S’il est une chose que les sciences sociales ont du mal à capturer, ce sont bien les émergences, ces phénomènes sociaux qui soit résultent de la conjugaison de micro-décisions et qu’on aura tendance alors à cataloguer dans le registre des effets pervers (Boudon 1977), soit résultent de processus infradécisionnels plus familiers des éthologues ou des épidémiologues, ces contagions (Sperber 1996) provoquées par des entités infimes et parfois très difficiles à tracer. Admettre que les humains relèvent de processus de ce type entraîne le risque d’un discrédit qui vise toute sociobiologie, tout à fait justifié dès lors que l’on prétend expliquer tous les comportements par ces contagions. Cependant, Tarde (2001) en avait fait le cœur de sa sociologie et, malgré la campagne vigoureuse de disqualification qu’il dut subir de la part de Durkheim (1897), ses écrits attestent de la vitalité de sa pensée – terme tout à fait adéquat, puisqu’on y retrouve la même attention au « vital » que chez Nietzsche, Bergson ou Deleuze. Malheureusement pour lui, Tarde ne disposait pas des outils ni des terrains d’observation du numérique, et nous nous devons de reprendre toute cette tradition sociologique. L’enjeu va bien au-delà d’une complétude empirique qu’il faudrait assurer. Il s’agit plutôt de faire coexister des sciences sociales très différentes, qui cependant n’ont comme seul défaut que de prétendre expliquer tout le social à travers leur unique prisme. Le perspectivisme [1] que nous proposons s’appuie sur une histoire des grandes phases de quantification, dans la lignée de Desrosières (1993). Nous résumerons en quelques éléments les grandes étapes et les modèles du social qui se sont construits dans le dernier siècle (Boullier 2015a) (Boullier 2016). Nous préciserons ensuite notre modèle d’analyse des objets sociaux désormais traçables grâce au numérique, en les mettant systématiquement en parallèle avec les conditions urbaines de leur apparition. Nous verrons alors que les rythmes qui sont désormais détectables à grain fin par les « timestamps » [2] des réseaux numériques peuvent être couplés à des rythmes propres aux événements urbains, dès lors que l’on s’équipe conceptuellement et techniquement pour les tracer.
Des perspectives différentes dans les sciences sociales pour des rythmes différents.
Les recensements qui se mettent en place à la fin du 19e siècle, équipés par les machines de Hollerith, qui deviendront IBM en 1924, posent les bases statistiques d’un comptage exhaustif d’une population. Ce tout social désormais accessible permettra à Durkheim de fonder ses explications du suicide, à travers l’usage des registres de l’époque, sur le pouvoir d’agir de la société sur les individus, selon qu’elle est trop ou pas assez intégratrice. L’explication par le tout, ce holisme, se retrouve dans toutes les approches structurales, fondées ou non sur des données statistiques, puisque les anthropologues, par exemple, se sont échinés à décrire les propriétés complètes d’une société traditionnelle donnée, aisément délimitée par son isolement géographique, le plus souvent. Les structures sociales sont toujours agissantes chez Bourdieu (1980) dans l’héritage qui nous façonne individuellement, à travers une socialisation qui structure notre habitus et engendre en même temps la variété de nos pratiques. L’analyse structurale de réseaux (Mercklé 2011) ne procède pas autrement quand elle mesure la densité ou les clusters qui façonnent les échanges et les statuts des nœuds du réseau (toujours complets et donc de petite taille par contrainte), grâce à des mesures de plus en plus mathématisées, empruntées à la théorie des graphes.
Mais dans les années 30, une évolution des statistiques gagne soudain en reconnaissance, celle de l’échantillonnage, qui permet de dépasser les contraintes méthodologiques de l’exhaustivité et de la remplacer par ce critère de qualité nouveau qu’est la représentativité, elle-même qualifiable statistiquement grâce à l’erreur probable, qui se transpose alors en intervalles de confiance dans les sondages (Blondiaux 1998). L’opération qui engendre ce succès est conduite aux USA par Gallup, qui prédit en 1936 la victoire de Roosevelt contre toutes les autres estimations, sur des populations très larges, mais non représentatives. Issues des études d’audience, ces méthodes de plus en plus formalisées, avec notamment l’aide, dans le champ académique, de Lazarsfeld (1940), donnent lieu à ces sondages électoraux et à ces mesures d’audience, mais aussi à des sondages pour les marques, qui soutiennent déjà largement les médias et en particulier la radio, qui est apparue aux USA en 1925 en tant que réseau. Ce ne sont plus les structures sociales qui sont visées, mais les préférences individuelles que l’on peut obtenir grâce à des interviews, des questionnaires, que l’on peut valider statistiquement dès lors que l’on connaît certains traits socio-démographiques de la société de référence. L’opinion publique se construit ainsi comme une entité qui vit de sa vie, qui n’est pas celle de la reproduction des structures, mais celle où les médias, les marques, la mode, les campagnes électorales peuvent jouer un rôle cyclique et non plus de très longue durée, comme pour l’étude des structures sociales. Les rythmes de la vie sociale sont ainsi perçus, captés, par des dispositifs médiatiques différents et par des dispositifs de quantification spécifiques, selon les visées des chercheurs ou des opérationnels. Cependant, les entretiens qualitatifs, ou les focus groups inventés à la même époque reposent sur le même principe : extraire, à partir des expressions individuelles, les constituants d’une cartographie provisoire des préférences, des goûts, des choix, etc. Le marketing prendra son essor à partir de cette époque (Cochoy 1999), mais tout un courant des sciences sociales repose aussi sur l’étude de ces préférences et considère même que ce sont elles qui expliquent les effets de structure : les capacités de décision, de choix stratégiques des acteurs doivent être remises au centre des investigations, car elles sont beaucoup plus aisées à documenter qu’une supposée structure. De cela va naître une opposition constante et stéréotypée entre approches holistes et individualistes, qui refusent chacune de se fixer leurs limites de validité et qui prétendent rendre compte du tout du social selon leur perspective ou selon leur point de vue (au sens philosophique du terme). Or, on le voit, les processus étudiés ne sont pas les mêmes, les rythmes considérés sont différents et les méthodes employées sont également spécifiques.
