Il est des objets qui ne répondent plus à l’exigence de leur fonction, qui dépassent le cadre pour lequel ils ont été fabriqués. Abandonnés, jetés, oubliés, vendus, ils changent de détenteurs qui les utilisent à nouveau à leur guise. C’est dans cette valeur d’usage que les objets prennent tout leur sens de signe, de trace. Ainsi, dans la sphère du privé, on ne s’étonne pas de la présence d’objets, posés sur une étagère, accrochés au mur ou enfouis au fond d’un tiroir. Objets symboles, objets souvenirs, témoignages, chaque détenteur tisse des liens particuliers avec les objets qui l’entourent sans avoir besoin de les expliquer ou les justifier et sans pour autant que le discours ne soit absent. Mais qu’en est-il du domaine public, et plus particulièrement des objets donnés à voir dans les musées ? Le musée réunit un ensemble d’objets qui ont été triés, classés, parfois exposés. Ils constituent un patrimoine commun à une nation, une région, une culture. Cette institution, qui a pour vocation de conserver certaines traces du passé afin de les transmettre, se voit impliquée dans un processus de choix, de réification afin de définir ce qui sera montré, et comment. Ces objets, en principe retirés du circuit marchand, sont conservés à des fins d’instruction, de transmission de savoirs mais ils témoignent également de l’identité du musée auquel ils appartiennent. Parmi ces objets, certains sont privilégiés et se voient exposés dans les expositions permanentes. Expositions qui se doivent d’offrir un panel représentatif, une vitrine des richesses du musée. L’exposition est avant tout un langage, un médiateur auquel l’objet décontextualisé contribue. La mise en scène, selon les choix du conservateur, permet de restituer une signification à l’objet.
En se promenant parmi les collections du Musée National d’Art Moderne, on peut observer, dans la salle consacrée aux artistes Fauves, un masque blanc dont le cartel [1] indique qu’il s’agit d’un masque fang, provenant du Gabon, d’un auteur anonyme, ayant appartenu à la collection Derain et à la collection Vlaminck. Il a été légué par Alice Derain en 1982. Les masques du Gabon, dits aussi masques blancs, étaient de façon générale, associés au culte du biéri pratiqué par les Fangs. Ces objets rituels étaient portés par des hommes initiés, participants aux sociétés secrètes du ngil, à caractère judiciaire (Boulouré, 2000, p. 171), aujourd’hui disparues. Ils étaient utilisés pour cacher le visage des porteurs lors de leurs sorties. Leur blancheur provient de l’enduit de kaolin, le blanc étant la couleur du deuil et de la mort chez les Fangs de cette région. Mais les sources lacunaires concernant ces masques ne permettent pas d’en connaître la signification et encore moins les personnes qui les ont fabriqués et utilisés en tant que masque.
En ce qui concerne le masque exposé au Mnam (Musée National d’Art Moderne), il n’y a aucune source le documentant avant qu’il ne soit découvert sur le sol français, à Paris, au début du siècle dernier. Les spécialistes et experts en art africain semblent douter de sa qualité plastique. Le marché de l’art africain a pris une ampleur certaine depuis les années 80 et nombres d’entre eux qui se sont penchés sur ce masque semblent s’accorder sur son origine douteuse et son inauthenticité (guide du Mnaao, 1987, p. 59). Déjà en 1968, Jean Laude écrivait à son propos : « Il possède d’ailleurs une valeur de curiosité plutôt qu’une réelle valeur esthétique : il a été probablement vendu sur quelque marché à un Européen, amateur de souvenirs coloniaux » (Laude, 1968, p. 105). Selon William Rubin « le masque fang de Derain est d’une qualité franchement médiocre, d’un type que les Gabonais fabriquaient déjà en série pour la vente au tournant du siècle » (Rubin, 1984, p. 13).
