Une apparition potagère.
Fin septembre 2016, sont apparus durant la nuit, sans que personne (ou presque) ne s’en aperçoive, un jardin potager bien ordonné avec ses légumes et ses fleurs, des cabanes, des animaux (une vache et son veau, des moutons, des canards et leur mare…), une grande serre, un tas de fumier, des ruches… et bien sûr des jardiniers et des jardinières au travail. Ils créent la surprise un matin en se substituant à un parking central de Rieux-Volvestre, un village [1] situé à moins d’une cinquantaine de kilomètres au sud de Toulouse (France).
C’est la compagnie de théâtre de rue Le Phun [2] qui se cache derrière cette fiction plus vraie que nature et qui se glisse pendant trois jours et deux nuits dans le quotidien des habitants, dans un espace a priori ingrat qu’est la place du Préau, une place goudronnée accueillant un parking et une dizaine d’arbres. À part se garer pour déposer-récupérer les enfants à l’école, aller à la Poste de l’autre côté ou au bar voisin « Le Médiéval », rien de particulier ne semble se passer là, une ambiance très banale qui, comme l’écrit Mahmoud Sami-Ali, « se définit d’abord négativement [comme] n’étant pas l’étrange » (Sami-Ali 1980, p.195). En effet, on ne la remarque plus, comme si le lieu avait été épuisé de son « contenu émotionnel et cognitif […], moyennant une répétition qui ne manque pas d’engendrer un équivoque sentiment de monotonie. À ce degré de saturation […] le banal se confond avec l’indifférent, l’indifférent qui est neutre sous le rapport des affects négatifs ou positifs » (-, p.24 ). Cette banalité est importante à souligner car c’est une qualité souvent passée sous silence, une ambiance que l’on pourrait trouver dans maintes places de villages, que l’on ne remarque plus, comme faisant partie d’un décor. Or c’est ici le point de départ, le point d’ancrage d’un évènement théâtral, faisant passer la place de l’ordinaire à l’enchantement.
C’est donc sur cette place banale que cette installation surprise surgit un matin, sans que les habitants soient avertis, produisant ce que ces derniers, mais aussi les journalistes [3], vont qualifier de « mirage qui a duré trois jours » [4], de « jardin extraordinaire » [5], d’ « oasis éphémère (…) [où] le public n’en croit pas ses yeux » [6]. Souvent les gens nous répèteront simplement que « c’est magnifique » [7], comme s’il était difficile de qualifier l’évènement, certains d’ailleurs ne trouvant pas les mots comme ce restaurateur du village venu le premier soir une fois son service terminé : « mercredi soir il n’y avait rien et jeudi… » et désignant du bras toute l’étendue de la place.
Nous faisons l’hypothèse qu’en s’installant justement là, Le Phun a créé un espace-temps extraordinaire, un « enchantement » ordinaire. Pour cela, nous nous appuierons sur le concept d’« enchantement » d’Yves Winkin, tout en essayant de le développer et le compléter à partir de notre enquête de terrain, quelque peu différente de celles menées par le chercheur pour ses analyses. Y. Winkin caractérise globalement la situation d’enchantement comme étant un événement ou une situation « offrant au spectateur un moment de bonheur » (Lallement et Winkin 2015, p.117). Nous montrerons dans cet article que la compagnie installe une véritable situation d’enchantement, selon les trois éléments constitutifs que relève Y. Winkin : premièrement, des habitants-spectateurs qui « décident de lâcher prise » et qui visiblement « ont envie de se laisser prendre [par un] dispositif de capture […] conçu et géré par des “ingénieurs de l’enchantement” », ces professionnels étant le deuxième élément essentiel du dispositif d’enchantement (-, p.118). Pour lui c’est, troisièmement, grâce à l’entraide entre ces deux types d’acteurs que l’enchantement a bien lieu, celui-ci étant « chose fragile, qu’il faut porter à deux pour ne pas risquer la chute » (-, p.119). Mais nous nuancerons aussi ces trois éléments, en montrant que dans le cas observé s’ajoute un véritable trouble entre la réalité et la fiction, qui fait que beaucoup d’habitants-spectateurs ne savent pas que c’est du théâtre (certains ne s’en douteront pas) et ne « jouent » pas, c’est-à-dire ne simulent pas la surprise, l’intérêt, ou encore l’admiration. L’installation fonctionne sur l’effet de surprise quasi total et non sur une invitation à un rendez-vous (différence par rapport aux exemples de situation évoqués par Y. Winkin ou E. Lallement). La proposition théâtrale n’est pas annoncée et l’effet de surprise se poursuit par un effet de réalité, c’est-à-dire que tous les éléments sont bien réels (dans leur aspect et leur matérialité) et que les jardiniers expliquent sérieusement aux curieux qu’ils ont été chassés de leur terrain et que la mairesse leur a temporairement offert de s’installer ici, qu’ils ne savent par conséquent pas combien de temps ils vont rester.
