Beaucoup de Suisses ont été étonnés en découvrant en 1975 leur nouveau billet de cent francs : qui était donc ce Francesco Borromini qui avait l’insigne honneur de figurer sur une si grosse coupure ? À peine mieux renseignés, d’autres n’ont sans doute pas manqué de se demander par quelle aberration la Banque nationale avait orné ses coupures de l’effigie de l’un des plus grands artistes romains… Les deux décennies durant lesquelles le billet a circulé ont-elles été propices à une meilleure reconnaissance par ses compatriotes du plus grand architecte tessinois de l’histoire de l’art occidental ? On n’oserait le jurer. Par contre, si le nouvel et magistral ouvrage que lui consacre Etienne Barilier n’y parvient pas mieux, il y aura véritablement à désespérer de la bonne volonté des Suisses à rendre justice à leurs grands hommes ! Certes, nous grossissons ici un peu le trait : Borromini est depuis longtemps reconnu, dans les milieux de l’histoire de l’art, comme l’un des architectes majeurs de l’époque baroque, avec (et non après, comme on l’estimait au 17e siècle) celui qui fut à la fois son grand rival et son « grand frère », le Bernin ; et c’est un Suisse — le Genevois Jean Rousset — qui avait su, dès les années 50, rendre les littéraires attentifs à son génie (dans Circé et le Paon, 1953). Pourtant, il suffit de visiter Rome aujourd’hui pour voir que la masse des touristes ne semble pas mieux informée que les Suisses moyens de 1975 : personne ne manquerait d’aller voir la Colonnade de Saint-Pierre, la Sainte-Thérèse de Santa Maria della Vittoria ou les fontaines de la place Navone, alors que San Carlo alle Quattro Fontane et Sant’Ivo alla Sapienza restent déserts. Même le Guide Michelin de Rome (édition 1977), qui, pourtant, évoque Borromini (n’accordant d’ailleurs qu’une pauvre étoile à Sant’Ivo !), l’oublie dans son index, alors que le Bernin y a droit à non moins de six renvois…
À la recherche du génie.
Il serait cependant excessif de dire que le livre d’Etienne Barilier, qui puise aux meilleures sources (en particulier les grands travaux de Portoghesi [cf. 1977 et 1982]), fait « toute la lumière » sur Borromini, car les zones d’ombres, précisément, semblent constitutives de la vie et du caractère d’un artiste qui, en opposition diamétrale avec le Bernin, s’est voulu secret, ombrageux, renfermé, et dont le suicide ne sera sans doute jamais totalement élucidé. Mais c’est bien là l’un des mérites de cet ouvrage qui fait honneur à la belle collection « Le Savoir suisse », car son auteur, qui ne l’a pas appelé pour rien Francesco Borromini. Le mystère et l’éclat, n’a nullement cherché à idéaliser l’architecte tessinois : celui-ci, en dépit d’un caractère que l’on dirait aujourd’hui « difficile », nous est présenté sans fard, mais avec une empathie à la fois discrète et profonde, qui induit sans cesse chez le lecteur, quoique sans brutalité aucune, la tentation de prendre parti pour le génial Tessinois contre le trop brillant Bernin, dont Etienne Barilier ne cesse pourtant, dans le même temps, de saluer le « génie ». De fait, on ne gagne rien à opposer l’un à l’autre, comme on le fit trop souvent de leur vivant, ces deux créateurs essentiels qui surent parfois cohabiter de manière presque pacifique (l’inégale faveur papale arbitrant leurs différends) dans cette incroyable ruche artistique qu’était la Ville éternelle au 17e siècle : on y comptait en effet, sur cent mille habitants, non moins d’un millier d’artistes de tous ordres. Sans rivaux, cependant, dans l’architecture, les deux artistes incarnent profondément deux aspirations complémentaires — centrifuge et centripète, pourrait-on dire — de l’art dit « baroque », si du moins l’on tient vraiment à ce terme dont Etienne Barilier souligne bien l’insuffisance pour peu que l’on veuille vraiment comprendre en profondeur l’essence de l’œuvre borrominien.