Le masque du Mnam s’avère donc ne pas être un masque fang authentique au sens où l’entendent les ethnologues et les marchands à savoir que le masque doit être « dansé ». Comme le souligne l’expert Henri Kamer, « la complexité du problème réside en ceci que l’objet africain pour être pleinement qualifié d’authentique doit avoir été exécuté par le sculpteur local à des fins rituelles et avoir servi à ces fins » (Kamer, 1984, p. 81). Ainsi, ce masque n’aurait pas été fabriqué dans le but d’être porté, « dansé », lors d’une manifestation rituelle mais sculpté pour être vendu. Produit pour être une marchandise dans un contexte de colonisation, à une époque où explorateurs, administrateurs et ethnologues pillaient en Afrique ce qui devenait en Europe et aux États-Unis de « l’art primitif », il devient aujourd’hui inauthentique en Occident, dans le contexte artistique actuel.
Du point de vue de l’histoire de l’art, l’objet n’apparaît pas avoir été constitué en œuvre d’art dans la mesure où ses propriétés plastiques n’ont pas été retenues dans la sélection de l’objet. Malgré l’absence d’un auteur identifié, d’une signature ou d’une datation, il se trouve exposé derrière une vitrine, accompagné d’un cartel, d’un éclairage adéquat, suivant toutes les procédures apparentes qui permettent de le placer mentalement dans la catégorie des œuvres d’art. Sans explication, sans texte (hormis un cartel succinct) ou photo qui pourrait l’apparenter à un document, l’objet présente toutes les caractéristiques muséographiques et visuelles qui permettent de le traiter comme une œuvre d’art.
Comment alors expliquer la présence de ce masque donné à voir dans l’exposition permanente du Musée National d’Art Moderne ? Il faut regarder le cartel de plus près pour s’apercevoir que toute la légitimité de la présence de l’objet est dans « ancienne collection Derain, ancienne collection Vlaminck ».
En effet, en étudiant l’itinéraire de l’objet, on s’aperçoit que ce masque n’apparaît dans l’histoire de l’art qu’à partir de sa découverte par Vlaminck. En 1905, Vlaminck remarque trois sculptures, dans un café des environs d’Argenteuil, « deux statuettes du Dahomey, peinturlurées d’ocre rouge, d’ocre jaune et de blanc ; une autre de la Côte d’Ivoire, toute noire » (Vlaminck, 1943, p. 105). Il les achète et les montre à un ami de son père qui lui offre un masque blanc et deux statuettes de la Côte d’Ivoire [2]. La même année, Vlaminck rencontre des difficultés financières et vend le masque à Derain pour la somme de 20 francs. Derain emmène le masque dans son atelier, rue de Tourlaque, à Paris. C’est là que Matisse et Picasso le virent, et selon Vlaminck, demeurèrent « interdits », « stupéfaits » (Laude, 1968). Tant de récits ont été écrits à propos de ce masque qu’il s’avère parfois difficile de démêler les différentes versions, cependant toutes concourent à lui donner une place particulière dans l’histoire de l’art moderne occidentale. L’enjeu a longtemps été de savoir lequel des artistes, au début du siècle, a été le premier à découvrir l’art africain. Lequel de ces objets a marqué en premier lieu la rencontre entre l’art africain et les avants gardes artistiques occidentales « […] comme si une telle découverte était analogue à la notion de priorité communément associée au progrès de la science » (Flam, 1984, p. 213). Maurice Vlaminck a largement contribué à la construction d’un discours selon lequel il aurait été le premier découvreur, s’attribuant ainsi un rôle crucial dans l’histoire artistique. Ses déclarations et ses écrits ont été sujets à controverses [3] mais il n’en reste pas moins que, « [ce] masque est depuis lors devenu une icône du primitivisme du 20e siècle » (Rubin, 1984, p. 13)
Il acquiert rapidement une telle célébrité, que le marchand et collectionneur de Derain Ambroise Vollard demande la permission à l’artiste d’en faire un moulage en bronze. Ce moulage exécuté par Rudier, le fondeur de Maillol, fut offert en 1939 par Vollard au Musée de la France d’Outre-mer [4]. Ary Leblond, alors conservateur du musée depuis 1935, écrit à Vlaminck et lui fait parvenir une photo du moulage en bronze. En 1944, dans une lettre à Ary Leblond, Vlaminck lui répond : « l’histoire de ce masque devient historique à l’heure actuelle. C’est ce masque qui a déclenché l’art nègre. [… après avoir rappelé comment lui même l’avait obtenu puis vendu à Derain …] et le masque dont vous m’envoyez la photo est le moulage de la première pièce nègre d’où est sorti l’art nègre et qui a engendré le cubisme » ( Laude, 1968, p. 104)
Cette copie en bronze fut, au moins jusqu’en 1960, une des pièces maîtresses des collections permanentes. Lorsque le musée fut rebaptisé Musée des Arts Africains et Océaniens, sous l’impulsion de Malraux, et les collections entièrement remaniées, le moulage en bronze perdit de son prestige mais resta néanmoins présent dans les salles des collections permanentes pendant plusieurs années. En 1982, l’original en bois entra dans les collections nationales d’art moderne, suite au legs d’Alice Derain. Le masque, marchandise, icône du primitivisme, devint objet de musée, inaliénable et soumis à l’imprescriptibilité.