Paradoxalement, c’est au moment où ces approches sont toutes les deux menacées par les puissances de calcul du Big Data et par les prétentions prédictives du Machine Learning (Boullier 2015b) qu’il devient possible de mesurer les limites de chacune et de restituer à une troisième science sociale son statut, évacué pendant un siècle en raison d’une impossibilité de calcul – celle de Tarde. Car le Big Data que mettent en place les plateformes numériques, qu’on appelle les GAFAM, ne s’appuie ni sur les recensements ni sur les sondages, mais sur les traces que laissent les utilisateurs et les métadonnées que l’on peut collecter à l’occasion de leurs activités. Ces traces deviennent intéressantes en elles-mêmes, quand bien même elles sont générées par des robots, manipulées par quelques hackers, ni exhaustives ni représentatives. Elles sont avant tout volumineuses et variées, les conditions de base pour l’apprentissage fiable du Machine Learning, et surtout véloces, c’est-à-dire récoltées à l’échelle de la microseconde, comme le High Frequency Trading a pris l’habitude de le faire dans la finance. Le rythme est bien le facteur clé de l’économie financière, qui s’est petit à petit diffusé dans tous les esprits via les reportings des entreprises, mais aussi désormais via notre propre dépendance aux notifications de Facebook et de tout son écosystème, aux retweets et aux résultats instantanés du moteur de réponse de référence, Google, qui ne doit surtout plus nous proposer de chercher.
Dans ce cas, ce sont les signaux, les entités de signification élémentaires qui circulent à grande vitesse, qui nous font réagir et tout ce qui est nouveau, choquant, amusant (lol culture) se propagera immédiatement, ce qui explique d’ailleurs l’explosion des fake news (Vosoughi, Roy et Aral 2018). Les agences de social listening font, à l’attention des marques (Kotras 2018), ce travail de suivi des expressions en ligne, mais aussi des traces de plus bas niveau que sont les likes ou les retweets, qui donnent lieu à des scores ; sans pour autant aller jusqu’à suivre les clics et les durées d’exposition lors des parcours clients, comme le font les agences de placement publicitaire telles que Critéo, qui travaillent, elles, à la seconde près. Les agences de social listening se focalisent plutôt sur un rythme plus lent (mais une heure devient déjà une amplitude très vaste lors des crises), car elles s’intéressent plutôt aux structures des réseaux ou aux segmentations des marchés. Parfois, elles cherchent à repérer les « influenceurs », ces nœuds essentiels qui orientent le public, qui suit leurs préférences individuelles, mais leur matière première est désormais constituée de traces, d’expressions, d’avis qui peuvent avoir des effets de levier considérables (par exemple les avis sur un restaurant) ou indiquer une crise à venir. Car toute cette économie fonctionne à la réputation et hyperréagit à tout signal négatif, voire positif. C’est pourquoi il serait nécessaire de construire une troisième science sociale, indépendante des visées commerciales de toutes ces plateformes, qui adopte le point de vue de ces entités circulantes qui ont le pouvoir de pénétrer les esprits, très rapidement, de faire réagir, et de disparaître souvent aussi rapidement. Nous les appelons « réplications » et la condition de leur observation voire de leur calculabilité reste la traçabilité. La mémétique est le cadre conceptuel qui se révèle le plus stimulant sur ce plan à l’heure actuelle, et Daniel Dennett (2017) lui donne même ses lettres de noblesse, en l’inscrivant clairement dans la lignée évolutionniste. Le risque serait là aussi d’en faire un principe général d’explication de tous les comportements humains, voire de toute la culture humaine, alors qu’il s’agit selon nous seulement de moments où le social repose sur des contagions, des habitudes, des voisinages qui peuvent engendrer l’émergence de phénomènes inédits. Nous préférons cependant travailler à construire un cadre conceptuel plus situé historiquement, en lien avec les méthodes de quantification et surtout plus en prise avec les traditions des sciences sociales. En effet, on ne peut ignorer le pouvoir d’agir des autres entités posées par les traditions précédentes des sciences sociales, les structures et les préférences individuelles. Cependant, ces deux « points de vue » sur le monde, au sens méthodologique, ces deux autres perspectives (structures et préférences individuelles) ne peuvent en aucun cas rendre compte de ces réplications puisque, en partant d’elles, tout devrait s’expliquer par des héritages de longue durée qui entraînent des reproductions pour les uns, ou par des arbitrages individuels stratégiques basés sur des préférences cycliques pour les autres. Le fait que des effets de structure et des effets de préférence puissent générer des émergences, comme le montrent les approches systémiques (plutôt du côté de la structure) ou les effets pervers de Boudon et les biais cognitifs de Bronner, ne suffit pas à considérer qu’ils prennent en compte les réplications, c’est-à-dire le pouvoir d’agir de ces entités qui circulent et qui traversent les esprits et les supports de connaissance.
Si nous voulons rendre compte des processus émergents dans la vie sociale en général, il nous faut admettre que les humains ne sont pas les maîtres de toutes les situations, non seulement en raison des héritages qui les formatent à long terme, non seulement à cause de ces influences qui produisent les biais cognitifs dans toute décision, mais aussi parce que d’autres entités nous font agir, des idées, des slogans, des conversations, des mèmes, des références culturelles, etc.
Ces processus ont leur rythme propre et les expériences urbaines sont l’endroit privilégié pour les voir agir, avant même l’amplification permise par le numérique (Boullier 2016). Lorsque Goffman parle de « forms of talk » (Goffman 1981) et de conversations, il adopte le point de vue des réplications, de tous ces indices qui font circuler du sens au sein de collectifs situés et en proximité spatiale. En effet, il a pu explorer dans un premier temps les effets des structures dans Asiles (Goffman 1968), puis le jeu des influences des micro-décisions prises dans les rencontres en public (Goffman 1973a) (Goffman 1973b), comme jeu de préférences individuelles en interaction. Mais il reste encore à traiter ce qui circule entre ces êtres présents dans les rencontres, de façon plus systématique. Comme on le voit, en partant de situations urbaines, Goffman a pu mesurer toute l’importance du voisinage, des contagions micro-locales qui donnent lieu à des imitations parfois ritualisées (plutôt structurelles) et parfois inédites. Son sens aigu de l’observation située, capable de détecter tous les signaux émis dans des rencontres urbaines très ordinaires, lui a donné accès à ce pouvoir de circulation de ces signaux. Dans cette lignée, nous proposons de reprendre les processus de réplications dans leur environnement urbain, pour observer en particulier les rythmes spécifiques qui les caractérisent. L’avantage de cette démarche, c’est qu’elle mobilise une expérience partagée par tous les lecteurs. L’inconvénient, c’est qu’elle ne permet pas une comparaison systématique, puisque la traçabilité n’est pas implémentée dans tous les objets, dans tous les espaces ni dans tous les individus. On doit sans doute s’en réjouir, car cette perspective serait plutôt inquiétante sur le plan du contrôle social, mais c’est pourtant dans cette direction de traçabilité généralisée que s’orientent tous les projets de « smart cities », plébiscités par tous les pouvoirs locaux.
Méthodes de traçabilité des réplications.
