Dernièrement, un ouvrage de l’équipe de géographes Mit (Équipe Mit, 2003) de l’Université de Paris 7 s’est fait l’écho d’un texte du philosophe et urbaniste Thierry Paquot publié en juillet 2001 dans le numéro 568 du Monde Diplomatique. Ce texte, intitulé « La tyrannie douce de l’air conditionné », se présentait comme une courte et dense réflexion sur le tourisme et le touriste. Les membres de l’Équipe Mit l’épinglent dans un chapitre consacré à ce qu’il nomme la « touristophobie » en y consacrant, selon moi, qu’une trop courte attention. En effet, ce texte me semble beaucoup plus volubile qu’il n’y parait si l’on s’attache à lui appliquer une grille d’analyse où alternent effets de loupe et circularités thématiques.
Ainsi, fort de quelques considérations très générales et sous le couvert d’un ton péremptoire, Thierry Paquot malmène la figure du touriste, qu’il oppose à celles du voyageur et du vacancier, et s’attaque, sans retenue, aux prétendus méfaits du tourisme de masse avec lequel il faut, selon lui, « rompre » et auquel il faut « s’opposer ». « Tourisme contre voyage », annonce le titre. Je ne reprendrai pas la totalité de l’argumentation, préférant renvoyer le lecteur à l’article susdit. En revanche, je m’appliquerai, avec les défauts du traitement fragmentaire, à discuter certaines affirmations en ce qu’elles témoignent, à mon sens, de conceptions déficientes et réductrices qui ne cessent d’envahir les sciences sociales sur un sujet fort exigeant. Ainsi, à la lecture de ce texte, on peut, très schématiquement, retenir trois champs d’investigation qui me serviront de ligne directrice dans ce qui sera, à aucun moment, une charge frontale, mais bien une tentative d’éclaircissement.
En premier lieu, Thierry Paquot propose au lecteur, en se référant à deux auteurs du début du vingtième siècle (Georg Simmel et Hans Magnus Enzensberger), un tableau synthétique des acteurs mobiles de notre millénaire : l’étranger, le voyageur, le touriste et le vacancier. Sa typologie s’appuie sur deux principes antagonistes mais tout à fait complémentaires : les quatre individus ont en commun un rapport à un Ailleurs qui s’oppose à un Ici mais, lorsqu’il s’agit de les identifier à la lumière du rapport à l’Autre, des différences surgissent, ce qui fait dire à l’auteur, pour ce qui est du voyageur et du touriste (les protagonistes de son écrit) « le voyageur s’arrange pour être “avec” et “parmi” les populations rencontrées. Le touriste, lui, est incapable d’une telle unité. […] Le premier prend le temps, déguste la durée, le repos, l’attente, alors que le second s’interdit le frivole, le fugace, la halte. ». Cette opposition qui hante les travaux sur la question, prend, ici, des allures difficilement défendables (Christin, 2000 ; Brilli, 2001 ; Urbain, 1991 ; Boyer, 2000). D’abord, cette idée d’imprévu délicieux, vertige de l’un (le voyageur) et vestige de l’autre (le touriste), porte les stigmates de l’approximation dans la mesure où l’on s’accorde à identifier cet imprévu dans le fait même de se déplacer pour un ailleurs. Pas de kaïros – l’occasion, le hasard – sans télos – le projet, le but poursuivi – (Dewitte, 1997). Ensuite, on peut s’étonner de trouver sous la plume de l’auteur, par ailleurs fin observateur de nos mutations urbaines, un touriste porteur de tous les maux du déplacement et, parallèlement, un voyageur idéalisé, sacralisé pour ainsi dire. Comme toute généralité, cette affirmation recèle une part de vérité mais n’embrasse pas la totalité du phénomène, d’autant plus que Thierry Paquot restreint la diversité des situations à un singulier réducteur (« le touriste » qui touristique!) et omet de nous préciser ce qu’est un touriste – mis à part un bouc émissaire – pour nous livrer ce qu’il n’est pas : « le touriste n’est pas non plus l’exilé, le migrant, le rentier, le fugueur ou encore le vacancier ». Cette manière de procéder n’est pas exceptionnelle. On la retrouve chez des auteurs comme la philosophe Chantal Thomas (2000) qui, dans son essai intitulé Comment supporter sa liberté, consacre un chapitre aux « Manières de voyager ». On y surprend une typologie du mobile assez similaire quoique plus littéraire : elle distingue le « promeneur » (Rousseau, Karl Gottlob Schelle), le « voyageur » (Flaubert, Diderot, Corto Maltese), le « fugueur » (Rimbaud), « l’aventurier » (Casanova, Hemingway) et un « touriste » sans nom, comme s’il existait une impossibilité de penser et nommer cette figure plurielle. Comme si son seul visage était celui d’un autre désincarné. Pour ces auteurs, à défaut d’être, le touriste n’est pas. Il « inexiste ».