Avant de développer plus avant la façon dont cet enchantement prend corps et entraine un autre vécu et une autre représentation des lieux, il est important de situer d’où l’on parle et quelles méthodes sont mises en place dans le cadre de cette enquête. Il nous faut insister sur le fait que c’est la dimension spatiale, peu étudiée à propos des actions artistiques urbaines, et non politique, qui nous préoccupe, et ce depuis le début de nos recherches il y a plus d’une vingtaine d’années [8]. Nous nous intéressons aux rapports entre espaces publics et interventions artistiques (plus particulièrement les arts de la rue), dans leurs composantes construites (le bâti), sensibles (ce qu’on perçoit par nos sens) et sociales (usages et représentations). Ces différentes dimensions ne sont en fait pas séparées, mais sont bien consitutives, ensemble, des ambiances des lieux [9]. Elles sont des sortes de filtres permettant d’aborder de façon plus aisée les situations complexes rencontrées. Nous avons montré dans nos travaux comment ces actions artistiques originales révèlent les lieux dans leurs caractéristiques spatiales auxquelles participent les comportements et habitudes ; comment, par contraste, ces spectacles ou installations théâtrales, évènements « extraordinaires », en prenant appui sur le lieu, rendent « visibles » ce qui nous apparaît généralement habituel et évident. Ces expériences peuvent nous aider à nous « faire accéder à une première étape, celle où l’on éprouve la surprise plutôt amusante de découvrir de l’inattendu dans ce qui est habituel et ordinaire » (Flusser 1996, p.10).
Pour comprendre cette apparition, ce qui en fait son caractère surprenant, ses nouvelles qualités, nous exposerons comment la compagnie instaure les conditions de cette fiction potagère, que ce soit par le degré de réalité de l’installation (par l’aspect physique des éléments apportés par la compagnie), le jeu des comédiens-jardiniers (bien que du domaine de la création théâtrale, les personnages ont toutes les apparences d’individus authentiques, hautement crédibles) et grâce à une esthétique travaillée, mais aussi en installant un décalage dans le décalage lui-même. Ainsi, comment cette place vécue jusque-là comme peu attirante, « une mer de tôles », a-t-elle pu devenir au moins momentanément (voire plus durablement ?) « belle », « magnifique », ce campement poétique ayant pour certains « changé toute l’énergie de la place » ?
Ensuite, nous tenterons de mettre en évidence comment, au fil des jours, ce bouleversement des lieux et des habitudes a été vécu par les habitants et usagers habituels de la place. Quelles nouvelles habitudes ont été prises par les adultes comme par les enfants, quels plaisirs nouveaux sont apparus. L’enquête fait apparaître que se manifeste même de la magie, voire de l’envoûtement, plusieurs personnes faisant des choses surprenantes voire incompréhensibles pour certains habitants, certains soupçonnant qu’elles ont à voir avec ces étranges jardiniers.
