Si le géographe est souvent aussi photographe, le photographe, lui, est plus rarement géographe. Tout le monde est certes un peu géographe, ainsi que les géographes Michel Sivignon et Jean-Paul Charvet l’ont suggéré, et le discours de nombreux photographes témoigne, si besoin était, sinon de leur disposition géographique, du moins de leur curiosité du monde, de l’impératif besoin de découverte, d’exploration, de connaissance, et de compréhension du monde qui les anime souvent. Les photographes ont en effet souvent fait preuve d’un tropisme géographique certain.
Ainsi, Margaret Bourke White (1904-1971), grande photographe et photojournaliste américaine, qui fut la première femme photojournaliste à travailler pour Life magazine, estimait que les photographes se trouvaient dans « une position privilégiée et même parfois heureuse » puisqu’il leur était donné de « voir une grande partie du monde ». Elle en concluait que les photographes avaient pour « obligation de communiquer » ce qu’il leur était donné de voir (We are in a privileged and sometimes happy position. We see a great deal of the world. Our obligation is to pass it on to others). Elle allait même plus loin dans la description de son rapport au monde lorsqu’elle déclarait « vouloir et avoir besoin de cette motivation à découvrir sans cesse de nouveaux mondes » et devoir ensuite partager ce qu’elle avait vu et appris (I want and need that stimulus of walking forward from one new world to another… [The] world was full of discoveries waiting to be made… (as a photographer) I could share the things I saw and learned… you would react to something all others might walk by).
Pionnière à plus d’un titre, Margaret Bourke White était la contemporaine d’un autre grand photographe américain, Walker Evans (1903-1975), connu notamment pour son travail documentaire sur la Grande dépression. Evans, lui, n’exprimait pas seulement la volonté de découverte, de connaissance et de compréhension du monde qui était la sienne, il la prescrivait : « Dévisagez, fixez du regard. C’est la façon d’éduquer vos yeux, et plus encore. Dévisagez, soyez indiscrets, écoutez, espionnez. Mourez en sachant quelque chose. Vous n’êtes pas ici pour longtemps » disait-il (Stare. It is the way to educate your eye, and more. Stare, pry, listen, eavesdrop. Die knowing something. You are not here long). Quant à Diane Arbus (1923-1971), photographe américaine dont les portraits témoignaient d’un monde caché, elle exprimait aussi clairement ce désir de découverte que nombre de géographes et de photographes partagent lorsqu’elle déclarait que ce qui lui tenait le plus à cœur était de se rendre là où elle n’était jamais allée (My favourite thing is to go where I’ve never been). Enfin, si « la photographie est une bonne excuse pour voir des choses que l’on ne verrait pas d’ordinaire », ainsi que l’estime Christopher Beirne, photographe contemporain, la géographie est aussi à n’en pas douter une bonne raison et bon moyen de voir le monde (Photography is a great excuse for seeing things you ordinary wouldn’t).
Si la photographie et la géographie enjoignent à la découverte, elles encouragent aussi la proximité : avec le terrain, l’objet, le sujet. Robert Capa (1913-1954), illustre photographe de guerre et fondateur en 1957 de Magnum Photos avec Henri Cartier-Bresson et d’autres, expliquait que si une photo n’était pas bonne c’est que le photographe n’était pas assez rapproché de son sujet (If your pictures aren’t good enough, you’re not close enough). D’ailleurs, le travail d’Henri Cartier-Bresson (1908-2004), photographe français souvent décrit comme le père du photojournalisme moderne, avait fait sa marque de fabrique de cette proximité puisque la focale de 50 mm avec laquelle il travaillait l’imposait (dans le choix des focales fixes, avec 46° d’angle de vue, celle de 50 mm est celle qui approche le plus du champ de vision humain, celle qui altère le moins la taille et la perspective du sujet). Ceci dit, Cartier-Bresson avait peut-être des affinités moins géographiques qu’historiques puisqu’il a beaucoup insisté sur le désir qu’il avait avant tout de saisir des instants donnés, des « instants décisifs ». Certes, histoire et géographie sont quasiment indissociables et Susan Sontag (1933-2004), essayiste et romancière américaine auteur d’un célèbre essai sur la photographie, estimait ainsi de façon très juste qu’une photographie était « une mince tranche d’espace autant que de temps » [1]. Quant au photographe américain Ansel Adams (1902-1984), connu pour ses photos en noir et blanc des paysages américains, n’estimait-il pas qu’une « bonne photographie » s’obtenait « d’abord en sachant où se placer » ?