Pourquoi faut-il donc, sans relâche, s’accrocher à cette figure du voyageur authentique, représenté dernièrement par Nicolas Bouvier, et flageller celle du touriste, qui, comme le montrent les anthropologues, est toujours cet autre qui n’est pas moi ? Qu’est-ce qui changerait dans les rapports à l’espace et à l’autre si, au lieu d’avoir 635 millions de touristes, nous avions 635 millions de voyageurs? Probablement rien, si ce n’est le renversement des termes dans l’analyse de l’auteur… Dès lors, au lieu de reconduire à brûle-pourpoint et de s’accrocher à ce que Rachid Amirou, en évoquant le voyageur, nomme « un mythe, au sens de modèle exemplaire, bien ancré dans l’imaginaire social » (Amirou, 1995, p. 29), ne devrions-nous pas employer notre temps à saisir l’habiter du touriste-voyageur, car, au fond, être voyageur c’est peut-être, avant tout, un point de vue personnel et non le fruit d’une intersubjectivité. Pensons à ces projections de diapositives chez des amis, touristes endurcis, où l’on comprend, par la mise en image de leur voyage, que l’exploration aventureuse peut se vivre avec un guide et un car comme seconde peau. L’adage corrosif qui consiste à dire « qu’un touriste est un voyageur qui fait des centaines de kilomètres pour se faire photographier devant un car » n’est pas aussi décapant si on se place du côté du touriste qui vit pleinement cette instantanéité de son être-ailleurs (Girard, 2001). Cette disjonction touriste/voyageur n’a plus lieu d’être, et j’incline à penser, avec Franck Michel, que « le voyageur et le touriste se confondent en un même individu en quête d’ailleurs et d’expériences non ordinaires. » (Michel, 2000, p. 50). Le lointain du voyageur auquel s’attache Thierry Paquot n’existe plus. « Le monde commence sous nos fenêtres » selon Nicolas Bouvier et « l’aventure est au coin de la rue » selon Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut. Quant à la question du rapport touriste/touriste, l’expérience et les écrits anthropologiques contrarient les propos de l’auteur puisque, dans bien des cas, il existe un mépris du touriste, y compris de la part du touriste lui-même lorsqu’il se voit en touriste, son double gangrené !
Dans un second temps, et plus succinctement, Thierry Paquot aborde la question épineuse du tourisme culturel et du patrimoine. L’évocation de ce sujet me rappelle, presqu’instinctivement, cette phrase du géographe Eric Dardel « le voyage est un moyen de déserter dans l’inauthentique » (Dardel, 1952), et je me dis que, depuis, nous avons parcouru bien du chemin, car, « l’inauthentique » s’est effacé devant une authenticité de tous les instants (Brusson, 2002). C’est aussi ce que pense Paquot lorsqu’il évoque la normalisation et l’uniformisation des mises en valeur patrimoniales, ces lieux produits sur-mesure pour les mobilités du hors-quotidien. C’est un point que l’on peut difficilement contester, même si nous ne possédons pas le recul suffisant pour apprécier, par exemple, les véritables enjeux locaux et nationaux d’opérations de protection-valorisation gérées par l’Unesco. Là où le bât blesse, c’est lorsqu’il prétend mettre l’accent sur ce qu’il appelle un « alibi culturel », sorte de distanciation entre ce que font les uns (« touriste-globalisé-et-heureux-de-l’être ») et pas les autres (les voyageurs, je présume) : « quelques secondes devant La Joconde, au musée du Louvre, mais des heures pour acquérir une poignée de cartes postales! » Il y a, dans ce parti pris, de l’injonction ou de l’impératif catégorique, car, à bien y regarder, a-t-on besoin de quatre heures pour apprécier La Joconde et doit-on choisir ses cartes postales en quinze minutes? On voit poindre derrière cette acception secrètement enjolivée (le point d’exclamation faisant foi) la défense d’une certaine règle de comportement qui tend à l’universalité. D’un côté, il s’insurge contre l’uniformisation des comportements des touristes et, de l’autre, paradoxalement, il semble défendre ce que Gérard Genette, en montrant le glissement des valeurs esthétiques vers des valeurs éthiques, nomme une « norme d’obligation », par extension, le bon goût (Genette, 1999). Autrement dit, si on suit Thierry Paquot, les valeurs esthétiques de notre culture devraient être universelles, du moins respectées dans nos musées, ce que les touristes négligent. Cette idée, qui s’oppose à une pluralité des sens et dans le temps et dans l’espace, on la retrouve plus loin lorsqu’il bataille fermement contre les visages de l’architecture touristique : « On ne peut pas dire que cela contribue à exporter une architecture de qualité…où dominerait l’originalité liée à la beauté. » Reste à savoir ce qu’est une architecture de qualité ? Et si elle existe avec ses normes et ses valeurs, est-elle exportable d’une culture à l’autre ?