Une fois devenu un objet de musée, le choix a été de l’exposer, dans les collections permanentes. En tant que masque fang, l’objet considéré comme inauthentique et de mauvaise facture n’a pu être sélectionné pour ses qualités plastiques. C’est donc en tant qu’icône du primitivisme, dont il porte symboliquement la trace mais dont aucune mention n’est faite dans l’exposition du Mnam, que se trouve la réponse.
Le discours qui s’est construit autour de cet objet se fonde avant tout sur l’influence qu’il aurait pu avoir auprès des peintres des avant-gardes. Les informations concernant cet objet constituent un ensemble de connaissances dont l’objet est le dépositaire. C’est en tant qu’objet de savoir qu’il pourrait acquérir un statut d’objet scientifique. Pourtant, exposé comme un objet d’art et non comme un document ou une archive, on peut se demander dans quelle mesure le musée envisage son objet comme un matériau historique voire scientifique. C’est à travers la relation privilégiée que Vlaminck et Derain ont établie avec le masque, que le Musée National d’Art Moderne a pu l’intégrer dans une histoire de l’art occidental. Néanmoins si on peut considérer que cet objet a été un symbole pour certains artistes au début du siècle dans un atelier parisien qu’en est-il pour le visiteur du Mnam en 2005 ? L’objet réifié par Derain ou Vlaminck n’a de sens que pour le musée et certains connaisseurs qui détiennent les données historiques, clé de la compréhension. L’objet exposé comme morceau de mémoire, n’a de sens en ce lieu qu’en référence à son passé. La sélection, l’élection d’un objet transformé en objet de musée, nécessite d’être intégré dans un système de signification accessible. Sinon on ne peut voir qu’une chose élevée au rang d’objet de musée par le fait d’être placé dans une vitrine accompagnée d’un cartel.
Au cours de la vie d’un objet (Kopytoff, 1986), le sens se transforme, s’accumule sans pour autant s’annuler. Il appartient donc au musée de prendre en compte cette agrégation de signes afin de mettre en avant ce qui sera le plus représentatif et de l’intégrer dans une catégorisation qui corresponde aux orientations des collections dont le musée est responsable. Si le « masque fang de Derain » fut en son temps un symbole de la naissance du cubisme dans une situation donnée, tel qu’il est exposé au Mnam, il s’apparente à une relique [5]. L’objet ayant appartenu à Derain, possède un pedigree. Sans l’identification par le nom de l’artiste reconnu au musée, le masque serait sans doute abandonné au fond des réserves. En tant que relique, l’objet redevient un mythe. Les significations extrinsèques à la matérialité de l’objet sont absentes. En tant que mythe, au sens où l’entend Barthes (1957, pp. 197-198), les traces du contexte de fabrication de l’objet, sa polysémie, sont effacées. L’objet n’est plus un support de mémoire, ni de l’histoire de l’art occidentale mais un support d’oubli mettant à l’écart l’expérience vécue par Derain.
Image tirée du site de la Réunion des Musées nationaux, © Rmn.
Masque fang Gabon. Anonyme ; Mnam ancienne collection Derain, ancienne collection Vlaminck. Legs Alice Derain en 1982. Inv. am 1982 – 248. Tirage en bronze d’un masque fang. Exécuté par F. Rudier. Maao/Quai Branly. Ancienne collections Ambroise Vollard – Don de Vollard en 1939, 41,5 x 29 x 14,5.