La contrainte de la collection dans laquelle paraît l’ouvrage n’était certes pas faite pour intimider un écrivain aussi rompu aux gageures littéraires qu’Etienne Barilier. Comment l’homme qui a écrit un apocryphe biblique en grec (L’énigme, 2001), réinventé le langage des premiers hommes (La crique des perroquets, 1990), élucidé d’innombrables problèmes d’échecs et dont nous ne serions qu’à moitié étonnés d’apprendre qu’il a écrit des variations sur le motif musical B-A-C-H (dans la foulée de son magistral ouvrage éponyme [1997], et — pourquoi pas ? — dans le style d’Alban Berg, dont il a été le premier et aujourd’hui encore le meilleur biographe francophone [1978]…), comment donc cet auteur que l’Oulipo devrait nous envier, et qui n’a pourtant jamais rien écrit de gratuit, aurait-il pu être gêné de remplir à la lettre le contrat l’obligeant à livrer dans les 124 pages réglementaires l’exacte quintessence d’une recherche à la fois parfaitement informée et étonnamment neuve ?
Sant Ivo dalla Sapienza, Rome.
Rome est une ville que notre auteur connaît bien ; il y a passé une année, pensionnaire de l’Institut suisse de Rome, dont il a fait le décor de son fameux Chien Tristan. Il est vrai que ce roman de 1977, avec ses personnages qui s’identifient tous par jeu à des compositeurs célèbres, tient davantage de l’huis clos que de la promenade dans Rome, et que le lecteur qui connaît déjà Etienne Barilier comme essayiste, romancier, musicologue, philosophe, traducteur ou pamphlétaire aura la bonne surprise de découvrir, avec son Borromini, l’historien de l’art consommé qu’il nous avait jusque là soigneusement caché (même si sa passion de l’architecture lui avait déjà inspiré un passionnant article sur l’architecte romantique allemand Schinkel). Nul doute, pourtant, qu’il portait ce livre en lui depuis plus de trente ans : tout ce que Le chien Tristan ne fait que suggérer à mots couverts sur Rome nous est ici restitué avec un lyrisme et une pudeur qui sont bien à l’image de l’art à la fois somptueux et secret de Borromini. Etienne Barilier est, on le sait, un grand admirateur de l’Antiquité, mais c’est davantage Athènes que Rome qu’il considère comme l’épicentre de notre conscience humaniste. Que Rome le retienne davantage pour le mécénat moderne des papes que pour le Forum ou le Colisée ne doit donc pas nous étonner outre mesure : héritière de la Florence du Quattrocento qu’il a célébrée dans Le dixième ciel, l’un de ses plus beaux romans [1986], la Rome de Michel-Ange et de ses successeurs lui apparaît comme la dernière dépositaire d’un esprit qui a valu, plusieurs siècles durant, à l’Italie, d’être la « mère des arts » et l’interprète d’une idée de la beauté dont le questionnement parcourt comme un fil rouge toute son œuvre.
Etienne Barilier ne manque pas de rappeler que « le Tessin a toujours été un pays de constructeurs et d’architectes » (p. 17). De fait, ses compatriotes Fontana et surtout Maderno, à qui il est apparenté et qui sera son mentor jusqu’à sa mort en 1629, ont précédé Borromini à Rome, et ne sont que les premiers d’une extraordinaire cohorte d’artistes, tous issus de la Suisse italienne, qui s’épanouira également en Russie aux 18e et 19e siècles (on renverra à ce propos à un autre titre du « Savoir suisse », le n°44, Bâtir pour les tsars de Nicola Navone [2007], précisément traduit par Etienne Barilier !) et qui se perpétue aujourd’hui encore en la personne de Mario Botta. Pourtant l’origine tessinoise de Borromini a d’autant plus facilement été occultée que l’artiste a quitté sa terre natale à neuf ans déjà, pour ne plus jamais y revenir. S’arrêtant d’abord à Milan, ce qui lui vaudra plus tard une réputation de « gothique » (que l’on songe au Dôme de la cité lombarde !), il arrive à l’âge de vingt ans à Rome, qu’il ne quittera plus. Sans faire de lui un enfant prodige, Etienne Barilier admire que Borromini soit déjà tout entier dans la première œuvre que l’on peut lui attribuer avec certitude : une fenêtre du Palais Barberini, « dont le mystère est presque irritant », comme le dit notre essayiste (p. 33), qui ne lui consacre pas moins de trois pages, en une analyse exemplaire, approfondissant tour à tour les détails de cette modeste réalisation dans l’ordre même où les perçoit l’œil de l’observateur curieux.
