« Une place sur Terre ? ». Un titre juste pour un beau sujet. Depuis que l’homme est sur Terre, des évolutions majeures ont transformé ses rapports à son milieu de vie. Sans remonter aux fondements des sociétés, dans les siècles récents, l’urbanisation, les techniques, les réseaux ont profondément modifié ces rapports. Artificialisation ? Sans doute. Mais aussi changements des modes de vie, des manières de penser, en adéquation avec ces artifices : habitat, transports, télécommunications. Nous en avions, pour notre part, tiré les leçons pour l’organisation des villes (Dupuy 1991). Grande est la tentation d’oublier que dans cette modernisation puissante subsistent des fondamentaux : les rapport aux lieux, à la Terre, que ne sauraient subsumer ni les grandes craintes climatiques ni les impératifs de ménagement de la planète. Isaac Joseph, observant les usages sociaux dans une grande gare parisienne, le rappelait déjà dans les années 1990 (Joseph 1995), s’opposant ainsi à la vision des « non-lieux » de Marc Augé (Augé 1992).
Retrouver derrière les trains, les voitures, les fils, les ondes et les réseaux l’essence du véritable rapport à la Terre, tel est le propos d’Olivier Lazzarotti, géographe atypique qui publie depuis longtemps sur le sujet. L’exercice est ardu et pose de redoutables problèmes de méthode. La passionnante enquête de Francis Jauréguiberry (Jauréguiberry et Lachance 2016) sur les déconnectés du smartphone témoigne de cette difficulté.
D’ailleurs, comment éluder la question du rattachement disciplinaire de telles recherches ? La géographie n’est plus l’auberge espagnole commode qu’elle fut un temps. La sociologie implique aujourd’hui d’autres méthodes d’enquête, peu adaptées à la reconnaissance de la dimension proprement spatiale du phénomène. L’anthropologie et l’histoire peuvent aider, à condition de ne pas perdre de vue l’objectif profondément géographique de la recherche.
C’est pourquoi l’ouvrage d’Olivier Lazzarotti, « Une place sur Terre ? » est si important. Après Habiter, la condition géographique (Lazzarotti 2006), cette monographie sur Franz Schubert illustre, à partir d’un cas d’école, la position théorique de l’auteur : « …après avoir été un musicien ignoré, [Franz Schubert] devient modèle de laboratoire d’une géographie tâtonnante » (p. 152). Pourquoi un cas historique plutôt qu’un exemple contemporain ? Pourquoi Schubert ? L’auteur s’en explique. Le musicien, devenu célèbre, a fait l’objet de nombreuses études très précises. Il est « l’un des plus accessibles, le plus scientifiquement accessible » (p. 152), de telle sorte que l’on peut reconstituer la carte des 11 614 jours de sa vie !
Curieusement, cette justification du choix du sujet « Franz Schubert », que l’on attendait au début du livre, n’est présentée que dans les dernières pages. Peu importe.
Quoi de mieux que de suivre, pas à pas, Schubert dans ses déplacements et dans ses séjours pour en comprendre les ressorts, les significations, les effets, tels qu’ils ont été notés par le musicien lui-même, mais aussi par ses amis, par des témoins de l’époque ? Schubert n’est pas si différent de nos contemporains. C’est un homme qui vit, qui pense, qui meurt. Il est comme nous, engagé dans une quête de relations avec le monde qui passe par l’être ici, là, ailleurs, hier, maintenant, demain. À cet égard, le travail de Lazzarotti est pleinement réussi. Le cas d’école se révèle tout à fait éclairant pour la géographie déroutante du monde moderne. Le sens des lieux pour l’homme, son « habiter », sa problématique « place sur Terre » se dévoilent dans l’histoire de Schubert. Schubert croise attachement et mobilité. La forme d’urbanisation, les modes de transport et de communication sont particuliers, distinctifs du pays et de l’époque, bien différents de ce que nous connaissons de nos jours, mais l’essentiel est dans le passage de l’homme « assigné à résidence » à l’artiste romantique libéré par l’accès à des lieux multiples.
