Dans la tradition philosophique dite « continentale », l’œuvre d’art occupe une place spécifique. Non seulement les philosophes écrivent à son sujet (Deleuze sur Bacon, Derrida sur la vérité en peinture), mais surtout ils utilisent les œuvres comme arguments conceptuels, comme si l’œuvre disait quelque chose qui préfigure et renforce le discours philosophique. Foucault, en étudiant les Ménines de Velasquez à l’orée de Les mots et les choses (1966) explique qu’il s’agit de « la représentation de la représentation classique » et qu’on y repère « un vide essentiel » qui est la disparition « nécessaire » du sujet classique. Le tableau aurait donc la capacité d’exprimer (ou de faire dire au philosophe) un concept en avance sur son temps : la disparition du sujet philosophique classique dans l’ouverture d’un nouvel espace d’images et de représentations, l’époque des Lumières.
La relation entre art et philosophie est donc potentiellement riche : elle pourrait se fonder sur une capacité propre à l’artiste d’annoncer par ses moyens d’expression (peinture, poèmes…) ce que le philosophe exprimera avec des moyens conceptuels (des idées rationnelles et nouvelles, organisées en système le plus souvent). Pour autant, cette relation doit aussi être envisagée avec distance : que signifie un statut d’artiste si c’est à l’aune de son apport à la philosophie future qu’on le juge ? N’est ce pas une limitation des attributs d’une œuvre que de l’expertiser à partir de critères philosophiques ? L’œuvre n’a t elle pas d’autres caractéristiques à faire valoir ?
On peut tout autant tourner la problématique dans l’autre sens : si l’œuvre sait si bien exprimer ce que le philosophe s’efforce de penser clairement… quelle utilité la philosophie a-t-elle encore ? N’est elle pas menacée de n’être que pléonasme, répétition rationnelle des messages artistiques pré-existants ?
Il y a donc entre art et philosophie des relations qui sont symétriquement marquées par le danger de l’annexionnisme. Soit la philosophie est destinée à s’effacer devant l’art, qui exprimerait au mieux les concepts par des figures non rationnelles, et la raison se reconnaît faible, s’accepte dévalorisée devant les affects sublimés dans l’esthétique. C’est la position de Nietzsche, de Novalis ou de Heidegger. Soit l’art s’efface devant la philosophie qui, arrivée à la pointe ultime de la réflexivité, exprime le concept en pleine identité avec l’être et fait de l’œuvre d’art, en comparaison, un simulacre certes habile mais toujours imparfait de l’idée pure. C’est la position de Hegel et c’est l’art qui est alors dévalorisé.
Les deux livres, de Pierre Montebello et Isabelle Thomas-Fogiel, abordent, chacun à sa façon, cette relation entre art et philosophie pour proposer d’autres voies que les deux précédentes. Il s’agit pour eux deux de penser une relation entre deux modes de pensées sans annexion et sans hiérarchie. Ils utilisent tous les deux pour cela une idée de la spatialité.
Les deux auteurs visent donc le même but, lever une aporie en utilisant un concept nouveau, mais adoptent deux points de départ opposés. Thomas-Fogiel prend une attitude surplombante et construit une très intéressante métathéorie topologique qui peut légitimement prétendre à penser les relations de voisinage entre toutes les activités intellectuelles, et pas seulement l’art et la philosophie. Ensuite, elle applique cette métathéorie au cas de l’art et de la philosophie. Montebello adopte une démarche presque expérimentale : il cherche à trouver les interférences entre les pratiques d’images au cinéma et les pratiques conceptuelles en philosophie. Ensuite il pose des questions théoriques. Le grand intérêt de ces deux ouvrages est qu’au cours de leur démarche, les deux auteurs se croisent. Thomas-Fogiel va tester sa métathéorie en prenant le risque épistémologique de l’appliquer à de nombreux cas étonnants et inhabituels ; Montebello va, lui, progressivement élaborer une théorie du mouvement qui est valable aussi bien pour le mouvement de l’image que pour le mouvement de la pensée. In fine, les deux livres disent la même chose mais élaborent leur discours selon deux démarches, inductive ou déductive, dont les mouvements sont inversés.