De fait, ce qui frappe d’emblée, dans ce livre, c’est l’équilibre entre la fluidité de l’exposé et la clarté du plan. Etienne Barilier ne se montre pas seulement ici, comme en tous ses essais (pour ne pas parler de ses romans !), un prosateur de premier ordre, dans la lignée spirituelle — dans tous les sens du terme — d’un Denis de Rougemont, mais, à l’instar de l’artiste qu’il évoque, un authentique architecte. Aucun chapitre, même le deuxième qui y est en apparence essentiellement consacré, n’est exclusivement biographique, et l’évocation, pas à pas, des principales réalisations de Borromini — elles ne sont pas si nombreuses — qui informent les chapitres suivants n’oublie jamais de renvoyer à la fois à l’évolution morale de l’artiste et aux enjeux historiques, et même philosophiques, soulevés par ses réalisations les plus audacieuses. Dans un parcours que la relative rareté des illustrations (c’est là le seul éventuel reproche que l’on peut faire à l’ouvrage, mais les normes de la collection sont, sur ce plan, contraignantes) pourrait rendre par moments un peu abstrait, la constante précision et la finesse de l’analyse prennent véritablement par la main un lecteur qui, l’ouvrage terminé, n’a qu’un désir : sauter dans le premier train pour Rome, non pour y subir une improbable modification de son jugement, mais pour jouir de visu de tout ce qu’Etienne Barilier lui aura appris à voir ou à revoir.
Promenades dans Rome.
Escaliers intérieurs, Palais Barberini, Rome.
Les quatre grandes réalisations de Borromini — encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par « grand », car elles tiendraient toutes ensemble à l’aise au milieu de la Colonnade du Bernin — informent ainsi quatre chapitres qu’Etienne Barilier a, non parfois sans ironie, subsumé sous un concept qui l’éclaire particulièrement : si San Carlino est « unique », c’est qu’il est le seul monument dont Borromini a pu soigner le moindre détail sans ingérence extérieure, et si l’Oratoire de Saint Philippe Néri évoque « la musique », ce n’est pas seulement par la pureté rythmique de ses lignes, mais aussi parce qu’il a donné son nom à la forme musicale la plus emblématique de la Contre-Réforme : l’oratorio. « Si c’est une coïncidence, » remarque Etienne Barilier (p. 68), « elle est heureuse tant les œuvres de Borromini, en effet, sont musiciennes. » Sant’Ivo appelle, pour sa part, la question « quelle sagesse », en raison de son appartenance au complexe architectural de la Sapienza, mais aussi parce que cette église donne à Etienne Barilier l’occasion de s’interroger sur la folie d’un architecte tenacement critiqué pour sa « bizarrerie », et qui a précisément donné à Sant’Ivo sa création sans nul doute la plus étrange : l’incroyable lanterne qui anticipe l’art de Gaudi et dont l’image pour le moins frappante avait judicieusement décoré le revers de l’ancien billet de cent francs. Refusant la tentation de l’irrationnel et de l’adhésion sans distance, Etienne Barilier nous livre cependant de ce monument « dont notre œil a suivi la forme de bas en haut » une rigoureuse analyse qui nous convainc sans peine qu’une « pensée puissante préside à sa structure » (p. 74). Enfin, si Saint-Jean de Latran évoque la « restauration créatrice », sans doute faut-il voir là, au delà des prouesses de discrétion et d’harmonie qu’a réalisées Borromini dans ce travail plutôt ingrat de réhabilitation intérieure, une nouvelle allusion à l’ordre papal, dont le mécénat fut, il est vrai, assez discret à l’égard du rival trop souvent malheureux du Bernin. Évoquant le goût perfectionniste du détail qui caractérisait Borromini, Etienne Barilier suit lui-même son exemple en ne négligeant aucun des éloges adressés à l’architecte, jusqu’à celui d’avoir choisi pour les plinthes un marbre bigarré permettant aux traces d’urine que les chiens ne manqueraient pas d’y laisser de passer plus inaperçues !