Notre article se base sur l’observation participante, par l’enquête de type ethnographique [10], dont nous rendons compte par le biais de descriptions. Il nous semble nécessaire de rappeler, à la suite de François Laplantine et François de Singly, que « la description n’est jamais neutre. D’un même paysage, d’une même scène de la vie quotidienne, il existe des milliers de manières de rendre compte. Nous ne jugeons pas tous également significatifs les faits que nous observons et surtout nous n’attribuons pas les mêmes significations aux faits retenus » (Laplantine et Singly 2011, p.91). À travers la description, nous constituons notre objet d’étude, nous en faisons par là déjà une analyse, nous proposons une interprétation des faits observés ou entendus, nous faisons apparaître une autre place, un autre urbain vécu et imaginé, « re-présenté » autant par le spectacle que par les habitants [11].
Comment la fiction a pris racine.
Un décor vrai et habité.
Ce que découvrent les Rivois un jeudi matin, c’est un jardin potager qui, en quelque sorte, aurait été téléporté et déposé sur le parking, avec une vraie une vie de jardin comme si cela avait toujours été là. La surprise vient non seulement de l’apparition, mais aussi du fait que tous les éléments sont véritables. Ce ne sont pas des décors de théâtre en carton-pâte, des décors peints sur toiles tendues, des trompe-l’œil : ce sont de véritables cabanes en bois habitées, pleines d’outils nécessaires au jardin, paniers, brouettes, etc. Il s’agit aussi de légumes, de fleurs et d’herbe qui semblent bien enracinés là où se trouve le goudron habituel ; d’animaux vivants ne paraissant pas du tout perturbés d’être là, de jardiniers et de jardinières affairés de bon matin comme dans tout potager. En fait, on y trouve tout ce qu’on s’attend à trouver habituellement dans un jardin potager à la campagne.
L’installation a de l’épaisseur, dans tous les sens du terme : ce n’est pas une installation de façade et il n’y pas de coulisses (il n’y a pas d’envers du décor) ; son histoire, son passé, transparaissent dans la patine et quantité de petits détails (tout semble avoir une certaine ancienneté, des traces d’usages habituels, de personnalisation par les jardiniers montrant que tout cela est habité, approprié, et l’on peut apprécier les ingénieux bricolages de jardiniers expérimentés). Cette qualité technique est soulignée par des visiteurs mais aussi par des personnes dans le secret de l’installation [12], comme par exemple les élèves du lycée professionnel voisin [13], partenaire de l’action artistique : « J’étais impressionné par le nombre de personnes qu’il fallait pour la préparation. Il fallait aussi un vrai savoir-faire pour construire les éoliennes, les cabanes… ». Ou encore : « je croyais que c’était un projet fou et inutile et au final, c’était un super projet, très organisé » [14]. Cette prouesse technique est aussi relevée par des habitants du village qui découvrent le nouvel aménagement du parking. On souligne que tout cela s’est fait quasiment sans bruit, ou en tout cas pas à la mesure du remue-ménage comme cette dame, voisine de la place, qui raconte étonnée qu’elle a « entendu un peu dans la nuit mais ils ne faisaient pas de bruit. Tout en silence. ». La vitesse de l’installation dans la nuit est appréciée à sa juste valeur, comme par ce restaurateur du village, qui nous dira avec admiration : « Et moi qui ai fait des marchés, je sais que c’est du travail ! ». Une femme s’exclamera, surprise : « Mais ce travail ! Et comment ils font ! ».
Décaler dans le décalage.
C’est par une préparation minutieuse et éprouvée [15], tant du côté de la technique et du décor que du côté du jeu des comédiens, grâce à une mise en place discrète et rigoureuse, et soutenue par un jeu sérieux, poétique et une maîtrise certaine de l’improvisation, que l’installation « prend » les passants et les habitants. Comme l’explique Alexandre Prstojevic en ressaisissant les propos de Jean-Marie Schaeffer lors de leur entretien, « c’est la qualité technique de la réalisation qui permet de happer plus efficacement le spectateur et, en même temps, cette même excellence technique permet au spectateur de se réveiller, de prendre conscience qu’il a affaire à une fiction et non pas au monde réel » [16] . Cette fiction végétale paraît réelle de par sa consistance et sa présence humaine car les jardiniers-comédiens sont « naturels » (en entretenant le jardin et dont on peut voir le résultat de ce travail jour après jour, en s’occupant réellement des animaux) et semblent des professionnels du maraîchage ; l’installation est pourtant d’un aspect très ordonné et très net qui fait dire à une personne que « c’est beau, c’est bien fait. Tout propre » (d’ailleurs les jardiniers passent du temps à balayer, à ne rien laisser trainer, dépasser…).