Observer ces réplications urbaines et leurs rythmes spécifiques nécessite un équipement méthodologique adapté que les enquêtes traditionnelles ne peuvent pas mettre en place, car elles sont orientées par des présupposés (nécessaires) sur le pouvoir d’agir ou l’agentivité d’autres entités (la société et ses structures ou les préférences individuelles). Quelles sont les entités qu’il convient de suivre, quels sont les dispositifs méthodologiques qu’il convient de mettre en place pour éviter des propos poétiques fort judicieux, mais non discutables s’ils se contentent de mettre en valeur, par exemple, les surprises de la vie urbaine ?
Je propose de distinguer pour cela les observations et les processus qui se déroulent en ligne (online) et sur site (offline), non pas parce qu’ils sont moins réels (et surtout pas virtuels !) quand ils se déroulent en ligne, mais seulement parce que l’écologie des milieux en question est différente et les méthodes d’accès radicalement différentes. Je parlerai aussi de « milieu numérique » et de « milieu urbain » pour les distinguer, quand bien même ils sont souvent couplés et activés dans la plupart des situations. La distinction ne vise donc pas à instituer une « ontologie » des milieux sociaux selon qu’ils sont connectés ou non, mais seulement à prendre en compte les différences d’accès à ces milieux, du point de vue méthodologique. Or, c’est bien cette faisabilité qui permet ou non de suivre des phénomènes avec une granularité plus ou moins fine, notamment dans le temps.
De même, je reprendrai une distinction que j’ai établie ailleurs entre conteneur et contenant (Boullier 2010), qui est largement empruntée au psychanalyste Didier Anzieu (2003) dans ses travaux sur la peau et, par extension, sur les enveloppes psychiques. Ces enveloppes en ligne constituent ce que j’appelle l’habitèle (Boullier 2011), notre compétence d’appropriation des univers numériques. Cependant, la distinction entre conteneurs et contenants permet de récupérer un impératif de description empirique qui donne tout son poids aux matérialités de l’espace urbain, les places, les rues, les stades et leurs formes, qui constituent autant de conteneurs, car ils doivent envelopper les corps selon des lois parfois très physiques de contenance et de fluidité. Les contenants, eux, doivent envelopper les esprits, les capter, les attirer, les motiver – et les événements qui sont désormais programmés de façon quasi systématique dans toutes les villes, pour des raisons, souvent, de marketing territorial, sont en charge de cette captation des esprits. Un bon conteneur (une place où l’on se sent bien et non un couloir à voitures, par exemple) ne sera pas nécessairement un bon contenant si le concert est médiocre, si l’ambiance est gâchée par des groupes de perturbateurs, etc. De même, un bon contenant (un grand artiste, une motivation forte de manifestation) ne parviendra pas à lui seul à tenir le public si les voitures sont partout, si le vent refroidit tout le monde alors que l’on veut chauffer l’ambiance, etc. Cet alliage rare fait tout le sel de l’expérience urbaine, qui se résume parfois à quelques instants magiques qui ont cependant nécessité l’action de tous ces éléments. La distinction rejoint clairement celle que fait Hutchins (1993) pour établir sa description des processus de cognition distribuée, entre les médias représentationnels et les états représentationnels : un dispositif technique produit des signaux (il est un média), mais ces signaux ont eux-mêmes des états différents, qui vont circuler et dépasser le média qui a été leur source. Cette double approche est assez voisine de celle de Foucault, lorsqu’il parle des dispositifs comme matérialité et énoncé, quand bien même il porte la discussion à un niveau de généralité qui n’est pas le nôtre. Nous sommes en effet plus proches de ce que fait Latour lorsqu’il décrit le pouvoir d’agir du topofil de Boa Vista (Latour 1993) pour quadriller la forêt amazonienne par un fil blanc, pour en faire un laboratoire, même si nous insisterons ici beaucoup plus sur les états représentationnels, sur ce qui circule plutôt que sur les objets qui génèrent les signaux et les entités qui circulent (dans le cas du topofil, des grilles, des coordonnées, des relevés). Dans tous les cas, cela veut dire être attentif tout autant aux formes matérielles supports de la vie collective (les conteneurs) qu’aux autres formes matérielles qui circulent et qui créent les liens (les contenants).
Leur description fine nécessite une approche élémentariste, celle qui relève de l’étude des traces ou des entités non humaines qui font tenir une situation et, ici, qui la font émerger comme expérience, mais aussi un suivi de ces éléments, car ils peuvent eux-mêmes être transformés dans le processus de circulation, ce qui est le propre de toute réplication comme de toute traduction. L’affaire est plus simple en milieu numérique, car toutes les plateformes sont nativement équipées pour cette capture des traces, mais en milieu urbain le défi est important – comme nous l’avons mesuré lors de nos observations systématiques de trois grands événements (match, festival et manifestation), que nous avons dû équiper d’un commando d’observateurs en place à plusieurs endroits simultanément (Boullier, Chevrier et Juguet 2012).
L’expérience urbaine peut ainsi être restituée en jouant sur la racine « content » : la fonction de contention des conteneurs permet de contenir une foule, mais elle n’est en rien équivalente à ce que produit un contenant (de qualité), à savoir un contentement du public, qui entraîne une satisfaction. C’est pourquoi, dans la lignée des travaux de Park (1904) et de Tarde (1901), nous proposons (Boullier 2010) enfin une autre distinction pour caractériser les groupements sociaux en jeu dans ces circonstances : la foule est cet assemblage des corps en proximité qui permet aux entités contagieuses de se propager grâce à un milieu favorable, le public est une focalisation collective des esprits sur un attracteur qui diffuse des éléments culturels, qui font partager émotions et identifications. La focalisation des publics en ligne ou sur site peut être assez voisine – et l’on parlera aussi de publics en ligne –, alors que la contagion suscitée par la proximité écologique « sur site » repose sur des mécanismes très différents dans les milieux numériques construits par les plateformes « en ligne ». Comme on le voit, il est vraiment nécessaire d’aller beaucoup plus finement dans les distinctions conceptuelles pour éviter les montées en généralité trop rapides. Mieux, c’est la condition pour pouvoir discriminer les éléments extraits des observations, les distinguer, les comparer, voire même les calculer lorsque c’est possible.