Les deux avant-derniers chapitres évoquent, d’abord, les œuvres « inachevées » et « intempestives » (Etienne Barilier se souviendrait-il ici de Nietzsche ?), puis les dernières réalisations de Borromini, la Propaganda Fide et Sant’Andrea delle Fratte, dont Barilier réactive le sens littéral (les fratte, ce sont les « broussailles ») pour mieux souligner le secret foisonnement de l’art borrominien tardif, avant que la dixième et ultime partie ne mêle l’évocation du suicide de l’artiste aux échos contrastés de sa postérité, de Fischer von Erlach à Frank Lloyd Wright (dont le musée Guggenheim semble inverser, comme le remarque Etienne Barilier, la lanterne de Sant’Ivo), et ne conclue sur la comparaison suprême, longuement préparée tout au long de l’ouvrage, de Borromini avec le penseur de son temps à qui il ressemble le plus : Blaise Pascal. De fait, si un Deleuze a pu considérer de nos jours que Leibniz, à travers la notion de « pli », était le penseur même du baroque, du moins dans l’acception triomphante, extérieure et « berninesque » de cette notion, Etienne Barilier nous persuade que c’est bien plutôt Pascal qui s’impose, dans la mesure même où il dépasse la pensée cartésienne classique, comme le véritable frère spirituel de Borromini, lequel, pour sa part, transcende l’opposition du classicisme et du baroque dans son art profondément concentré, où aucune courbe n’est isolée de sa contre-courbe et où l’aspiration même vers la hauteur prend des allures de théologie négative. « Pourtant, » précise Etienne Barilier, « Borromini, au contraire de Pascal, ne se meut pas dans un espace purement intérieur. […] Son art est austère, peut-être. Mais c’est un art. La coupole de Sant’Ivo, semée d’étoiles, enclôt dans la beauté les espaces infinis, leur ôte leur effroi » (p. 132). Comment mieux dire que la beauté, « beau souci » constant d’Etienne Barilier, est à la fois au principe et à la fin de l’activité humaine ? Le monde, certes n’est pas seulement fait pour aboutir à une belle église, mais il inclut dans son ordre la possibilité de monuments dont la réalisation représente une victoire sur la mort et l’inertie des choses.
L’impression que laisse, au terme du parcours, le livre d’Etienne Barilier est celle d’un certain vertige, comme si l’auteur avait modelé sa démonstration sur la spirale biseautée de la lanterne de Sant’Ivo. Loin de se restreindre au portrait d’un artiste encore trop méconnu, son essai offre, en creux, une saisissante synthèse de la Rome du 17e siècle, qui, comme le rappelle notre auteur, « n’est pas tout d’une pièce » (p. 39), et est en tout cas assez vaste pour que le Bernin et Borromini puissent y coexister sans que l’un doive être fatalement justiciable des catégories qui s’appliquent à l’autre. Borromini ne serait ainsi baroque que « si l’on accepte l’idée que le baroque puisse être tragique » (p. 41), ce qui ouvre des perspectives authentiquement métaphysiques sur les fins mêmes d’un art trop souvent réduit à ses composantes fonctionnelles. Refusant du même coup l’idée d’un « baroque éternel » chère à Eugenio d’Ors (1968), Etienne Barilier nous montre qu’il n’est d’œuvre d’art qu’incarnée dans un temps et dans un devenir. Et de littérature que chevillée au destin des hommes et de leurs réalisations.
Etienne Barilier, Francesco Borromini. Le mystère et l’éclat, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009.