Le livre de Montebello est petit et court. Il se présente comme le commentaire de deux des plus obscurs livres de Deleuze : Cinéma 1 : L’image-mouvement (1983) et Cinéma : L’image-temps (1985). Ce sont les deux livres qui ont provoqué le plus de « bons » mots sur les blogs deleuziens. Ils ont la réputation d’être très souvent cités, le plus souvent par des gens qui ne les ont pas lus, même en partie, ni compris, même en plus petite partie. Il s’agit en fait de deux livres qui parlent du cinéma pour réfléchir à une problématique philosophique très ancienne, qui opposait déjà héraclitéens et éléates : en quoi le mouvement altère-t-il l’être ? Plus exactement, faut il concevoir l’être comme inaltérable ? Ou encore… qu’est ce pour l’être que changer ?
Montebello expose très simplement l’enjeu, à partir de Bergson : le cinéma est un « faux mouvement », c’est-à-dire qu’il simule le mouvement par une succession d’images fixes dans lesquelles le temps n’existe pas. Ainsi décrite, la méthode cinématographique est la « quintessence de l’illusion qui traverse la pensée occidentale ». « Il fait surgir une étrange alliance entre vieille philosophie et art nouveau, comme si la philosophie avait toujours été un cinéma intérieur et le cinéma le dérivé moderne et technologique de la méthode philosophique » (p. 16).
Est-il-vrai que la philosophie procède comme le cinéma ? Est-il vrai qu’elle construit ses concepts à partir d’une succession d’idées, chacune immobile, mais enchaînées les unes aux autres par le droit, un peu hautain, que se donne un penseur de parcourir, d’un coup d’œil, l’histoire de ses prédécesseurs ? Le mouvement des idées, qui permet l’évolution des concepts, ne serait-il qu’une illusion d’optique ? Le problème est de savoir si le mouvement n’est que l’illusion du changement (des images fixes qui se succèdent très rapidement) ou si l’image elle même est par nature changeante, donc non identique à elle même dans le temps. Dans son texte, Montebello établit que ce qui est illusion, c’est l’idée qu’une image soit fixe. Mais (malheureusement), ce qui donne sa pertinence à la fixité de l’image, c’est qu’elle produit du sens.
D’un type d’image à l’autre, le sens, la configuration du sens n’est plus la même, ce que l’image donne à voir change de sens. Les grandes typologies d’images recoupent des configurations de sens. Le moment de la philosophie est le moment de l’extraction et de la connexion des sens, événement idéal. (p. 65)
La philosophie (classique) est ainsi habituée à traiter chaque image comme une donnée immuable, un savoir, et à fabriquer du sens à partir de l’examen de ces données, classées dans un ordre chronologique. Chaque image est considérée comme un moment, et la suite des moments fait une histoire, donc une explication. Tout ce que la philosophie appelle sens est produit par ce schème (dit « sensorimoteur ») basique : une image est fixe et entre deux choses fixes il faut penser un mouvement qui apporte du changement. Fondamentalement c’est (selon l’auteur) une erreur. Il n’y a en effet rien de fixe, tout bouge tout le temps et tout est en constant devenir. Il n’y a pas d’immobilité (sinon chez les morts) et il est radicalement faux de penser le changement comme le passage d’une fixité à une autre. Deleuze (et donc Montebello) est à cet égard totalement héraclitéen et absolument pas parménidien (éléate). En premier est le devenir, en second, il n’y a rien d’autre. Le mouvement est, l’être n’est pas si on ne peut le penser que comme interruption du mouvement. C’est pour cela qu’une image est par nature fausse. Si l’on comprend bien cela, alors « la subjectivité change entièrement de nature » (p. 101). « Il est impossible d’isoler une image dans un pur continuum, qu’il s’agisse du temps du monde ou du temps de l’esprit » (p. 107). Il en résulte que l’imaginaire et le réel (les continuums du monde et de l’esprit) peuvent devenir indiscernables et que par cette thèse Deleuze critique fortement la distinction de Lacan entre le symbolique, le réel et l’imaginaire. Il en résulte surtout que la différence entre l’œuvre d’art et l’œuvre philosophique est ténue. Dans les deux cas il s’agit de ne pas confondre le réel et l’imaginaire, mais dans les deux cas il s’agit de ne pas opposer imaginaire et réel. Il n’est pas vrai que l’imaginaire soit faux ni que le réel soit objectif. Ce sont deux modes d’apparaître des objets dans le devenir, pas deux substances distinctes.