L’événement urbain agrège certes toutes ces dimensions, mais il est impossible à un observateur d’occuper la position divine (God’s eye) pour adopter tous les points de vue à la fois. Le travail du scientifique reste avant tout analytique, fait de découpages du monde à l’aide de ses méthodes, tout en étant certain de rater l’expérience totale, que personne ne peut vivre. Ce deuil du « tout » (Latour et al. 2012) est le préalable à toute démarche de comparaison et d’analyse, quand bien même un philosophe ou un poète cherchera toujours à atteindre cet inaccessible de l’expérience vivante qui fuit par définition les instruments de la connaissance. L’événement lui-même ne constitue pas toujours la bonne échelle d’observation, car la définition des organisateurs manque tout le travail des publics qui se préparent avant par exemple, en ligne notamment : il est donc plus large qu’un simple moment. Mais il peut être aussi plus restreint, car ce qui marquera les esprits ne sera pas tout l’événement, mais le moment clé, le bon moment, le kairos, où un état collectif inédit, émergent, a été partagé et sera enregistré dans les mémoires de l’expérience. Dans ce cas, le niveau d’observation sera beaucoup plus restreint : un chorus d’un concert, une ola de la foule, une vision de la foule se regardant manifester et jouissant de se voir si forte, etc. Comme on le voit, la réplication est événement dans l’événement, elle brise les rythmes conventionnels, mais, par définition, elle n’est guère durable ni structurante ni décidable, elle reste improbable même si espérée, comme la « note bleue ». Les méthodes pour y accéder nécessitent un équipement à grain fin, à haute fréquence et un refus de la classification a priori, qui rendrait aveugle à ce qui se joue [3].
Les contenants et les publics en ligne.
Les agences de social listening ont accumulé un savoir-faire indéniable pour capter et visualiser ces traces issues des expressions des internautes. Les tableaux de bord proposés aux marques leur permettent de suivre au plus près les termes qui qualifient leurs activités, à une fréquence très élevée, sur une ou plusieurs plateformes, et de faire varier les thématiques suivies : ce qui circule est collecté et l’on voit alors son pouvoir de propagation, ce qui constitue un retour important pour les producteurs de contenus, qui voient si leurs contenus agissent comme contenants, comme focalisateurs de l’attention des publics en ligne. Il est même possible d’en faire une théorie plus large, en empruntant à la mémétique (Dawkins 1976) (Dennett 2017) pour parler de « réplications ». On peut, en effet, suivre la viralité d’un énoncé, mais on peut aussi détecter ses variations, ses dérivations et par là prendre en compte tout le travail de réinvention effectué par le public qui est traversé par ces idées, par des mèmes. Le mème ne survit que s’il se transforme, s’il est traduit tout en restant pourtant issu de la même branche ou thématique. Les travaux de Leskovec, Backstrom et Kleinberg (2009) ont permis de développer un « meme tracker », suivant à la trace toutes les variantes des citations du débat public entre les candidats, au moment de la campagne Obama de 2008, comme le montre la figure 1 – qui révèle un rythme élevé d’apparitions de nouvelles citations et d’épuisement de leur propagation.
L’observation est focalisée avant tout sur les entités circulantes et sur leur pouvoir de propagation, même si d’autres pourraient s’intéresser plutôt à la structure du réseau qui permet cette diffusion (des réseaux sociaux aux mass media) ou au rôle spécifique des préférences individuelles affichées de certains influenceurs. Tous ces points de vue ont leur validité, mais les réseaux sociaux numériques donnent un accès inédit à ces propagations d’entités sémiotiques (dans le cas des citations), dont on peut vérifier la puissance de contagion, comme le ferait l’épidémiologie. Il est de bonne prudence, comme nous l’ont enseigné les Digital Methods (Rogers 2013), de considérer que ces traces sont avant tout valides dans le milieu où elles sont collectées, à savoir une plateforme donnée comme Twitter ou Facebook, et qu’il est imprudent d’étendre l’interprétation à d’autres plateformes ou à des processus d’opinion qui ne sont en fait capturés que par les sondages d’opinion.
Cependant, si l’on prend soin de construire un dispositif d’observation centré sur une « communauté », ou plutôt sur un public précis relié et constitué dans l’événement, il est possible de repérer des liens éventuels avec la rythmique propre à ces événements. Ainsi, suivre les matches de foot sur Twitter, comme dans la figure 2, permet de repérer les vibrations spécifiques à ces groupes et de leur supposer une consistance collective, puisqu’affectés par les mêmes moments-clés qui peuvent déclencher des émotions contradictoires (joie des supporteurs de City et peine des supporteurs de United). Ce qui permet de faire le lien avec les publics en ligne, alors que jusqu’ici nous étions focalisés sur les contenants en ligne et leur pouvoir d’agir spécifique.
Dans toutes les activités de reformulation, de traduction, dans toutes les réplications, à certains moments, le public, constitué d’acteurs humains, apparaît cependant comme acteur-producteur parfois identifiable. Mais lorsque l’on suit la production de mèmes sur 9gag ou sur Reddit, les entités élémentaires que sont les mèmes sont en fait les principaux actants. Cependant, dans certains cas, certains acteurs humains se signalent et gagnent en réputation, comme on le voit notamment sur YouTube. De même, dans les émotions des matches de foot, c’est alors la communauté des supporteurs qui peut révéler son pouvoir d’agir en tant que tel, et cela différemment selon les clubs ou selon les situations. Comme on le voit, une approche en termes de réplications et de pouvoir d’agir des contenants comme attracteurs ne conduit pas à faire table rase des pouvoirs d’agir des autres entités. Mais les méthodes digitales mises en place permettent, de façon inédite, de rendre compte de cette capacité de certains contenants à se propager et à capter l’attention de façon plus durable.
Les conteneurs et les foules en ligne.
Nous avons évoqué jusqu’ici des publics en relation à des contenants qui mobilisaient et focalisaient l’attention, les esprits. Peut-on dire qu’il existe quelque chose comme une foule sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire une coordination collective qui relève de la proximité et de la contagion permise par les propriétés de l’environnement ? C’est en effet le cas lorsque l’on constate des vitesses de propagation qui ne peuvent pas relever d’une posture cognitive de public, mais avant tout d’un phénomène réflexe imitatif, propre aux foules. Le drame des fake news et de la viralité à haute fréquence sur ces plateformes s’explique par les machines mémétiques qui ont été construites dans le code et dans les interfaces, dans le « dur » numérique. Ainsi, sur Twitter, toute activité réactive a été largement encouragée par l’implémentation d’un bouton Retweet en 2011, qui permet d’éviter le travail de republication – qui éventuellement encourageait à publier en même temps un commentaire. Cette affordance vise à court-circuiter toute décision pour encourager les réflexes, ce qui a été montré pour l’effet de surprise et de nouveauté des fake news (Vosoughi, Roy et Aral 2018). Ces nudges (Thaler et Sunstein 2010) qui nous poussent à agir sont donc amplifiés par le conteneur, dont le design favorise l’activité des foules au détriment de celles des publics. Oui, les foules ont une vitalité considérable sur les réseaux sociaux, car ces derniers ont été conçus en grande partie pour favoriser ce type de viralité, ce qui conduit à les appeler parfois des « accélérateurs de contenus », sans mesurer tous les problèmes liés à cette accélération. Les contenants sont quasiment secondaires dans ce cas, car le public n’a pas le temps de se constituer comme ayant des goûts ou débattant des qualités de ces contenants, il se réduit à une réactivité analogue à celle d’une foule, en suivant la pente de proximité la plus importante pour se propager, celle qui est au bout du bouton Twitter ou Like.