Beaucoup de personnes s’extasient aussi devant la beauté et la fraîcheur des légumes. Mais en prenant le temps de bien regarder, on est saisi d’un certain trouble, d’un décalage d’avec la réalité. En effet, les légumes sont esthétiquement mis en scène, les plantes prenant place dans les endroits les plus étranges et sous formes étonnantes, telle l’herbe dans des petits pots qui pousse à l’envers car venant tout droit d’Australie.
Par exemple des choux-fleurs, épluchés, sont mis en valeur sur un « nid » formé d’une plante aux délicates fleurettes blanches, des endives jaillissent d’une couche de feuilles séchées ; dans la serre, des petites salades poussent dans des navets évidés, du soja germe dans des coquilles d’oeufs, etc.
Un homme juge que « c’est plus conceptuel qu’organique. […] Là les légumes, ils sont posés ». Des objets sont aussi légèrement différents de ceux habituels, comme les arrosoirs en zinc « traditionnels » mais avec trois pommes d’arrosage au lieu d’une, ou bien avec deux becs rejoignant une seule pomme.
Le détournement et le réemploi attirent aussi l’attention des visiteurs qui s’interrogent fortement, par exemple avec les bouteilles plastiques et le goutte-à-goutte médical pour faire pousser des salades et herbes fines ou encore les ampoules vidées de leur filament contenant de l’eau et des petites pousses, suspendues en guirlande d’un arbre à l’autre. Le trouble se renforce avec le fait que tout est « véritable », dans le sens où ce sont des vraies plantes, des vrais objets, mais dans des situations a priori inédites, ce qui fait dire à un des lycéens impliqué qu’il « y avait des trucs pas basiques, pas possible dans la réalité, comme des salades dans des navets et ça a surpris, donc les gens ont aimé » et pour un autre « il y avait plein de choses que je n’aurai jamais imaginées avec des ingrédients simples comme des graines et de la terre (…) ». On remarque que bien que certaines choses apparaissaient impossibles, ils les ont pourtant vues et tous les usagers de la place également ! Les habitants et visiteurs de Rieux ont semble-t-il participé à ce monde étrange et fantastique, pourtant bien réel.
Ce trouble est entretenu par les comédiens-jardiniers qui distillent conseils et résultats d’expériences dont les gens ont plus ou moins entendu parler, installant ainsi les propos et les expériences dans la réalité, comme par exemple l’association de plantes favorisant la croissance et « protégeant » contre les parasites, les bienfaits du compost, le goutte-à-goutte pour économiser l’eau, etc. Les visiteurs s’y intéressent, prennent des photos, commentent (« C’est un goutte-à-goutte ! C’est intelligent ça ! » ; « ça [le système avec le goutte-à-goutte] je vais le prendre en photo pour papa »). La troupe met en place un dispositif assez convaincant pour visiblement enchanter les visiteurs. Mais quand Y. Winkin écrit que ces « compétences [doivent être] aussi professionnelles que possibles mais [elles] ne peuvent se donner à voir comme telles », on se rend compte que ce n’est pas le cas ici, la présence visible des jardiniers-techniciens n’est pas un problème. Au contraire il semble que cela concourt au renforcement de cet autre monde réel du jardin. De plus, il n’y pas vraiment de coulisses, tout se passant sous les yeux de la ville. Quand les comédiens mangent, se reposent, vont boire un coup en terrasse du café, ils sont les personnages (avec leurs costumes, s’appellent par leurs « noms » de fiction) autant qu’ils sont des professionnels qui soufflent un peu. Ce sont autant les jardiniers que les comédiens qui déjeunent, vont boire une bière, etc. Les jardiniers qui arrosent, qui nourrissent les bêtes, surveillent les semis sous la serre, cueillent les légumes, etc. jouent certes un rôle, mais ces activités sont aussi une nécessité du maintien du « décor » : vu le peu de terre et la chaleur, il faut donc absolument arroser ; il faut nourrir les bêtes ; il faut faire la soupe, etc. Un soir, lors d’un repas au jardin, même juste entre eux, un comédien continue de parler avec voix, intonations et accents du personnage. Quand les autres lui demandent d’arrêter, il répond qu’il ne peut pas ! Ici, les coulisses n’existent pas, ou bien peut-être peut-on considérer qu’elles se dissolvent dans l’espace de jeu, à la différence de Y. Winkin qui tire de l’observation de ses terrains d’étude qu’il faut « veiller à une mise en scène aussi imperméable aux coulisses que possible, sous peine de voir les participants se retirer » (Lallement et Winkin 2015, p.119). Ici l’enchantement emporte tout le monde, autant les artisans du dispositif que les visiteurs.
