Depuis plusieurs années, la thématique de la « glocalisation » (entendre : les mécanismes d’interpénétration et d’interdépendance entre les sphères globale et locale) est au centre d’un certain nombre de débats essentiels à la fois pour le Savant et pour le Politique. Si l’on se limite au champ académique, on ne compte plus les conférences, livres, articles, … sur la question. Trois ouvrages majeurs ont, depuis deux ans, marqué l’activité éditoriale. Celui dirigé par H. Savitch et P. Kantor (Savitch, Kantor, 2002), celui de P. Le Galès (Le Galès, 2002) et, enfin, celui dirigé par N. Brenner et N. Theodore (Brenner, Theodore, 2003). Ces trois ouvrages portent des regards certes différents sur une même réalité, la place des villes et du local dans un ordre politique et économique global en pleine recomposition, mais ils partagent tous une même interrogation sur la nouvelle division du travail qui s’est instaurée depuis une quinzaine d’années entre les espaces locaux et les États. Les corpus disciplinaires auxquelles ils se réfèrent varient fortement : régimes urbains, analyse des mouvements sociaux et du leadership politique, des cultures politiques locales pour H. Savitch, P. Kantor et P. Le Galès, approche néo-gramscienne largement alimentée par les travaux de l’école de la régulation pour N. Brenner et N. Theodore. Les objets qu’ils étudient varient donc en conséquence. Ils ont cependant en commun de reposer sur un socle problématique très solide, bien construit, bien explicité, qui leur permet de proposer des pistes d’interprétation concernant la portée réelle des transformations affectant les espaces locaux, plus particulièrement les villes, dans un contexte de globalisation. C’est dire que sur ce domaine d’étude, à chaque nouvelle publication d’un ouvrage portant sur les nouveaux défis auxquels sont confrontés les institutions publiques locales, urbaines et régionales, on est dorénavant conduit à comparer le nouveau « produit » avec ce qui existe déjà sur le « marché » des idées.
C’est dans ce cadre que s’intègre la recension de l’ouvrage publié sous la direction de M. Barlow (Professeur de géographie à l’Université Concordia de Montréal, Responsable de la Commission « Géographie et Administration Publique » au sein de l’Union Géographique Internationale entre 1998 et 2000, auteur de nombreux articles sur le gouvernement métropolitain dans une perspective comparée) et D. Wastl-Walter (Professeur à l’Université de Berne et responsable depuis 2000 de la Commission « Géographie et Politique publique » au sein de l’Union Géographique Internationale). Replacé dans le champ académique, l’ouvrage en question est pour le moins surprenant et décevant. Surprenant car on a du mal à comprendre où se situe le leadership scientifique des deux auteurs sus-mentionnés dont l’unique contribution se résume à deux pages et demi d’introduction résumant très succinctement le contenu des onze chapitres composant l’ouvrage. Aucun cadre problématique n’est proposé, aucune justification des études de cas très diverses (Angleterre, États-Unis, Canada, Lituanie, Israël, Slovaquie, Amérique Latine, Palestine, Sahara Occidental…) n’est avancée. À charge pour le lecteur de se retrouver dans cette multiplication d’études de cas que rien ne lie, qui sont traitées selon des perspectives analytiques très différentes et qui, finalement, ne « parlent » pas de la même chose, malgré la tentative des deux co-directeurs de donner un semblant de cohérence à l’ensemble du livre en le structurant en trois parties thématiques (démocratisation, « flexibilisation », et restructuration dans les États en transition et en émergence) censées constituer les principaux défis auxquels sont confrontés en ce début de 21e siècle les administrations régionales et locales à travers le monde.
La déception que l’on éprouve à sa lecture est d’autant plus forte qu’il contient des chapitres fort intéressants, pris isolément. Comme celui de B. Smith (que les deux co-directeurs du livre considèrent dans leur introduction comme celui qui propose le cadre analytique d’ensemble ; ce qui ne fait que brouiller la compréhension en ce qui concerne le véritable leadership scientifique) qui porte sur le lien entre, d’une part, la démocratisation des espaces politiques locaux et, d’autre part, la consolidation de la démocratie dans les pays en développement et en transition (Europe de l’Est, Proche-Orient, Amérique latine et Afrique). À la question : cette consolidation passe-t-elle par un renforcement de la démocratie au niveau local et régional ?, B. Smith répond de manière très prudente en sortant d’une sorte de mirage et de mythe néotocquevillien qui voudrait que la démocratie locale soit obligatoirement positive et que tout processus de décentralisation renforce mécaniquement la démocratie dans son ensemble. C’est notamment ce mirage (et surtout le risque de désillusion qu’il entretient) que le numéro de la revue Pouvoirs Locaux de décembre 2003 sous le titre Décentralisation : « Acte deux, scène un… » a clairement identifié en France (voir la présentation de ce numéro dans les colonnes d’EspacesTemps.net ). Traitant des pays en transition démocratique ayant connu des régimes dictatoriaux, B. Smith détaille parfaitement les risques de confiscation de la décentralisation, au mieux par des notables locaux, au pire par des agents et des groupes sociaux inféodés au régime précédent. Au lieu de se focaliser sur les structures gouvernementales et le nouvel équilibre centre/périphérie qui, normalement, accompagne tout processus de décentralisation, B. Smith reprend les travaux de R. Putnam et met l’accent sur l’importance qu’il y a à fonder la démocratie locale sur un registre participatif et délibératif, au profit de la société civile. Loin d’être naïf et d’aborder la démocratie participative sur un mode romantique, l’auteur insiste sur les facteurs de blocage réels à l’avènement d’une telle démocratie participative (culture politique territoriale, groupes de pression corporatifs peu « sensibles » à la démocratisation, risque de technocratisation et de confiscation du processus par des « professionnels » de la participation publique). Même s’il traite des États en transition démocratique et/ou en développement, l’intérêt majeur de cette contribution est de proposer des pistes de recherche qui peuvent s’avérer particulièrement utiles dans d’autres contextes institutionnels et économiques, les États dits modernes.