Il conviendra évidemment de prendre appui sur des études empiriques comparatives plus fines pour identifier les différences entre foules et publics, selon les types d’entités qui circulent et leurs formes de propagation. Mais des métriques existent désormais pour rendre compte de ces rythmes spécifiques, qui sont au cœur de toute l’évolution de la sphère publique des démocraties. En effet, passer à un régime de haute fréquence de la propagation, fondée sur une captation de l’attention sous forme d’alertes permanentes et sur des dispositifs conçus pour encourager la viralité, n’est pas sans conséquences sur les capacités délibératives d’un public citoyen, sur la réflexivité d’une société sur elle-même, telle que les médias l’avaient construite depuis deux siècles. La rythmanalyse chère à Henri Lefebvre (1992) et qu’il appliquait avant tout à la ville prend soudainement une dimension politique et d’intelligence collective, qui devrait lui redonner une vraie vitalité, comme le montrent certaines publications plus récentes (DeLyser et Sui 2012).
Les contenants et les publics sur site.
Reprenons donc la même grille d’analyse pour les situations urbaines, « sur site », et l’on verra qu’on peut y trouver des équivalents, mais que leur traçabilité exige des trésors d’imagination méthodologique.
Les publics sont aisément observables et comptables, apparemment, mais en réalité il reste difficile de savoir ce qui focalise leur attention à un instant donné. Les méthodes d’entretien permettent souvent des reconstitutions a posteriori, mais le travail de réécriture et de rationalisation est inévitable, et surtout ce sont des individus qui expriment alors des opinions, des préférences individuelles. Les sondages ne procèdent pas autrement, et sont donc toujours dans l’après-coup et non dans l’émergence, et la mémoire comme la restitution ratent souvent les éléments-clés déclencheurs du plaisir ou de l’émotion du moment. C’est pourquoi certains processus collectifs relèvent souvent d’une analyse éthologique, comme c’est le cas des ola ou « mexican waves » – dont se délectent aussi les physiciens qui tentent de modéliser des propagations soudaines, comme dans les processus naturels.
Si l’on se focalise sur les questions de rythme, il faut trouver les indicateurs qui permettent de scander ces rythmes et de les calculer. Des témoignages n’apportent guère sur ce plan. Une observation participante peut servir à restituer l’expérience de l’intérieur, mais en aucun cas à la décomposer, nous en avons fait l’expérience. La vidéo est un élément clé sur ce plan, parfois parce qu’elle fait partie elle-même de la situation, comme dans les stades, et c’est pourquoi nous avons suivi le travail du poste de contrôle vidéo et sa capacité à sélectionner les écrans où les opérateurs sentent qu’il peut se passer quelque chose. D’autres ont aussi mis en place des mesures vidéo des clusters (humains couplés aux conteneurs, comme leurs sacs) dans la rue (Cochoy et Calvignac 2013), pour rendre compte des ajustements de comportements d’un point de vue sociologique, reprenant une expérience ancienne mise en place par Lazarsfeld (Lazarsfeld, Jahoda et Zeisel 1982), mais sans l’aide de la vidéo, comme d’autres l’ont fait d’un point de vue éthologique (Moussaïd et al. 2010) pour montrer les capacités d’évitement des piétons dans leurs parcours urbains. Comme on le voit, nous avons plutôt affaire, dans ce cas, à des comportements de foule, fondés sur des proximités physiques – et les ola peuvent tout à fait en relever. La focalisation sur les contenus n’est pas essentielle, car ce sont avant tout les contagions entre proches qui génèrent ces processus, si difficiles à déchiffrer malgré tout et qui ne relèvent en rien d’une structure sociale qui s’imposerait ou d’une décision personnelle, car chaque individu a bien du mal à expliquer pourquoi il s’est levé lorsque son voisin s’est levé pour produire ensemble une ola ou être agis par la ola. Ces phénomènes éphémères ont jusqu’ici été négligés par les sciences sociales, ou expliqués par les approches classiques, en raison notamment de l’impossibilité de les tracer. Cette absence de cadre théorique et le faible pouvoir de comparaison des travaux empiriques qui ont pu être menés expliquent cette tendance à tout confondre. Nous proposons précisément de développer les méthodes de captation des mouvements de foule (Park 1904) et des mouvements d’opinion (Lippmann 1922), pour aider à faire la distinction en se fondant sur des indicateurs précis. De quel registre relèverait un allumage général de briquets pendant un concert ? Nous ne pouvons le dire et il faudra trouver les indicateurs pour le classer, le tester et mesurer notamment sa propagation, le rythme des imitations qui le constituent.
Des méthodes de description systématique des séquences, et donc du rythme d’un spectacle ou d’un match par exemple, peuvent désormais être mises en place, comme le montre la figure 3 ci-dessous, qui résume un match en passes réussies, tirs au but et buts. Alors que la figure 2 sélectionnait seulement les buts marqués et les corrélait, via les timestamps, à l’évolution des émotions dans les expressions des supporteurs sur Twitter, la figure 3 propose une convention visuelle de description des événements constituant une partie de football. On peut chercher les références chez les chorégraphes qui sont experts dans ces notations rythmiques, ou encore chez Birdwhistle, dont le concept de kinème tentait de capturer les gestes à l’échelle de la seconde (Winkin 1981). Cette visualisation permet, elle, de traiter un grain suffisamment fin d’événements collectifs tout en réduisant les types d’événements pris en compte. Ainsi on peut voir le grand nombre de passes et de tirs au but du Mexique comparé à l’Afrique du Sud, qui débouche pourtant sur un match nul puisque les deux équipes n’ont marqué qu’un seul but chacune.
