Aborder les questions relatives aux territoires urbanisés, à l’urbanisme, à l’environnement des villes — et des villes comme environnement — nécessite l’apport de diverses disciplines. Chaque discipline a son histoire, ses notions, ses concepts, ses principes, ses publications, ses cursus, ses modalités pédagogiques, ses modes de recrutement, ses remises en cause, ses crises, ses renouvellements, etc. Chaque discipline entretient avec les autres disciplines une relation paradoxale, faite de bon voisinage et de rivalité — pour ne pas dire « d’amour et de haine », qui dramatiserait de manière outrancière la situation… Chaque discipline, dans le secret de ses laboratoires de recherche ou de ses bibliothèques, se considère plus riche que les autres. Pas supérieure, non, plus créative, mieux adaptée à la demande sociale, à l’état du marché de l’emploi, pour l’intelligibilité des mutations technologiques et sociétales en cours, etc. Depuis la naissance des disciplines se trouvent posées leurs délimitations. On le sait, certaines disciplines plus que d’autres n’hésitent pas à chevaucher allègrement les frontières reconnues par la communauté des savants ou plus prosaïquement l’institution de tutelle. On le sait aussi, certaines viennent braconner sur les terres des autres et s’emparent, sans aucune gêne, de notions, qui viennent enrichir leur propre vocabulaire, quitte à créer des ambiguïtés quant au sens d’un terme particulier.
Afin d’assurer la paix dans les universités, les tenants d’une discipline sont invités à coopérer avec les responsables d’une autre, dont la thématique est voisine ou bien peut venir en complément. Ainsi est né la pluridisciplinarité, le fait de combiner, d’associer plusieurs savoirs toujours autonomes (avec leur langage et leurs techniques spécifiques) mais qu’il est utile de convoquer pour résoudre telle ou telle question. L’hyper-spécialisation permet d’incontestables avancées théoriques, sans toutefois admettre que le chevauchement, le tâtonnement, l’erreur et l’amateurisme éclairé (nécessairement éclairé !) participent également au « progrès » général des connaissances. À côté d’un hyperspécialiste, un bon spécialiste « ouvert » à des disciplines proches s’avère également précieux. Il est le produit de la pluridisciplinarité, qui parfois peut constituer une nouvelle discipline, je songe ici à la géohistoire, qui entremêle l’histoire à la géographie et réciproquement. À cette pluridisciplinarité (que Morin nomme « polydisciplinarité ») on a pu ajouter l’interdisciplinarité. Là, il s’agit non plus d’additionner des disciplines bien délimitées, mais de jouer sur leurs intersections, d’aller voir ce qui se passait « entre » elles. Plus difficile à réaliser que la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité semble plus féconde, au risque de brouiller l’image des disciplines existantes et de modifier leur morphologie. L’« entre » révèle des connaissances imperceptibles autrement, déplace le regard, crée un décalage judicieux. On ne sort pas indemne de l’interdisciplinarité.
La situation se complique — et se magnifie — avec la transdisciplinarité, que je préfère orthographier transedisciplinarité, car l’opération désignée par cette appellation correspond à une transe, comme celle que les anthropologues observent lors des rites de possession/dépossession. Être en transes, c’est ne plus être soi, devenir autre, un autre soi, ne plus s’appartenir. Ainsi, je sors de « ma » discipline, je m’en sépare, pour m’emparer d’une autre, être accaparé par elle et me transformer au bout du compte. Je retrouve là le sens du verbe « transir » (du latin, transire), « aller au-delà », c’est-à-dire « mourir », qui donne « transe », et qui sous-entend que ce départ contient un retour, une continuité, un après, ce passage, cette transition, d’une discipline à une autre. Par exemple, venant de la philosophie et travaillant sur le thème de « la ville et de l’urbain », je quitte le rivage de la philosophie pour m’engager sur les terres des géographes, des anthropologues, des urbanistes, des sociologues, etc., sans pour autant devenir un géographe, un psychosociologue, un juriste, etc., mais un « philosophe de l’urbain ». C’est-à-dire quelqu’un qui circule de discipline en discipline, à partir de « sa » discipline qui n’est plus totalement unifiée et bien circonscrite, et chemin faisant, en transhumance, délimite une nouvelle approche d’un objet d’étude qu’aucune discipline n’aborde seule. Entrez en transes !