En 1988, de retour d’une mission printanière au Népal, où la splendeur des rhododendrons en fleurs l’avait à nouveau ravi, mais où les échanges scientifiques avec les chercheurs d’autres disciplines furent plutôt un échec, Olivier Dollfus écrivait dans son rapport de mission : « Je me suis donc concerté avec moi-même, ai essayé d’assumer ma pluridisciplinarité interne et ai fait, sommairement, le point à partir de vieilles connaissances et d’observations nouvelles et bien fragmentaires ».
Cette nécessité d’une approche pluridisciplinaire, ténue lors des premiers séjours d’Olivier Dollfus au Népal, s’est progressivement imposée au point qu’on ne peut plus désormais envisager d’autre approche pour étudier la complexité des milieux et des populations himalayennes. L’influence d’Olivier Dollfus, jamais imposée mais très prégnante, nous a marquées et reflète, à travers trois décennies de recherches sous sa direction, l’évolution de ses préoccupations et de sa pensée.
C’est à la faveur d’une toute première expérience péruvienne qu’Olivier Dollfus commença à fréquenter les représentants des Sciences de la Terre et à raisonner en terme de pluridisciplinarité. Lorsqu’il visita pour la première fois le Népal en 1969, un an à peine après que la théorie de la tectonique des plaques a été formulée, il découvrit une chaîne de montagne active, en pleine surrection, battue par les vents de mousson, sise à la jonction de deux cultures parmi les plus foisonnantes du monde, l’indienne et la chinoise. Bien avant les géologues, Olivier Dollfus a affirmé que la haute chaîne se soulevait par rapport aux moyens pays népalais, car il avait repéré, en compagnie de Pierre Usselmann, que les terrasses de la Kali Gandaki, — cette rivière au nom de déesse redoutable qui naît au nord de l’Himalaya et le traverse dans de profondes gorges avant d’aller rejoindre le Gange —, étaient déformées et ployées. Depuis, les mesures géodésiques calées sur un réseau de stations gps lui ont donné effectivement raison, en démontrant que la haute chaîne s’élève actuellement de près d’un centimètre par an.
Comprendre les reliefs, certes, mais aussi saisir la diversité des milieux physiques, en dégager les paramètres essentiels, les modéliser, voilà en fait ce qui a le plus intéressé Olivier au cours de cette première décennie au Népal. Ses compagnons de route d’alors, Jean-François Dobremez d’abord, Georges Bertrand et Jacques Hubschman ensuite, ont fait que la pluridisciplinarité s’est davantage pratiquée entre géographes physiciens et botanistes qu’avec les géologues. Un quart de siècle après avoir été écrit, son article intitulé « l’Himalaya Central, Essai d’analyse écologique », cosigné avec G. Bertrand, reste toujours une source fructueuse de réflexion sur les logiques de fonctionnement verticales et les effets de dominance, omniprésents dans cette montagne où les dénivellations peuvent localement atteindre plus de 6000 mètres.
Pourtant, Olivier Dollfus n’a jamais perdu son oeil de géographe géomorphologue, s’intéressant aux bassins intra-montagnards, là où les formes et les sédiments permettent de saisir la puissance et l’intensité des phénomènes d’érosion et/ou d’accumulation dans une montagne par ailleurs fortement humanisée.
Avec les dépôts du bassin de Pokhara, vieux de 500 ans seulement, c’est une géomorphologie historique, parfois ancrée dans les légendes des lieux (avec le thème récurrent de villageois punis par les forces naturelles et les dieux pour ne pas avoir voulu leur être agréables), une géomorphologie davantage centrée sur les processus actifs et les aléas naturels, qui nous intéressait. Le bassin de Pokhara fut l’occasion de réfléchir sur la signification de phénomènes exceptionnels (glissements de terrain, éboulements de parois), de forte intensité et de faible fréquence. Leur persistance dans les paysages traduit leur rôle dans la genèse des reliefs himalayens et le poids de tels héritages dans la localisation des zones à risques actuelles, en particulier des pahiro, terme nepali recouvrant divers types de mouvements de terrain actifs.
Au cours de ces années, l’idée d’un site de recherche plurielle — en l’occurrence un long versant himalayen habité par des communautés villageoises — ouvert aux investigations croisées de différentes disciplines, germait dans sa tête. Avec Corneille Jest, Jean-Pierre Deffontaines et toujours Jean-François Dobremez, Olivier a contribué à le mettre en place à Salmé au Népal Central, à la fin des années 1970, dans le cadre du « Programme Versant ». De nombreux chercheurs de disciplines différentes (ethnologie, agronomie, écologie, géographie) s’y sont croisés, plus peut-être qu’ils n’y ont réellement travaillé ensemble. Mais c’était un pas supplémentaire sur le chemin difficile de l’interdisciplinarité. Les échanges que certains chercheurs ont pu avoir sur le terrain, ainsi que la somme de connaissances accumulées lors de cette opération, ont formé un véritable levier pour les travaux qui ont suivi.