La contrainte préalable repose sur une réduction du contenant qui fait attracteur à certaines de ses dimensions, de façon à le rendre comparable et « computable ». Cette notation omet ainsi toutes les fautes qui font souvent réagir vivement le public, sans parler des simulations, des roulades de Neymar ou des altercations qui font monter la pression collective et qui font partie du plaisir de l’expérience de supporteur. Mais on perd aussi la performance exceptionnelle, comme une accélération de Mbappé, si elle n’aboutit pas à une passe ou un tir, alors qu’elle génère pourtant un frisson, une vibration collective remarquable. Cependant, à travers cette réduction, on gagne cette capacité à suivre à grain fin les micro-événements dans l’événement, alors même qu’il se déroule « sur site ». Il est alors aisé d’imaginer comment conjuguer, corréler ces traces des propriétés, des features et des rythmes des contenants sur site avec d’autres traces sur les plateformes en ligne. Cela ne veut en aucun cas dire qu’une relation de cause à effet doit être imaginée ni qu’il serait possible de reconstituer ainsi le « tout » de l’expérience sur site / en ligne, car il y manque de toute façon beaucoup d’éléments. Il est plus important de pouvoir se focaliser, dans les deux cas, sur des traces à haute fréquence et sur leur puissance d’agir, sur leur agentivité réciproque ou combinée. Les deux milieux d’observation sont ainsi en résonance, mais selon une perspective ou un point de vue particulier, celui des réplications et non celui des structures et des préférences individuelles. Cela n’empêche pas, sans aucun doute, d’étudier le rôle des leaders des clubs de supporters ou des leaders politiques présents en tête de manifestations, mais cela serait tout aussi réducteur. Car les publics ne sont jamais des entités passives ou des récepteurs vides : ils possèdent, chez chacun des participants et pas seulement chez les leaders, une capacité de focalisation de leur attention ou de réinterprétation des contenants qui manifestent leurs préférences et / ou leurs héritages. Dans le cas où l’on souhaite accéder à cette dimension, d’autres méthodes plus cognitives [4] ou ethnométhodologiques [5] sont disponibles, mais leur granularité comme leur pouvoir de comparaison sont différents des méthodes qui se focalisent sur le pouvoir d’agir des réplications, sur les propagations des entités circulantes.
Les conteneurs et les foules sur site.
Sur le plan des conteneurs, la tâche semble parfois plus aisée en milieu urbain que dans les milieux numériques. En effet, cette analyse des propriétés du cadre bâti, de l’architecture, de l’urbanisme est réalisée en détail par un grand nombre d’acteurs, qui produisent des diagnostics, des indicateurs, des projets, des évaluations, etc., au point de disposer d’un lexique et d’une véritable grammaire urbaine. Même les espaces publics ont été un souci constant pour les architectes-urbanistes, comme Renzo Piano qui déclarait – dans une interview en italien pour La Repubblica (Piano 2012) – qu’il « commençait toujours ses projets urbains en dessinant une place, le vide avant le plein ». C’est aussi le cas pour certains philosophes comme Sloterdijk (2005), qui les traite du point de vue de la climatisation (et notamment les stades) – et pour certains sociologues : Goffman (1973a) (1973b) en a fait son terrain privilégié d’étude des interactions. Il est plus rare, cependant, qu’ils soient abordés sous l’angle des rythmes de la vie urbaine qu’ils contribuent à créer et de leur capacité à accueillir, et même à favoriser, certains comportements des foules. Pourtant, les propriétés des stades ou des malls sont étudiées en détail et leurs effets sur les ambiances sont souvent soulignés. La matérialité des conteneurs permet de donner un cadre qui va focaliser l’attention des publics, à condition qu’un attracteur, qu’un contenant soit capable aussi de mobiliser les esprits. De ce point de vue, les histoires que raconte en plein air la compagnie Royal de Luxe sont fameuses, mais il n’est pas sûr qu’elles trouvent toujours les conteneurs adaptés. Ainsi, leur parcours dans les rues canyon de Liverpool n’a pas grand-chose à voir avec le même parcours des mêmes personnages sur de vastes places à Genève. Le conteneur peut être une construction en dur, il peut être plus fragile – comme les barrières métalliques, si prodigieusement ambigües dans leurs consignes (car elles tombent aisément, on voit à travers, on peut même monter dessus), et pourtant elles délimitent des conteneurs internes et à géométrie variable au cœur même des conteneurs plus durables de la ville.
Les propriétés de taille, de symétrie, d’inclinaison, d’exposition climatique (vent, soleil, pluie), de trafic (automobile ou transports en commun), de matériaux, de couleurs, d’histoire, de mobilier urbain, de végétalisation, de points de vue, etc., sont toutes pertinentes et peuvent rendre invivable un espace public, qui ne fera pas un bon conteneur ou qui entravera certaines émergences des foules, qu’elles soient passantes ou statiques. Car même les foules statiques ont dû arriver dans ces conteneurs et doivent en repartir, et tout le réseau d’accès et de fuite est un point critique de la sécurité des rassemblements publics (Viot 2010). Les forces de l’ordre le savent bien, qui exploitent les propriétés topographiques pour laisser des issues quasi naturelles à une manifestation, tandis que certaines tribunes de stade mal pensées et soumises à la surchauffe des supporters peuvent lâcher parfois de façon dramatique, comme ce fut le cas au Heysel. Cela donne une idée des contraintes contradictoires qui doivent s’appliquer au design de ces enveloppes, de ces conteneurs qui doivent accepter les émergences et se plier aux urgences engendrées par les mouvements de foule (et donc savoir suspendre leur rôle de conteneurs pour devenir évacuateurs). Tous ces moments de mise à l’épreuve des qualités des conteneurs sont à haute intensité et souvent à très brève durée. L’apparente stabilité du cadre bâti qui dure des dizaines d’années ne dit rien de sa capacité à réagir rapidement à un changement de rythme des foules.
Pour rendre compte de ces propriétés des conteneurs, nous l’avons dit, des descriptions fines des matérialités sont de la plus grande utilité. Cependant leur couplage avec les mouvements de foule reste le point clé. Il peut être modélisé et anticipé par simulation, comme le font de plus en plus de tests de résistance de ces conteneurs à des crises. Mais il reste nécessaire de constituer des cas, des récits après coup le plus souvent, très documentés. Le but n’est pas seulement d’établir les responsabilités ou d’effectuer des debriefs systématiques dans toutes les équipes de sécurité des événements publics (Boullier et Chevrier 2000). Il est aussi de restituer cette compréhension fine des rythmes des foules et des pliages qui s’effectuent dans les couplages avec les conteneurs, pliages qui peuvent tenir pendant un certain temps, selon une certaine charge, mais qui peuvent se déplier violemment parfois. Ici, les analogies avec les foules des milieux numériques sont assez ténues, car la matérialité des conteneurs construit les conditions techniques et écologiques de la proximité. Et la propagation observable sur les réseaux sociaux sera difficilement comparable à celle d’un stade ou d’une ville. Cependant, il n’est pas impossible d’imaginer des capteurs de vibration qui relient précisément les corps des foules et les conteneurs eux-mêmes. Les sondes aussi bien que les caméras, les drones et surtout les téléphones portables géolocalisés avec précision pourront sans doute remplir ces fonctions, assez analogues aux capteurs que l’on place sur les sites web pour tracer notre navigation (les cookies). Les dispositifs de traçabilité deviennent alors susceptibles d’augmenter encore les demandes de surveillance, dont on sature déjà les espaces publics, et une veille soutenue sur le respect des principes éthiques de ces dispositifs devra être mise en place, contrairement à ce qui se passe sur les réseaux sociaux numériques, où la prédation de données en toute impunité est devenue la règle.