Les jours passant, l’envahissement par les plantes s’étend de plus en plus : sur le trottoir, puis sur la chaussée le long du trottoir, de plus en plus dense autour de la terrasse du café et de La Poste de l’autre côté de la rue. Les jardiniers traversent régulièrement la rue pour s’occuper des plantations, arroser avec le tuyau qui passe sur la chaussée. Cela complique (mais laisse toujours possible) l’utilisation de l’abribus ou de la boîte aux lettres. Rien n’est épargné puisqu’une voiture garée devant le garage est totalement envahie par les plantes. On a de plus en plus l’impression que les voitures, en passant dans la rue, ne longent pas le jardin, mais le traversent. La patronne du café « Le médiéval » estime que les jardiniers lui « ont mis une super terrasse, me manque plus que la plage en face ». Un habitué lui dira aussi en passant en voiture dans la rue, ironisant sur l’extension de sa terrasse qui finira peut-être jusqu’au parking en face : « Et Marie, quand tu décores, tu fais pas semblant ! ». Comme si cette expansion renforçait et même prolongeait le caractère vivant, réel, du campement, tout en étant « sur-réel » par rapport à la vitesse de croissance des plantes.
Vivre le temps de l’enchantement : cohabitation de l’ordinaire et de l’extraordinaire.
Plaisir communicatif.
Une fois l’effet de surprise passé, il est souvent partagé : « Moi je suis à côté mais je ne savais rien. C’est mon voisin ce matin qui m’a dit d’aller voir ». Dans plusieurs témoignages, on sent le plaisir et l’envie de partager cette découverte et de voir aussi la surprise se manifester chez ses amis, sa famille. Le club des randonneuses passe par le potager et les femmes, très enthousiastes, veulent savoir combien de temps ça dure pour pouvoir y emmener leurs maris. Une autre femme, très emballée par le jardin-surprise, nous rapportera aussi son plaisir communicatif : « Et puis ce matin, j’ouvre les volets et je vois ça !! J’y suis allée et puis j’ai appelé mes enfants, mes copines… Faut qu’ils voient ça !! ».
Nouvelles habitudes et nouveaux plaisirs.
Pour une grande partie d’entre eux, les enfants et les adultes les accompagnant doivent passer par le jardin potager pour aller à l’école. Presque premiers habitants de Rieux à vraiment découvrir les lieux sous leur nouveau jour, ils sont d’abord un peu déroutés, ébahis, et ils vont très vite mettre en place de nouvelles routines sur le trajet de l’école. Les enfants qui pour la plupart sont venus une à deux fois avec leur classe, tiennent à faire visiter le jardin à leurs parents et nous les entendrons souvent entraîner les parents, insistant pour tout voir, comme par exemple ce garçon voulant convaincre sa mère de rester en lui faisant remarquer « qu’il y a encore des gens maman ! ». Le vendredi, une mère racontera « qu’on devait venir voir la vache. [Ma fille] en parle depuis hier soir, elle en a même rêvé cette nuit ». Nous observerons d’ailleurs le vendredi matin que beaucoup arriveront plus tôt pour aller à l’école car comme nous l’indiquera un père qui fera un tour complet avec son fils, « il a voulu venir avant ».
