsi qu’il fallait imaginer les relations entre sciences sociales et philosophie ? Si l’on ne pouvait définir qu’après coup non seulement la validité mais aussi le champ de pertinence de la philosophie, une fois qu’on aurait exploré, en partie grâce à elle, des mondes encore informes qu’elle nous aurait, parfois avec gaucherie, naïveté, ou même ignorance, montrés du doigt ? Il ne s’agit donc pas d’envoyer la police épistémologique des sciences sociales patrouiller sur les frontières et d’organiser des escarmouches contrôlées avec l’autre côté, philosophique. Sans part d’incommunication, l’échange ne vaudrait sans doute pas la peine d’être mené. Lorsque Sloterdijk utilise ses lectures de manière, pour une fois, non critique, il crée un espace où le dialogue devient d’un seul coup difficile et c’est cette soudaine altérité entre philosophe et chercheur qui fait office d’expérience cruciale.
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire (Im Weltinnenraum des Kapitals, Francfort, Suhrkamp, 2005), trad. franç. Olivier Mannoni, Paris, Maren Sell, 2006, 380 p., 25 €.