Sortir de l’événement : pour une rythmanalyse de la vie urbaine ordinaire.
Comme on le voit, c’est à travers les événements urbains que se sont tissés plus aisément les liens entre réplications, tant dans le milieu « sur site » que dans le milieu « en ligne ». Il reste cependant possible, à partir de ce point de départ, d’étendre cette vision des rythmes à toute activité urbaine, des plus routinières aux plus surprenantes, sans qu’elles fassent l’objet d’une production délibérée. Prenons l’exemple de l’expérience du travail en milieu urbain, depuis les déplacements jusqu’à la vie de bureau, depuis l’expérience des concepteurs d’espaces de travail jusqu’à celle des usagers. Depuis le départ du domicile jusqu’au bureau, tout l’espace urbain s’est petit à petit transformé en programme d’habitudes, sur le mode replié que Thévenot (2006) a bien décrit pour le régime d’engagement du proche. Certains films, comme « The Truman Show », faisaient même de cette répétition à l’identique un ressort narratif, comique et en même temps troublant. Car cette répétition parfaite, avec une synchronisation de toutes les interactions au point de prononcer exactement les mêmes phrases d’une journée à l’autre, semblait à nos yeux de spectateurs expérimentés, clairement abusive, outrée. Car les surprises peuplent notre journée, aussi petites soient-elles, sans pour autant désorganiser le programme d’action. La tendance générale vers la captation de la « vraie vie » dans une fiction, dans un « storytelling », voire un spectacle, était pourtant extrêmement bien annoncée, et s’est trouvée confirmée dans cet encouragement permanent par les plateformes de réseaux sociaux à se raconter, en textes et en images, du repas au bébé, de la catastrophe au gag observé ou simulé. La vie « sur site » tend parfois à devenir un prétexte à la réputation « en ligne ». Et cet entrelacement qui bascule du côté des fictions en réseaux tend à caler le rythme de la vie urbaine sur les exigences et le rythme des publications « en ligne », qui fonctionnent plutôt à la haute fréquence, à la saillance perceptive qui brise les habitudes et à l’alerte permanente. Si ces pratiques de captation de l’attention sont mises en œuvre par les urbains les plus ordinaires, il va de soi qu’ils agissent au quotidien dans un environnement équipé notamment pour des motifs publicitaires, commerciaux ou encore pour des consignes de coordination dans les interactions dans les transports. La qualité des conteneurs, tels que l’habitacle du véhicule, se redouble de la qualité des contenants, dès lors que l’espace visuel et sonore est occupé en permanence par des sollicitations. C’est alors le rythme médiatique (la matinale à la radio) qui se trouve entrelacé étroitement à un parcours urbain, au point de faire enveloppe depuis la salle de bain jusqu’au bureau, si le dispositif de phonotope (Sloterdijk 2006) est bien construit.
Il semble pourtant que la vie non médiatique et ses contraintes devrait reprendre ses droits dès lors que l’on arrive dans les zones urbaines dédiées au travail, zones industrielles ou tertiaires, entrepôts, usines ou tours de bureau. Le zoning fonctionnel est, en effet, un choix urbain très répandu dans toutes les villes contemporaines, et cela modifie considérablement les rythmes de vie, puisque les déplacements domicile-travail se sont allongés, ainsi que la qualité des conteneurs et des contenants. Le rythme des entrées et sorties du travail devient même un déterminant clé des déplacements, puisque la synchronisation générale de ces horaires entraîne des encombrements dans tous les systèmes de transport. La qualité de vie urbaine peut d’ailleurs se résumer désormais en termes de temps de transport pour aller au travail. Mais la vie dans un environnement mono-fonctionnel est aussi bien particulière. Les contenants tendent à l’uniformité fonctionnelle, ce qui rend l’expérience urbaine monotone, mais propice aux habitudes, jamais éloignées du somnambulisme, comme le disait Tarde. De même, aucune offre de contenant et d’attracteur de l’attention ne vient perturber ces routines, puisque tout est orienté vers l’activité professionnelle. Les quelques tentatives d’animation des zones industrielles ou des espaces de bureau, via des restaurants d’entreprise ou autres offres commerciales temporaires, sont souvent de médiocres ersatz de ce qui se passe au cœur des villes pour un vrai public. Rien de suffisant pour modifier des rythmes binaires embauche / débauche.
Dès lors que l’on entre dans les espaces de travail, au bureau, au magasin, à l’usine, ce sont encore les habitudes qui semblent formater les espaces, quand bien même ils semblent ouverts : on peut le comprendre, car c’est toute une activité collective qui doit être coordonnée et qui suppose donc des conventions qui vont utilement reposer sur des habitudes. La possibilité de personnaliser ses espaces de travail constitue une faveur dans ce régime industriel de coordination, puisqu’un conteneur unique semble pouvoir être reconstitué. En réalité, il s’agit plus souvent d’un contenant, car les aménagements personnalisés se limitent à quelques éléments dits « de décoration », qui peuvent renvoyer à la famille, à des souvenirs ou des passions, sans aller au-delà. La tendance aux open spaces et, plus encore, aux bureaux temporaires qui peuvent être alloués pour des heures ou des journées a largement réduit cette possibilité et rend très difficile la production d’enveloppes, souvent limitées à un casque audio pour éviter les conversations des collègues. Cependant, la qualité des espaces collectifs est vantée dans les entreprises du numérique, celles qui demandent plus que d’autres une « mobilisation totale » et surtout une créativité et une motivation sans commune mesure avec beaucoup d’industries plus traditionnelles. Les cuisines, les lounges, les salles de jeu ou de sport constituent ainsi des offres de conteneurs de qualité, supposées générer des rythmes différents, des « breaks » ou des attitudes plus « cool » face au stress, qui continue d’être manifeste comme méthode de management principale. Le conteneur proposé par les entreprises peut donc encourager les changements de rythme, des formes de coordination non stéréotypées ou, au contraire, s’imposer sur le modèle disciplinaire le plus traditionnel. Il se peut cependant que ces offres de conteneurs et de rythmes ne soient en fait que des promesses, et il convient à chaque fois de bien évaluer l’expérience des acteurs en situation, car aucune programmation architecturale n’a jamais produit à elle seule l’eurythmie que nous évoquions. Les contenants proposés sur les lieux de travail se réduisent souvent à des réunions pour le travail de bureau, et leur rythme en soi peut constituer un indicateur de la qualité de la coordination. Le passage en mode agile entraîne ainsi cette mode des « scrums » (mêlées), réunions quotidiennes, brèves, participatives et en position debout, qui changent totalement des réunions assises, longues et asymétriques. Mais cette rythmique propre et les modifications des conteneurs (assis/débout) ne suffisent en rien à garantir qu’il existe une offre de contenant attractive et satisfaisante, car même le mode de management agile entraîne des routines, des asymétries et surtout du stress difficilement supportable. Les dispositifs en ligne ne font souvent qu’amplifier toutes ces tendances, comme on le relève à propos du harcèlement du courrier électronique au travail.