Alors que les craintes des organisateurs venaient surtout du fait que le parking serait occupé, donc que ça risquait de fâcher les gens habitués à se garer au plus près de l’école, force a été de constater que personne ne s’est plaint.
Prendre son temps
Passer par un espace réellement vert, aux recoins attirants, est peut-être un prélude à aller s’enfermer en classe plus plaisant que sauter directement de la voiture… Les élèves les plus âgés des classes primaires ont du mal, le vendredi, à quitter le canapé installé au milieu des tournesols apparus pendant la nuit… Un espace public comme un espace-temps de décompression.
Jour après jour, le parking devient un but de promenade entre amis, un lieu où se rencontrer, se retrouver, souffler. On vient prendre des nouvelles, boire le café avec les nouveaux habitants de la place, échanger des « trucs » de jardiniers. Un vieux monsieur fait chaque jour le trajet de presque un kilomètre depuis la maison de retraite pour passer du temps, silencieusement, au milieu des jardiniers, alors qu’habituellement il s’ennuie. Il marche lentement et regarde les planches de légumes, s’installe à table devant les cabanes pour boire un verre et manger du fromage ou du jambon, écouter, regarder. Le sérieux de la proposition, l’implication des jardiniers, semblent entrainer les habitants dans son élan, qui se mettent aussi à investir les lieux : apporter le café aux jardiniers tôt le matin, des confitures, proposer et faire un barbecue partagé le samedi midi, échanger des boutures…
À la suite de Y. Winkin, on peut sans doute dire que les gens « jouent le jeu », mais en même temps ils ne jouent pas à visiter le jardin, ils ne simulent pas la surprise, ils ne font pas semblant. Il y a de plus, comme déjà évoqué, un véritable trouble, beaucoup de personnes ne sachant pas que ce ne sont pas des « vrais » jardiniers… De plus avant d’être visiteurs, ils sont souvent d’abord des usagers des lieux, des habitués ordinaires.
Toute la durée de ces trois jours, usages ordinaires et extraordinaires vont se superposer, se mêler, s’hybrider. Ces deux « mondes » ne sont pas séparés, ce ne sont pas des espaces-temps parallèles, mais bien un lieu de rencontres, sans doute baignant dans un air « magique ».
Pour les habitants, un moment de magie et d’envoutement.
L’« enchantement », comme l’explique Y. Winkin, est d’abord quelque chose de maléfique, puis plus tard il prend un sens positif « en se consacrant à la féérie, au merveilleux, à la magie (Merlin l’Enchanteur) » (Lallement et Winkin 2015, p.117). Or, il nous semble que la « Revanche des semis », malgré, ou peut-être du fait de son côté très « terre à terre » mais à la fois étrange, a créé aussi des situations magiques, voire envoûtantes pour certains, ce qui à notre sens, renforce ce trouble entre réalité et fiction, entre un récit proposé aux habitants qui apparaît authentique et concret et un récit imaginaire, qui n’est pas complètement réel, avec une part de mystère. Par exemple, la mère d’un enfant dira le deuxième jour à une des jardinières qu’« il fallait que je vienne parce que, je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais hier soir, il m’a réclamé des légumes ». Les jardiniers seraient-ils donc aussi des sorciers, réussissant « par magie », ce que la maman a sans doute tenté à maintes reprises ? Une dame témoignera elle aussi de cet effet bienfaisant et quasi miraculeux du potager, en racontant l’histoire de son père, à un stade très avancé d’un cancer et subissant des traitements le rendant très faible, à qui ses amis et sa famille ont parlé de ce jardin. Finalement, ces derniers décident, malgré sa grande fatigue, de l’emmener en voiture le vendredi après-midi pour lui montrer. Sa fille rapportera avec joie aux jardiniers le lendemain que depuis, il dort mieux.
