Et si la « crise » que traverse le politique dans les démocraties libérales n’était pas avant tout un problème d’échelle territoriale de régulation ? Cette question traverse depuis une bonne dizaine d’années les sciences sociales, plus particulièrement la science politique et la sociologie politique. On pourrait même faire remonter le débat à D. Bell et à son diagnostic implacable adressé aux États modernes « trop petits pour gérer les grands problèmes et trop grands pour traiter les petits problèmes ». Depuis, l’accélération de la globalisation dans les domaines de l’économie, de la culture, de l’environnement, des droits de l’Homme, etc. ont porté de sérieux coups de boutoir à un modèle d’organisation politique que l’on qualifie généralement de « stato-centré » et que U. Beck associe à la première modernité. Pour aller à l’essentiel, on peut résumer cette première modernité à travers les traits suivants : il a longtemps été inconcevable de penser le politique en dehors de l’État, de ses institutions et de son territoire contrôlé par le biais d’un ensemble de frontières et d’instruments normatifs. Aussi bien les sciences sociales que la sphère du politique retenaient comme unité d’analyse et d’action ce triptyque État/société/territoire. Il ne pouvait y avoir de société que nationale, régulée par l’État sur un territoire borné. Le régime de légitimité dominant dans les États occidentaux posait la primauté de la démocratie représentative sur toute autre pratique démocratique alternative, comme la démocratie participative ou la démocratie délibérative. C’est parce que les institutions nationales (en premier lieu, les instances législatives et/ou exécutives et les administrations censées refléter, sans aucune interférence, les orientations et les choix établis par le politique) bénéficiaient de la légitimité conférée par l’élection au suffrage universel qu’elles pouvaient élaborer et mettre en œuvre des politiques publiques répondant aux « besoins » de leurs mandants, au nom de l’intérêt général, y compris en faisant usage de la coercition. Ce modèle politique a semble-t-il vécu, il est du moins remis en question. C’est dans ce contexte général et ce cadre problématique que s’inscrit l’ouvrage placé sous la direction de B. Morrison.
Composé de 12 chapitres et d’une introduction générale très bien construite, ce livre se fixe comme objectif d’alimenter le débat qui oppose, grosso modo, les nationalistes libéraux et les tenants de la démocratie cosmopolite. Les premiers considèrent que le modèle stato-centré est indépassable à la fois en termes théorique, normatif et instrumental. Les seconds à l’inverse pointent du doigt les processus qui remettent actuellement en question cette forme d’organisation et qui poussent à l’émergence de nouvelles formes de solidarités, de citoyenneté, d’institutions, etc. à l’échelle internationale (à ce titre, on peut utilement se référer à l’ouvrage très récent de G. Nootens, Désenclaver la démocratie, Québec Amérique, Montréal, 2004 qui présente très bien les termes de cette dispute scientifique et de la controverse politique). Souhaitant éviter les pièges de cette dispute, B. Morrison propose très habilement dans son introduction d’introduire une nouvelle notion : la démocratie transnationale qui reste à l’état d’organisation politique idéale typique visant à réguler la mondialisation à travers la mise en place de procédures, d’institutions en cours de construction et qui réussiront à la fois à produire des politiques publiques efficaces et à permettre au contrôle démocratique de s’exercer. En cela, il ne peut s’agir, pour les auteurs du livre, d’une forme de gouvernement mondial qui ne ferait que développer sur une nouvelle échelle géographique des normes d’action, des principes d’organisation politique hérités du modèle stato-centré. La démocratie transnationale, à travers notamment l’émergence de mouvements sociaux, d’organisations non gouvernementales, d’institutions judiciaires à l’échelle internationale reste encore largement à définir mais ce livre fait le pari que les institutions calées sur des démocraties nationales seront partie intégrante du modèle en construction. À ce titre, l’expérience de l’Union européenne, dans la mesure où elle conduit à l’émergence d’une double communauté politique, à la fois nationale et européenne, retient bien évidemment largement l’attention de plusieurs auteurs de l’ouvrage, de même que le fédéralisme canadien qui, même s’il ne se définit pas comme multi-national, fait du respect de la diversité culturelle une de ses pierres angulaires (au grand dam des québécois souverainistes qui refusent de se voir assimiler à une communauté culturelle parmi d’autres). Le propos général du livre peut se résumer ainsi : comment faire pour mettre en place des mécanismes de régulation pertinent et démocratique, permettant une intégration des échelles d’action, tout en conservant certains éléments qui fondent l’État-nation et la représentation comme principe, non pas d’agrégation des individus, mais comme principe d’organisation de la responsabilité politique ? C’est bien cette dernière notion qui est centrale dans les démocraties représentatives qui organisent les élections comme une procédure de sanction et/ou d’approbation par le corps électoral à la fois du personnel et des programmes politiques.