Dans ce programme qui avait pour objectifs de comprendre les relations entre la communauté villageoise et son milieu, d’expliquer les limites de végétation, l’étagement et l’utilisation des terres, les géographes avaient en charge l’étude des formes du relief, des formations superficielles, des processus d’érosion et du climat. Le choix de recherches dans la durée, sur des cycles bioclimatiques complets, fut déterminant. Il a permis de donner sens aux données stationnelles recueillies, aux observations, et a favorisé le dialogue entre disciplines. L’étude des processus érosifs, englobant temps longs et temps courts de la nature, a pu ainsi être complétée par l’étude du temps des hommes, temps de leur histoire, temps de leurs activités quotidiennes au cours de l’année. Alors seulement un système a été esquissé et certaines logiques de fonctionnement ont été décelées. Encore fallait-il, pour bien les comprendre, que le géographe aille explorer aux confins de sa discipline, sur ces marges si riches qu’Olivier Dollfus nous a toujours laissé découvrir et approfondir et que l’échange avec des chercheurs d’autres disciplines a favorisé. Dans les villages himalayens, les géosymboles, visibles (édifices religieux tels que les mane, stûpas, etc.) ou invisibles (comme les divinités serpents censées occuper et d’une certaine manière protéger les secteurs humides et instables), jalonnent les glissements de terrain que l’on étudie. Ils sont inscrits dans la toponymie qui répertorie l’histoire du territoire de ces populations de culture orale. Les noms de lieux mentionnent également des ressources arborées, hydriques, des types de terrain, des faits historiques et religieux, qui traduisent en partie les projets de la population sur son territoire au cours du temps, territoire dont la destinée est ici entre les mains de divinités présidant à la prospérité et aux bonnes récoltes. Relever, cartographier, traduire et analyser les toponymes du versant a ainsi permis d’aborder la perception et la représentation de leur milieu physique par les populations, apportant un complément de lecture aux cartes physiques et, entre autres, aux pahiro, précédemment évoqués. Nous sommes donc progressivement passés de l’étude d’un espace physique anonyme à celle d’un territoire, milieu sacralisé qu’une population s’est appropriée en sélectionnant et en nommant un certain nombre de lieux, tous porteurs d’un sens constitutif de son identité. Ce faisant, nous renforcions la communication interdisciplinaire autour du Lieu, interdisciplinarité qui suppose que chacun ait fait, au préalable, un long chemin personnel aux frontières de sa propre discipline.
Tout au long de ce parcours, Olivier Dollfus nous a appris à ne pas privilégier une approche au détriment de l’autre, mais à toujours les confronter, les comparer, en nous rappelant que l’étude des sociétés rurales de montagne ne doit pas sous-estimer les « structures et systèmes naturels participant à l’organisation des paysages ». Cet aller-retour permanent entre les données des milieux physiques et la façon dont les sociétés se les approprient fait la force de ce qu’Olivier Dollfus nous a enseigné. Il le faisait en allant toujours, dans son impatience légendaire, à l’essentiel, balayant d’un geste de la main ce qui n’était pour lui qu’anecdotique, nous aidant à relativiser le propos grâce, notamment, à des comparaisons Andes-Himalaya, telles qu’il les a initiées dans les années 1980 et lors du colloque « Sociétés rurales des Andes et de l’Himalaya ».
Cette démarche nous a permis, par la suite, de mettre en place d’autres programmes interdisciplinaires en Himalaya, programmes pour lesquels Olivier a toujours donné de précieux conseils et auxquels il a activement participé.
De ses séjours sur le terrain il a laissé, entre autres, quelques rapports de mission, aux titres non dénués d’humour : « Deux ou trois choses que je sais du versant de Salmé » … ou encore « Propos d’un flâneur ». Ce flâneur était un glaneur. Il allait toujours à l’essentiel et récoltait en passant deux ou trois données, nourrissant une réflexion générale qui allait devenir celle sur le « système-monde ».
Vingt ans après avoir contribué à la mise en place du programme pluridisciplinaire à Salmé, il proposa de revenir sur ce versant, avec l’héritage des nombreuses données précédemment accumulées, pour évaluer les transformations que la population a pu vivre depuis. En vingt ans, le contexte général a en effet changé : le Népal s’est démocratisé après l’insurrection populaire de 1991, il s’est inséré dans des « économies-monde », de jeunes générations scolarisées sont arrivées massivement à l’âge adulte et ont pris part aux débats politiques. Le passage par l’école a notamment forgé chez les jeunes une nouvelle conception, sécularisée, du monde et de l’environnement naturel. Les jeunes envisagent par exemple d’intervenir sur le pahiro non plus par le biais de rituels et d’offrandes pratiqués par des lamas et chamanes, et adressés aux divinités régulant le territoire, mais davantage en construisant des gabions, en plantant des arbres en amont du glissement et en cherchant une ong — il y en a beaucoup depuis l’ouverture politique du pays — qui veuille bien financer le projet.