Sur le thème de la « flexibilisation », on lira avec intérêt le texte de P. Dostal qui insiste à juste titre sur « l’agenda cachée » à l’œuvre derrière le thème de la recherche de la flexibilité des institutions publiques locales et régionales. Pour l’auteur, il s’agit ni plus ni moins, pour les tenants de cette thèse très proche du New Public Management et qui vise à réduire la taille de « l’État local » en supprimant certaines agences et structures considérées comme caduques et obsolètes par rapport à la nouvelle donne accompagnant la globalisation, d’œuvrer dans le sens d’une réduction drastique du pilotage politique au profit d’une régulation par le marché. Pour autant, comme le souligne P. Dostal, rien ne dit que la disparition pure et simple d’agences publiques produise des effets positifs en ce qui concerne la résolution des problèmes collectifs. Une autre façon d’envisager la flexibilité est de mettre, au contraire, l’accent sur la recherche de nouveaux mécanismes de coordination entre instances existantes. Passer du gouvernement à la gouvernance en quelque sorte.
Le thème de la gouvernance donne lieu d’ailleurs à un chapitre entier rédigé par C. Nunes Silva qui en soi n’est pas inintéressant mais qui n’apporte strictement rien de nouveau à la littérature existante (trop volumineuse et répétitive) sur le sujet. Produire en 2004 un chapitre se fixant comme objectif d’expliquer pourquoi et comment les gouvernements locaux ont évolué dans leurs référentiels, leurs rapports avec les acteurs privés, comment ils ont remis en question un mode de commandement purement hiérarchique pour au contraire mettre en place des mécanismes de pilotage politique reposant sur la concertation, la décentralisation, … tout cela a de quoi étonner (en quoi est-ce utile ?) tant on ne compte plus le nombre de livres, de chapitres, d’articles sur la question. On peut d’ailleurs se demander si l’emphase mise sur l’opposition entre les deux modes de coordination supposés s’être développés à des périodes historiques différentes ne procède pas d’un certain réductionnisme dont il serait, sans doute, temps de se départir si l’on veut raisonnablement étudier les gouvernements locaux.
Le reste de l’ouvrage est consacré à des chapitres portant sur des monographies bien traitées, utiles mais qui souffrent du principal problème du livre : un cadre analytique intégrateur qui permet de monter en généralité et surtout qui se situe dans une démarche cumulative par rapport à ce qui existe déjà sur les différents sujets. Le texte de R. Bennett est particulièrement illustratif : analyser la transformation des relations centre/périphérie en Grande-Bretagne à la faveur de la régionalisation, la mise en place de nouvelles structures « partenariales » sous la gouvernement de Tony Blair est intéressant. L’analyse est bien menée et solide mais elle ne s’ancre pas dans une problématique commune. Même constat pour le chapitre consacré à l’évolution du système institutionnel Suisse. Finalement, du point de vue purement informatif, les chapitres empiriques les plus pertinents sont certainement ceux consacrés à des réalités mal connues en Europe de l’Ouest : le gouvernement local en Slovaquie, en Lituanie, au Nigeria, en Palestine et les rapports dialectiques qui existent entre la mise en place de ces structures locales et la (trans-)formation des États dans lesquels ils s’insèrent. Il n’était certainement pas nécessaire de revenir (une fois de plus) sur les exemples britannique ou suisse tant ils sont couverts par une abondante littérature. Par contre, les exemples en provenance d’Europe centrale et orientale, du Proche-Orient et d’Afrique auraient mérité de plus longs développements. Ce n’est en effet pas tous les jours qu’un ouvrage traite de la mise en place des structures étatiques de gouvernement au Sahara occidental sous le Front Polisario ou en Palestine sous l’autorité de l’Organisation de Libération de la Palestine (voir les chapitres respectifs de E. Bäschlin et de R. Khamaisi) dans des contextes géopolitiques et stratégiques particulièrement chargés et explosifs.
Au total donc un livre dont le propos est confus, qui manque d’une problématique intégratrice et d’un leadership scientifique clairement assumé. Il aurait été plus judicieux de supprimer tous les chapitres traitant des cas européens pour ne retenir que ceux abordant les dynamiques institutionnelles et politiques dans les États en transition démocratique et/ou en formation. Cela aurait eu le mérite de la clarté et aurait permis d’aborder une question d’actualité que pose et à laquelle répond parfaitement dans son chapitre B. Smith : quelle est la place du local dans les processus de transition et de consolidation démocratique au niveau national ? On peut regretter qu’il faille arriver à fin de l’ouvrage pour se rendre compte que cette question et les réponses qui y sont apportées sont effectivement très pertinentes. Malheureusement, elles sont noyées dans un livre insuffisamment structuré et qui a voulu « surfer » sur quelques notions phares comme la gouvernance ou la flexibilité des organisations publiques, au risque de perdre sa raison d’être et son originalité.