La réponse à la question varie selon les auteurs. Certains, comme C. Alger, préconisent la création de nombreuses institutions démocratiques intervenant à différentes échelles territoriales en fonction des problèmes à traiter. D. Archibugi opte pour la solution cosmopolite. D. Beetham défend l’idée selon laquelle la mondialisation conduit à pousser à son paroxysme la logique légale rationnelle chère à M. Weber et appelle à un renforcement du contrôle démocratique sur les experts. Détaillant l’exemple canadien, L. Turgeon et P. Lenard montrent en quoi les tensions historiques opposant les deux communautés anglophone et francophone ont pu être régulées à travers un traitement constitutionnel qui pourrait, à leurs yeux, inspirer la dynamique européenne. D’autres voient dans l’émergence à l’échelle internationale des villes et régions les prémisses d’une nouvelle donne géopolitique qui ne sera plus campée uniquement sur les États et qui induit, à terme, une redéfinition de la souveraineté et de la citoyenneté. L’ouvrage contient également des chapitres plus « classiques » mettant l’accent sur le risque qu’il y a à vouloir tourner trop rapidement la page de l’État-nation en tant que construit socio-politique dominant. C’est le cas par exemple de J. McDougall qui, tout en prenant en compte les processus d’intégration économique régionale et continentale actuellement à l’œuvre, montre parfaitement que les États restent les garants, à travers leurs institutions, de l’imputabilité politique comme principe cardinal de la démocratie.
L’un des intérêts de l’ouvrage est de mettre l’accent sur les processus contradictoires et les tensions qui traversent actuellement une « politique globale » en voie de constitution et qui, si elle rend les États davantage « poreux », n’est pas en soi et par essence porteuse de solutions miracles : « la constitution d’une politique globale relève moins de la création d’un gouvernement mondial mais s’opère bien davantage dans le cadre d’une légère anarchie organisée ». La question de l’identification des acteurs qui contribuent actuellement à reconfigurer l’ordre mondial occupe plusieurs chapitres, notamment celui de J. Markoff. Si certains auteurs ont pu voir dans l’émergence de mouvements sociaux globaux et d’organisations internationales non gouvernementales, les premiers éléments d’une société civile globale, J. Markoff et B. Morrison notent avec justesse que la notion même de société civile est historiquement liée à l’apparition de l’État moderne et qu’en l’absence au niveau global d’institutions aussi puissantes que ne l’ont été les États, il vaut certainement mieux faire référence à la notion de réseaux. De plus, comme le souligne G. Morgan dans son chapitre, la multiplication à l’échelle globale des organisations non gouvernementales n’est pas sans poser des problèmes de représentativité et d’efficacité. Il met de l’avant un possible effet pervers de cette profusion d’organisations qui, pour faire face à leur problème intrinsèque de représentativité, pourraient n’avoir d’autre choix que de se transformer en structures bureaucratiques et renforcer ainsi une forme de gouvernement technocratique déjà observable.
On le voit, les lectures de la mondialisation et ses effets sur l’ordre politique contemporain sont abordés selon des perspectives différentes en fonction des auteurs, des matériaux empiriques qu’ils peuvent mobiliser. Loin d’être un inconvénient, c’est d’ailleurs là un des principaux intérêts de cet ouvrage que de mettre l’accent sur la diversité des approches et des diagnostics concernant un processus essentiel qui questionne la capacité des sociétés modernes à se transformer, à modifier leurs institutions en vue de mettre en place des processus de régulation politique, associant efficacité et contrôle démocratique, dans des démocraties en passe de devenir multi-scalaires. S’il ne se fixe aucunement l’objectif d’identifier des éléments de réponse définitifs à ce défi, cet ouvrage établit parfaitement les éléments du débat.
Bruce Morrison (dir.), Transnational Democracy in Critical and Comparative Perspective. Democracy’s Range Reconsidered, Ashgate, Aldershot, 2003. 249 pages. 85 dollars, 48 livres Sterling.