Cet essai remarquable n’est pas sans soulever quelques interrogations qui portent sur la possibilité de prolonger et d’élargir une approche féconde.
La première question porte sur l’échelle, catégorie chère aux géographes. Schubert a vécu à Vienne. Ses quelques voyages ne l’ont guère mené au-delà de la forêt viennoise. La différence avec les habitants des modernes métropoles, familiers du transport aérien, des voyages d’affaires, du tourisme au soleil et d’internet obère-t-elle l’approche de Lazzarotti ? Ce n’est pas notre avis. L’essentiel ici n’est pas dans le nombre de kilomètres parcourus, mais dans la géographie de l’habitude, de l’ancrage, du dépaysement, de l’habiter. De ce point de vue, l’analyse du cas Schubert sonne toujours juste aujourd’hui.
Deuxième interrogation. Même si le cas étudié est bien choisi, il n’en reste pas moins unique. Cette impression est d’ailleurs renforcée du fait qu’il s’agit d’un artiste. Comment alors sortir du « tâtonnement », comment refonder une science géographique ? Comment une telle science pourrait-elle se dégager du foisonnement des signatures individuelles de l’espace, de la multitude des expériences personnelles pour produire ce que l’on attend d’une discipline scientifique : des concepts opératoires, des méthodes d’analyse reproductibles et transposables ? Science ou discipline, science sans discipline, science indisciplinée selon l’expression de Dominique Wolton (Wolton 2013). Ne faut-il pas choisir ?
Troisième interrogation. Comment opérationnaliser l’analyse dans une perspective d’aménagement des territoires et d’urbanisme ? Même si le déterminisme géographique étroit a vécu, la possibilité d’actions correctrices ou bénéfiques sur l’espace reste d’actualité [1]. Mais quelles actions, au service de quoi et de qui, alors que l’analyse géographique proposée pour que chacun trouve « Une place sur Terre » semble si fondamentalement individuelle ? Bref, comment agréger ? En principe la sociologie et l’anthropologie se sont donné des règles pour le faire. Mais le défi est considérable, comme en témoigne l’approche d’un spécialiste des transports, qui s’est efforcé de l’affronter (Bonnet 2017). Les aménageurs le font aussi. Certes, leur façon de faire du collectif (par exemple le « vivre ensemble ») est discutable, mais elle est pragmatique. Pourrait-on faire mieux à partir des approches de Lazzarotti ? Si oui, comment ?
Bizarrement, la dernière question pourrait trouver une réponse, non pas dans l’histoire mais dans un futur que l’on dit proche – réponse apparemment bien éloignée du livre de Lazzarotti sur la « place » de Schubert. Il s’agit de ce que l’on a popularisé sous le nom de Big Data. On pourrait largement développer le paradoxe en opposant une géographie résolument individualiste et qualitative à des techniques statistiques innovantes. Pour faire court, disons que le Big Data pourrait fournir des données non seulement sur les 11 614 jours du musicien viennois, mais sur les parcours et emplois du temps d’une masse d’individus. Qu’en ferait-on ? Pour l’instant, les propositions des quantitativistes manieurs de bases de données, fondées sur les relevés GPS et GSM, ne sont guère convaincantes. On est encore loin de pouvoir donner du sens à ces nuées de chiffres, à ces corrélations approximatives. Pourtant, on commence à trouver, de-ci de-là, dans la littérature spécialisée, des résultats qui, au sens propre, font bouger les lignes. Par exemple, on utilise le Big Data pour remettre en cause les images simplistes et trompeuses des limites, des frontières, des ségrégations (Shelton, Poorthuis et Zook 2015).
Il se pourrait que les réflexions d’Olivier Lazzarotti sur les appartenances socio-spatiales de Schubert s’avèrent alors pertinentes aussi au niveau collectif, ce qui répondrait du même coup à l’essentiel des interrogations ci-dessus.