Au niveau des plantations, des choses tout à fait étonnantes poussent dans ce jardin : le soja dans les œufs (« Il paraît que c’est parce qu’il y a du… du…j’sais plus…[…] des protéines, et du coup, ça pousse tout seul ! J’aurai pas pensé ! »), la spectaculaire herbe australienne, déjà évoquée, qui pousse à l’envers (« Comment ça tient ? »), ou encore les fameux salamis végétaux suspendus dans la serre ou à l’extérieur, régulièrement taillés. Les jardiniers expliquent qu’ils fabriquent et utilisent d’ailleurs pour toutes leurs plantations, le fameux « Germadonf », qu’on pourrait assimiler à de la potion magique et vantée comme telle, peut-être un côté alchimique, plus que magique.
Le lien par le vert.
Le jardin est un sujet de conversation qui facilite l’entrée en contact : les gens qui font ou ont fait du jardin, les agriculteurs retraités ou actifs, ceux qui verdissent leur balcon ou le rebord de fenêtre, les souvenirs de la campagne des vacances ou des grands-parents, etc. Cela ancre aussi l’installation avec un passé, sans doute assez fantasmé, de ce village du Volvestre. Dans le dossier sur l’agriculture à Rieux, le journal municipal présente divers témoignages d’agriculteurs. Un éleveur estime que « ce qui est positif, c’est que les gens s’interrogent. L’installation du Phun qui a eu lieu sur la place fin septembre a fait réfléchir sur l’agriculture d’autrefois et celle d’aujourd’hui » [17]. L’agriculture intensive, paysanne, biologique, a d’ailleurs été un des grands sujets de conversation au cœur de la « Revanche ». Les propositions végétales étonnantes stimulent l’imagination, les visiteurs prenant des photos aussi pour « noter des idées », regardant les dispositifs de près, pour peut-être les reproduire.
Ainsi, deux motards hollandais, maraîchers en vacances, nous confient vouloir essayer les salamis végétaux. Une femme a envie de faire pousser de la menthe avec le système du goutte-à-goutte, discutant sérieusement avec les jardiniers sur les plantes adaptées à ce système.
Lieux de rencontre et de partage.
Personne n’a parlé du parking d’avant l’enchantement, avec ses liens, les échanges qui pouvaient s’y produire. L’autre vie ordinaire précédente de la place n’existe plus pendant l’enchantement. Et ensuite, on ne revient pas à l’espace précédent. Pendant l’intervention du Phun, beaucoup de personnes ont témoigné d’un lieu devenu attirant, agréable, où l’on a envie de se promener, de rester : c’est alors « un espace d’échanges et de partage », « j’adore. On n’a plus envie de partir. Faut que ça reste ». Face à l’ordinaire décrit tel que « d’habitude il y a les arbres, ça oui. Et puis les plantes dans les pots », la transformation en espace extraordinaire « repose » ! Des gens qui ne se connaissaient pas avant discutent sur la place, un groupe d’amis viendra le vendredi en début de soirée s’installer sur le canapé, ajoutant des pliants pour prendre l’apéritif. L’ambiance est très calme, avec peu de bruit, paisible. Des adolescents et adolescentes déambulent tranquillement, des couples passent après le dîner pour une balade digestive, papotent doucement en passant. Le journaliste de Petiterepublique.com notera dans son article que le soir il y a « encore du monde alors que la nuit tombe ».
Les jardiniers sont en quelque sorte devenus des hôtes du parking, ce qu’une femme constatera avec surprise et émotion en leur disant : « vous vous rendez compte, c’est vous qui m’avez accueilli dans le village où je vis ! ».
Habiter par le récit.
La place transformée en jardin pendant trois jours, devenue un but de balade, un lieu de rendez-vous, un espace de détente, de découverte des animaux et des plantes, visiblement aimée et appropriée, le jardin et tous ses habitants ont disparu d’un seul coup dans la nuit du samedi au dimanche. Comme le raconte un autochtone, « apparus sans prévenir, ils s’effaceraient sans prévenir. Cela a créé une réelle frustration pour ceux qui étaient venus le dimanche car il n’y avait plus rien… » [18]. Plus une trace sur le goudron, la place peut retrouver ses voitures et son dépose-minute devant l’école, en face de la Poste, du bar et du garage. Ne restent plus que les souvenirs, les rêves, les photos, les dessins des enfants de l’école, ou les récits de ceux qui ont vu de leurs propres yeux, qui permettent de se dire que ça a vraiment eu lieu et n’a pas été qu’un « jardin mirage trop tôt disparu… » [19].