Dernières réserves, enfin. Elles iront à l’encontre du traitement infligé au tourisme de masse, plus explicite à la fin du texte. Je laisserai de côté l’évocation « d’une guerre touristique » qui relève de la futurologie mais que Chantal Thomas semble, avec les arguments d’un camelot de la nostalgie romantique, défendre contre toute attente dans un chapitre intitulé « Le néant du tourisme » : « Il [le voyage] répondait à une nécessité intérieure. C’était dans un 19e siècle encore vierge de l’industrie du tourisme, de son impérialisme pacifique en apparence, meurtrier en réalité, puisqu’il néantise dans un mouvement le voyageur et l’indigène, le visiteur et son hôte. » (Thomas, 2000, p. 122). On appréciera tout particulièrement le recours à des ficelles comme celle de la virginité du territoire anté-touristique et celle, plus subtile, du voyageur comme être spirituel et cultivé répondant à la voix d’une sagesse intérieure et invisible (Luke Skywalker mais sans pisto-laser !).
Je terminerai sur le constat selon lequel il faudrait « préconiser le voyage, et le temps et l’espace qui vont avec » par opposition aux déplacements touristiques. En fait, deux éléments affleurent à la surface de ces ultimes engagements. Tout d’abord, ce tourisme serait une pratique conditionnée (d’où, sans doute, le titre) au coeur de laquelle on trouve le guide comme livre de messe. Il est certain que le guide, en plus d’avoir littéralement et littérairement inventé des lieux (Tissot, 2000), oriente les regards et les piétinements contemporains du temps libre. Mais cessons de lui accorder trop d’importance. Il n’est qu’une sélection, qu’une lucarne lacunaire qui n’empêche pas, secondairement, l’ouverture d’un horizon parallèle. Que « le déplacement touristique vise à vérifier l’exactitude des informations fournies par le guide, et si possible à en rapporter la preuve photographique » est tout à fait exact, mais n’empêche, en aucune manière, un face à face avec l’Inconnu, à moins de considérer la condensation du guide comme le signe d’une paralysie de l’espace… Rappelons, avec Adrien Pasquali, que « voyager, ce n’est pas parcourir le monde pour le voir d’un regard possiblement neuf ; voyager, c’est vérifier un texte antérieur sur le monde” » (Pasquali, 1994, p. 85) . La seconde attaque, plus répandue celle-ci, touche aux relations entre objet (tourisme, touristes) et sujet (espace, sociétés, etc.). Pour Thierry Paquot, « l’urbanisme et l’architecture subissent la lois d’airain du marché de l’économie touristique […] » et la culture des visiteurs « se superpose aux cultures locales, parfois se métisse avec, et plus souvent les traumatise. » Cette posture, qui s’appuie sur la notion d’impact (économique, social, environnemental), est assez courante en sciences sociales. Elle tend à circonscrire le tourisme comme un alien au milieu d’accueil, comme un intrus perturbateur. Or, on sait, grâce aux ethnologues et aux géographes, que le rapport n’est pas unilatéral, qu’il convient d’avoir à l’esprit les alternances pression/valorisation-attraction/perturbation, qu’il faut penser la correspondance entre un système-tourisme et un système local comme une véritable dialectique entre deux sociétés, deux dynamiques, deux espaces (Cazes, 1992 ; Cazelais et ali, 2001). C’est donc à ce prix, et à force de contorsions, que les sciences sociales escamoteront les abrégés et prétendront à une approche scientifique de la question touristique, voire à s’entendre autour d’une science des déplacements humains que Michel Butor, en son temps, nommée « iterologie » (Butor, 1974, p. 13).
Le texte de Thierry Paquot suscite de vigoureuses réflexions et prouve, une fois encore, que le tourisme et son inventeur – le touriste – dérangent nos sociétés occidentales qui peinent à déployer le gigantesque miroir qu’est le monde des tourismes pour se mirer dedans. On sent bien que, dans un contexte où les mobilités s’accroissent avec leurs cortèges de nouveaux horizons, des auteurs tentent par les mots ou par des actes de mettre au monde un Monde sans touristes. En somme, un Monde qui choisit de regarder dans le rétroviseur plutôt que par le pare-brise en récusant une forme d’altérité qui se déploie ici et là.
Photo : Barcelone, Casa Pedrera, novembre 2003. © Rémi Knafou.