Ce que l’artiste est c’est créateur de vérité car la vérité n’a pas à être atteinte, trouvée, ni produite, elle doit être créée. (p. 130)
La tache spécifique du philosophe est d’exprimer cette vérité sous forme de concepts, celle de l’artiste sous forme d’objets. La différence est d’expression, pas de réflexion. Le concept philosophique dit quelque chose de l’immanence du réel, de l’imaginaire et des conditions de leur apparition, l’œuvre d’art exprime cette immanence par un objet qui est fixe dans le temps et qui s’appelle une œuvre. L’œuvre, qui fige le temps dans une matière, (ou l’image) est donc le produit d’une réflexion artistique et ne peut donc pas être concept. Le concept est ce qui provoque l’œuvre. En ce sens l’œuvre est création singulière tandis que le concept a une dimension plus universelle. Pierre Montebello l’écrit dans une formule qui est très forte : « ce n’est pas l’être qui est vrai, mais le devenir qui défait la vérité à chaque instant » (p. 133). Chaque œuvre est une vérité défaite (une image fausse par nature) et le devenir est l’objet de la réflexion philosophique.
Le livre de Thomas-Fogiel est différent dans sa forme de celui de Montebello. Il est long et universitaire. Il a un index riche, une bibliographie répartie en de nombreuses notes de bas de pages, une table des matière divisée en chapitres, puis en parties, en sous-parties et en sous-sous-parties (ces dernières parfois en italique). Chaque chapitre est construit comme une dissertation, avec une introduction, une problématique et un plan, toujours subtil, en trois parties d’importance égale et d’intérêt constant. Il est, pour ces raisons entres autres, remarquablement agréable à lire : quelles que soient les complexités qu’il traite il est toujours clair, limpide, dense. Il donne l’impression d’être la reprise, écrite, d’une série de cours (ou de conférences) dont chacun a du être construit avec un souci pédagogique minutieux et attentif à l’auditoire.
D’entrée l’auteure expose l’articulation entre art et philosophie sous l’angle de l’annexion, puis affirme que ce type de position n’est pas tenable. Ni l’art, ni la philosophie n’ont à entretenir entre eux des relations de hiérarchie. Elle va donc explorer un autre mode de relations, qu’elle qualifie de topologique : entre deux disciplines quelles sont les relations de voisinage, de recouvrement, de disjonction ? Il s’agit de spatialiser la pensée de la relation à partir de quatre concepts principaux, l’empiètement, le pli, la réversibilité et le chiasme. L’empiètement implique que deux objets se recouvrent en partie et donc qu’il faille penser leur lieu commun comme un continuum spatial, une zone de contact qui élimine les notions psychologiques d’intérieur ou d’extérieur. Le pli est la capacité d’un corps à s’enrouler en prenant dans son geste quelque chose du monde qui l’entoure, en cessant de se penser comme sujet faisant face à un objet. Le pli fait participer au monde. La réversibilité établit que tout corps est double au sens où il est toujours à la fois senti et sentant, pensé et pensant, voyant et visible. Il y a dans cette approche une extension de la notion classique de réflexivité et de sujet clivé. Enfin le chiasme est une sorte de retournement, une affirmation du fait que la réversibilité implique un mouvement, et que les deux pôles du mouvement doivent être pensés l’un avec l’autre sans être contradictoires. Le visible et l’invisible sont distincts mais ne sont pas opposés.