Ansel Adams soulevait d’ailleurs une question chère aux géographes et qui s’applique tant à la cartographie qu’à la photographie, celle du rapport du médium à la réalité : « Tout le monde ne fait pas confiance à des peintures » disait-il, « mais les gens croient les photographies » (Not everybody trusts paintings but people believe photographs). Certes, ainsi que l’explique le journaliste britannique Harold Evans (né en 1928), « l’appareil photo ne peut pas mentir mais il peut être un accessoire de fausseté » (The camera cannot lie, but it can be an accessory to untruth). Il est en effet aussi aisé de faire mentir une photographie qu’une carte, ne serait-ce que par l’omission dans le dessin ou dans le cadrage. Alfred Stieglitz (1864-1946), le photographe américain qui réussit à faire de la photographie un art à part entière aux côtés de la peinture et de la sculpture, évoquait l’une des raisons pour lesquelles il était peut-être aisé de faire mentir une photographie : parce qu’ « en photographie, il y a une réalité si subtile qu’elle en devient plus vraie que nature » (In photography there is a reality so subtle that it becomes more real than reality). Roland Barthes (1915-1980), écrivain et sémiologue français auteur d’un célèbre essai sur la photographie [2], allait plus loin quant à lui lorsqu’il expliquait qu’« une photo est toujours invisible », que « ce n’est pas elle qu’on voit ».
À la lecture de ces mots de photographes, il apparaît que photographie et géographie ont beaucoup en commun et que la pratique de l’une peut considérablement enrichir l’autre, et vice-versa : notamment lorsque les pas et le regard du géographe guident ceux du photographe et que l’œil du photographe dirige et exacerbe celui du géographe. Ainsi de cette photo (51 mm f/3,5 1/30s) d’un père akha muchi et de son fils qui observent le géographe visitant leur village dans le nord du Laos (province de Phongsaly, district de Boun Tai, février 2005) : c’est l’œil du photographe qui a su rendre compte de l’observation dont le géographe était l’objet. Mais la photo ne dit pas ce que les yeux qu’elle a figés ont vu : sûrement pas un géographe mais, peut-être, un photographe, plus aisément identifiable. Il est beaucoup plus probable, en fait, que les deux Akha muchi n’aient vu qu’un étranger. D’ailleurs, Henri Cartier-Bresson disait que le reportage photojournalistique faisait « inévitablement » de son auteur un « étranger » (In photojournalistic reporting, inevitably, you’re an outsider). La photo ne dit d’ailleurs pas grand-chose du lieu et des sujets et laisse donc une grande part à l’interprétation (cette « revanche de l’intellect sur l’art » (Interpretation is the revenge of the intellect upon art), selon la formule de Susan Sontag) jusqu’à ce que le discours du géographe la situe et l’informe. C’est d’ailleurs le géographe qui a amené le photographe dans ce village et si c’est le « premier » qui s’est senti dévisagé, c’est le « second » qui a répondu à l’injonction de Walker Evans en essayant de pratiquer cette proximité chère à Robert Capa.
En fin de compte la photo en question est bien celle d’un géographe photographe, d’un géographe animé d’un tropisme photographique : une photo d’un père akha muchi et de son fils dans un village ayant renoncé à la production d’opium à la demande des autorités laotiennes qui ambitionnaient de totalement supprimer la culture du pavot en 2005. Lorsque la photo a été prise, en février 2005, le Laos était toujours le troisième producteur illicite d’opium au monde et sa politique de suppression accélérée de la production d’opium avait placé une grande partie de la paysannerie de l’opium dans une situation économique et sanitaire des plus problématiques. En 2007, la production du pays a baissé mais n’a pas été supprimée ; et les autorités laotiennes poursuivent leur programme de suppression de l’agriculture sur brulis (prévue pour 2010) qui est pratiquée notamment par les populations productrices d’opium. D’ici à 2015 le Laos veut avoir supprimé la pauvreté…