Cet « enchantement » a permis aussi d’exprimer des désirs « d’autre chose », a fait réfléchir aux sens et aux usages d’un espace devenu banal, a fait repenser des vies possibles d’un lieu. Certaines personnes semblaient prêtes à se manifester auprès de la mairesse pour que cet endroit ne retrouve pas son état initial. Ainsi une femme proclamait aux jardiniers, devant des amies et d’autres habitants : « ça va rester ? […] Ah faut le dire à la mairie ? Ah ben moi, je suis pour pour pour ! Vous devez avoir beaucoup de Rivois d’accord avec moi ! », l’amie (qui venait d’ailleurs) qui l’accompagnait apportant son soutien : « Moi aussi. Je dirai que j’habite chez toi ». Sans doute l’installation potagère poétique du Phun peut se rapprocher de ce que Sandrine Baudry montre dans ses travaux, c’est-à-dire que régulièrement l’installation de jardins en milieu urbain, à la place d’espaces verts qui n’ont de verts que le nom, ou de délaissés urbains, est un geste « de propagande » [20] pour montrer que ces types de lieux « peuvent devenir des lieux d’échange et de réflexion sur le type de ville ou de société dans lesquelles on désire vivre » (Baudry 2016, p.172). En effet, l’installation même de ce potager a fait parler les gens (de l’évènement, entre eux, d’eux…), et a aussi donné des envies d’autres choses. Nous irons plus loin en faisant l’hypothèse que sans le vouloir, élus, services municipaux et habitants ont testé un autre aménagement, changé des habitudes, donné des idées qu’on n’aurait peut-être jamais osé imaginer. Ainsi, « c’est mieux que les voitures » et « on va le dire à la mairie, ça c’est bien comme aménagement ». Le spectacle vivant a permis ici de voir une autre place, d’autres qualités vécues et de vivre un projet, le ressentir, le parcourir. L’idée n’est pas de reproduire la même chose, mais de montrer des potentialités d’un espace urbain.
Ce qui semble ressortir de cette situation d’enchantement, c’est que la fiction proposée, comme l’écrit J.-M. Schaeffer, « est désormais ce qui n’est ni la réalité, ni la pure affabulation » [21]. Le récit « spatial » [22] a autant emprunté au lieu, à ses habitants qui le vivent, qui en parlent, qu’à l’imagination fertile de la troupe. Fiction comme réalité s’entremêlent, chacun reconstruisant sa propre réalité, qui comme on l’a vu peut être aussi collectivement partagée. « Il n’y a pas d’un côté la vie que nous menons et de l’autre les pratiques artistiques. Il existe un lien indispensable entre les deux et ce lien tient notamment au fait que les pratiques artistiques tirent profit de ressources mentales qui, par ailleurs, ont aussi des fonctions non-artistiques ». Cette fiction et ces possibilités de manifestation d’imaginaire permet réellement de prendre place dans la vie, d’habiter. Nous constatons que souvent, en particulier dans des nouveaux quartiers, les aménageurs proposent des espaces fonctionnels, aseptisés, contrôlés. Comme le regrette l’écrivain Philippe Vasset, « le monde qu’on nous propose est un monde à vivre, pas à habiter. L’habitat, c’est du récit : ce sont des sensations projetées sur un lieu et d’autres, suscitées en retour par le même périmètre. Ce sont des incidents, ressaisis par la conversation, et des failles, colmatées par le fantasme » (Vassset 2018, p.184). Nous avons donc besoin de ces moments différents, de ces espaces vécus d’une autre façon. Nous avons besoin de ces immersions et expériences entre professionnels de l’enchantement et habitants et usagers, pour déclencher et donner à vivre une autre réalité quotidienne, donner vie à des histoires et donc des espaces possibles.