Thomas-Fogiel explique ensuite que ces notions topologiques ne doivent pas être réduites à des objets mathématiques (elle parle « d’impossible mathématisation ») et qu’elles ne doivent pas davantage être simplifiées dans une approche psychologisante. Elles peuvent seulement faire l’objet d’une expérimentation. C’est donc l’objet de la seconde partie de l’ouvrage, la plus longue (environ cent quatre-vingts pages) et de loin la plus passionnante. Sont examinées en duo, dans des chapitres successifs, des notions mises en œuvre par des plasticiens et des philosophes. L’idée de flou chez par exemple Monet est approchée de celle de sublime. La composition des toiles de Kandinsky est mise en recouvrement avec les systèmes de l’idéalisme allemand. La notion de lieu interroge les topoi d’Aristote et la sculpture de Giacometti. L’« appel » questionne l’ontologie médiévale et le Caravage. Enfin le processus de re-connaissance lie Fichte et James Turrell ! Toutes ces pages sont totalement hors toute norme universitaire, bien que chaque chapitre soit construit selon l’organisation formelle la plus agrégativement conforme à l’idéal de la dissertation. L’auteure a visiblement pris une ironique délectation à choisir l’apparence du conventionnalisme éclairé pour traiter d’idées totalement incongrues, nouvelles, déstabilisantes, qui sont toutes extrêmement riches de développement ultérieurs. Il y a là une mine d’idées pour penser spatialement la relation entre deux disciplines, et toutes ces idées sont fondées sur une exigence théorique rigoureuse : l’art et la philosophie apportent tous deux une égale contribution à la construction d’un nouveau concept de relation, et donc, d’espace. Penser l’espace comme une construction localisée dans l’écart entre les disciplines non scientifiques (art et philosophie) et non pas comme concept commun à plusieurs disciplines scientifiques, voilà l’enjeu épistémologique dont il est peu de dire qu’il est assez radicalement intéressant pour des sciences sociales de l’espace…
Thomas-Vogiel et Montebello se retrouvent donc dans leur commune aspiration à construire une spatialisation de la pensée de la relation. Penser une situation spatiale (une topologie ou une série d’image) implique de penser et l’immobilité, et le mouvement. Mais si l’on applique les principes topologiques décrits plus haut, il faut considérer mouvement et immobilisme comme les deux faces d’un seul pli, comme deux lieux conceptuels non opposées. Il faut introduire l’idée de continuum spatial, indifférent à la mobilité/fixité, mais créateur de relation. On se trouve exposé alors à la critique d’un « spatialisme » qui consisterait à accorder à l’espace un statut tel qu’il puisse agir et devenir donc, à l’égal d’acteur sociaux, un créateur de relations. Mais on évite cet écueil (si toutefois c’en est un) en disant que dans l’espace les mouvements n’ont aucun sens (fixité et déplacement sont les deux aspects d’un seul concept de pli). Quoique l’espace fasse, ce sont d’autres acteurs (des sujets sociaux probablement) qui attribueront un éventuel sens.
Fallait-il écrire deux livres pour en arriver là ? A première vue, peut être pas. Thomas-Fogiel l’avoue presque dans sa conclusion quand elle glisse qu’elle a essayé de sortir d’une aporie (penser art et philosophie sous l’angle de l’annexion) en proposant une expérimentation. Elle n’a pas véritablement construit une théorie. Dans sa conclusion Montebello esquisse quelques points qu’une telle théorie pourrait prendre comme appui, et en particulier l’idée que le temps est un rapport de puissance entre des mondes nouveaux qui se créent dans chaque nouvelle œuvre. Il s’agit bien alors, si l’on croise les deux livres, de penser d’abord l’espace comme ce qui permet une topologie des rapports de force et de penser ensuite ces rapports de force en dehors d’une linéarité chronologique simpliste (exigence de Montebello) et à l’écart des logiques binaires (exigence de Thomas-Fogiel). Bref, il faut penser l’espace comme produit interstitiel entre les disciplines, et réfractaire, c’est-à-dire non explicable par la logique d’une discipline. Immense programme multi-, inter-, trans-… disciplinaire !
Vus ainsi, ces deux ouvrages forment donc le début d’une véritable réflexion épistémologique nouvelle sur l’espace. Ils sont donc non seulement passionnants et pionniers, mais, d’une certaine façon, créateurs, comme si chacun des deux philosophes qui les ont écrits avait voulu, en passant, dire qu’entre l’art et la philosophie il y a peut être une similitude fondamentale qui s’appelle la capacité à inventer. La surprise est que les objets inventés (cette idée de l’espace par exemple) pourraient devenir des concepts scientifiques !
(A) Pierre Montebello, Deleuze, philosophie et cinéma, Paris, Vrin, 2008. (B) Isabelle Thomas-Fogiel, Le concept et le lieu. Figures de la relation entre art et philosophie, Paris, Cerf, 2008.