L’un des meilleurs indicateurs serait, sur ce plan, de suivre les réplications que l’on trouve dans les conversations, mais aussi dans les mails et les rapports (pour ce qui est du travail de bureau surtout), pour voir comment certains « éléments de langage » finissent par se diffuser et formater jusqu’à l’expression individuelle. Il est assez regrettable que les travaux d’un Pentland (2014) sur les interactions dans des équipes en entreprises, suivies par des traceurs numériques spéciaux et analysées selon une approche d’analyse structurale de réseaux, ne prennent pas en compte les messages échangés (Boullier 2018). Nous l’avions fait en 1987, en analysant les conversations à propos des programmes de télévision (Boullier 2004) dans les lieux de travail, et il est alors possible d’accéder à ce qui mobilise l’attention collective, bien au-delà des préoccupations fonctionnelles du travail. Le collectif de travail apparaît vivre, lui aussi, au rythme des médias (car c’était l’objet du suivi) et sans doute plus généralement des événements collectifs, voire des modes. Les seuls moments, comme les coupes du monde de football, où cette interpénétration semble à la fois visible et tolérée, masquent une plus grande activité de construction de ce que nous avions appelé une « opinion publique locale », à travers ces échanges toujours synchronisés et suscités par des attracteurs extérieurs (un programme de télévision, dans ce cas), mais activés par des relais internes. Les transformations apportées par les réseaux numériques et leur effet de fragmentation de l’espace public et d’activation à haute fréquence justifieraient des enquêtes plus fines, prenant en compte les espaces d’échange. Ce sont en effet des espaces configurés pour rendre possibles ces interactions non formelles qui sont privilégiés, dont la fameuse machine à café que tous les managers ont appris à respecter. L’analyse de ces espaces en termes de rythmes et d’attracteurs, prenant en compte leurs qualités de contenants et de conteneurs, est de plus en plus présente dans les choix des architectes des espaces de travail, mais la formalisation systématique de ces analyses sur le plan théorique reste à faire.
Les eurythmies de l’habitude et de la surprise.
Quand on liste précisément les compositions possibles entre toutes ces médiations potentielles, il apparaît rapidement qu’une expérience heureuse des événements est somme toute assez difficile à atteindre, voire improbable. Henri Lefebvre espérait poser les conditions d’une eurythmie dans l’expérience urbaine. Elle supposerait, comme nous l’avons vu, un alignement de médiations (Hennion 1993) qui contribueraient toutes à cette eurythmie, au même moment ou dans le même rythme, en laissant supposer, de plus, que la diversité sociale des attentes puisse être ramenée à un modèle commun. En réalité, cet alignement de médiations, analogue à la note bleue, peut aussi rappeler les critères de la « présence » au sens de l’expérience pleine, que l’on trouve en esthétique, dans la mystique ou dans le rapport amoureux. C’est dire son caractère exceptionnel et, pour cette raison même, précieux, au point de devenir l’étalon de toute qualité de l’expérience, puisque la mémoire engendre le désir de reproduction de ce qui ne sera plus, par définition. Cependant, une forme d’eurythmie moins exceptionnelle peut être obtenue sous deux dimensions opposées :
1/ La reproduction d’habitudes où les éléments constitutifs de l’expérience (conteneurs / contenants, foules / publics, online / offline) permettent d’habiter un univers connu qui a façonné le sujet et engendré ses attentes de reproduction, en même temps qu’il a été façonné par le sujet qui en connaît les ressorts, les moments, les rythmes et qui a transformé son expérience en expertise. Les habitués des festivals ou des stades connaissent tant de « trucs » pour garantir leur satisfaction, que malgré certaines faiblesses du contenant (un match nul !), la répétition de petits rituels (la galette-saucisse au Roazhon Park) suffit parfois à engendrer une eurythmie, une présence minimale, mais satisfaisante. Cette dimension de l’habitude s’analyse aisément dans les termes du régime du proche de Thévenot (2006), à cette réserve près qu’elle s’exerce dans un espace public avec une forte attente de déshabituation.
2/ Les surprises, exactement opposées à la précédente forme potentielle d’eurythmie. Celle-ci est l’attraction urbaine par excellence, puisque l’accessibilité généralisée engendre une telle diversité sociale que des surprises sont à peu près garanties. Les événements urbains sont aussi conçus pour générer ce type de surprise, pour sortir les habitants de leurs routines et éveiller leur attention. Par définition, les surprises ne peuvent pas être permanentes, elles doivent émerger, jaillir et, même de façon brève, créer non pas tant une présence qu’un sentiment d’être en vie, au point parfois de se satisfaire de tous les ersatz de vie que l’on propose – par exemple dans les notifications des réseaux sociaux, qui génèrent le stress qui convient pour rester quasi-vivants. Les contenants institués (les grands artistes, les grandes équipes, etc.) ne sont pas toujours les meilleurs vecteurs des surprises sur ce plan, car ils sont formatés au point de devenir convenus, alors que le public, par ses réactions, ses contributions, peut devenir l’acteur principal des surprises, comme ces acrobates improvisés dans les arbres de la place Saint-Michel à Rennes, pendant que les festivaliers off trainent pendant des heures, une bière à la main, à discuter jusqu’au petit matin en grappes 300 personnes. Ces quelques surprises constituent alors l’histoire que l’on pourra retenir et qui pourra circuler : mieux, cela se fait désormais dans l’instant et en vidéo, sur Instagram ou Telegram par exemple. Les réseaux en ligne sont ainsi les instruments d’une sédimentation des expériences les plus éphémères, qui engendrent des attentes pour les jours ou les éditions suivantes.
Le tissage réciproque des milieux urbains et des milieux numériques ne fait que commencer, mais la combinaison des rythmes peut adopter plusieurs formes selon les événements et selon les espaces pris en compte, comme nous venons de le voir en introduisant les espaces de travail. Nous avons fourni ici une grille d’analyse qui devrait permettre de guider des études de terrain plus fines et plus équipées en matière de traces numériques, au-delà des ethnographies d’événements que nous avons conduites.