Il s’agissait ainsi de s’intéresser davantage aux pratiques et aux représentations de la société, en les resituant dans un contexte plus global. Par sa connaissance du monde à différentes échelles, Olivier Dollfus a souligné la banalité ou la spécificité des changements observés, poussant par la comparaison à ne pas rester à une analyse locale des situations et des logiques mais à les resituer dans un contexte mondial. D’une double décennie à l’autre, son désir d’appréhender un lieu sous ses multiples facettes, via l’élaboration du Programme pluridisciplinaire Versant à la fin des années 1970, s’est élargi vers celui de comprendre les transformations de ce lieu dans le monde, en dépassant les comparaisons avec les Andes. Il a insisté sur la nécessité « d’entrer dans le monde par les lieux », d’analyser la mondialité à toutes les échelles et jusqu’au bout du monde, même là où on la penserait improbable. On retrouve cette même évolution dans ses ouvrages : il est passé dans les années 1970-80 de L’analyse géographique, et L’espace géographique, à Mondes nouveaux et L’espace Monde depuis les années 1990, textes dans lesquels il propose la notion de « système-monde », et enfin à La mondialisation, où l’homme dans le monde prend une place prépondérante dans ses analyses.
Olivier Dollfus nous a toujours laissées libres de nos orientations. Jamais directif, il a su pourtant faire passer ses messages lors de nos entretiens parisiens, dégageant des idées forces, ouvrant la voie vers des pistes jusqu’alors inexplorées ou négligées, favorisant les rencontres avec d’autres chercheurs, bref, incitant à aller voir sur les marges de notre discipline, et à penser la pluridisciplinarité. Mais en nous laissant passer les frontières de la géographie dans nos analyses, il nous a appris à y revenir sans cesse pour confronter nos résultats à une approche spatiale des phénomènes et des situations étudiés. La pluridisciplinarité, certes, mais sans perdre l’originalité qu’apporte la géographie, afin que l’interdisciplinarité avec les autres chercheurs soit possible et fructueuse.
Dans cette liberté de nos échanges avec lui, il était possible de l’entraîner vers de nouvelles orientations scientifiques : passer de l’étude sur « l’effet de splash » des pluies de mousson à celle des rapports hommes/milieu ; ou encore de la diffusion d’un riz rouge d’altitude chez les Tamang à l’étude de leur conversion au christianisme. C’est notamment lors de sa présence sur le terrain qu’il était possible de le convaincre, et que lui-même prenait la température du monde en train de changer, réorientant ses intérêts en conséquence. Un jour, lors de son dernier séjour au Népal, en Ankhu Khola, un Tamang le convainquit mieux que quiconque de l’ampleur de ces conversions religieuses. Tandis qu’il lisait L’avantage concurrentiel des nations, de Michael Porter (1993) lors d’une pause pour le déjeuner, cet homme de son âge s’inclina religieusement devant lui avec beaucoup de respect, sollicitant sa bénédiction. Étranger blanc, son air sérieux, un livre épais à la main qui aux yeux du Tamang ne pouvait être que la Bible, il devait être un missionnaire.
Sa présence sur le terrain était aussi pour lui l’occasion de renouer avec une pratique de la montagne qu’il a toujours aimée, parcourir à grandes enjambées des sentiers escarpés – quitte à semer ses compagnons de route -, choisir des promontoires ou des belvédères naturels pour faire halte et contempler les cimes ou les abîmes alentours, voire pour s’isoler et mieux retrouver la poésie savante et décalée dans ces lieux, de Saint-John Perse. En fait, cette rapidité de déplacement, ce désir jamais assouvi de découvrir de nouveaux itinéraires, de faire ses 2000 mètres de dénivelée quotidiens, se sont révélés particulièrement adaptés à l’échelle himalayenne car, pour comprendre la mise en place des reliefs et leur évolution, il fallait en faire le tour, les parcourir dans la foulée pour en saisir l’intégralité et la signification. Un monde qu’il parcourait vite pour en tirer la substance. D’ailleurs les quelques mots de français qu’avaient appris les assistants népalais n’étaient-ils pas : « on-y-va », qu’ils répétaient joyeusement à la suite d’Olivier lorsque celui-ci, estimant que la pause avait assez duré, prenait son bâton de ski, fidèle compagnon de ses marches en montagne, et sonnait les troupes. Au cours du temps, son attrait pour les cimes et les crêtes s’est déplacé vers l’étage inférieur, habité par les hommes. Lui-même formulait cette image de descente progressive de ses centres d’intérêts et de son regard de géographe, des sommets vers les étages des pâturages, des prés de fauche et des villages. Ses centres d’intérêt se sont déplacés, en même temps que le monde se transformait.
Pratique d’une géographie riche de ses multiples facettes, ouverture aux autres disciplines et au comparatisme dans le temps comme dans l’espace, c’est la géographie qu’il nous a enseignée, qu’il a toujours mise en oeuvre et qu’il nous reste à poursuivre.
Olivier Dollfus est décédé ce 1er février 2005.
Photo : 1, © Monique Fort, Népal 1974. 2, © Patrick Poncet, Paris 2005.