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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Toilettes en tous genres.

Graves dissensions au sein du cabinet.

« The Ultimate Toilet Booth », © Jacques Lévy, 2018.

Cette photographie a été prise en 2018, dans le restaurant d’une brasserie artisanale de Dumbo, à Brooklyn. Elle indique, assortie d’un « We don’t care » (« On s’en fiche »), une entrée de toilettes publiques indifféremment accessibles aux hommes et aux femmes. Cette image alimente une collection très fournie de signes associés aux toilettes publiques. Pendant longtemps, au-delà des incitations officielles à la propreté, ceux qui retenaient l’attention étaient surtout des graffiti scatologiques ou pornographiques, parfois assortis de propositions de rendez-vous, situés à l’intérieur des cabines. De temps en temps, la poésie jaillissait au rythme des chasses d’eau, comme dans ces toilettes d’un café parisien des années 1960 : « Celui qui de ses mains creusa ce lieu d’aisance, fit plus pour les humains que De Gaulle pour la France ». On a connu l’intermède de la « dame pipi » des cafés ou des théâtres, préposée à la propreté et au contrôle d’un franchissement monétarisé. Il s’est conclu par la victoire presque totale de la gratuité, sauf dans quelques grandes gares européennes, où les toilettes se transforment en bains-douches et où le personnel acquiert d’autres fonctions. Désormais, ce ne sont plus des transactions entre personnes, mais des interactions silencieuses d’usagers avec des objets sémantiques, sous la menace d’une réprobation vigoureuse ou d’un procès. Le lieu d’aisance public est aujourd’hui, en particulier en Amérique du Nord, le lieu de sens multiples et un moment fort de débats politiques, parfois virulents, qui soulèvent toujours un enjeu de justice spatiale : qui peut légitimement revendiquer l’accès à ce lieu ? Ou, dit plus simplement : qui a le droit d’être ici ?

Cette histoire, qui s’est installée dans le paysage dans les années 2000, a été ponctuée, en 2016, par un événement majeur, qui s’est déroulé en Caroline du Nord. Il s’agit d’un ancien État du Sud, mais qui peut aussi être considéré, à l’instar de sa voisine du nord, la Virginie, comme une extension méridionale de la Megalopolis du Nord-Est. C’est, depuis les années 1960, un territoire politiquement disputé et la société y est particulièrement clivée. Comme un peu partout aux États-Unis, les démocrates dominent dans les grandes villes et les républicains ailleurs. À titre de comparaison, Dumbo, comme tout le nord de Brooklyn, a voté à plus de 80 % pour Hilary Clinton en 2016. Le 22 février 2016, la municipalité de Charlotte, la plus grande ville de l’État, avec une aire urbaine de 2,5 millions d’habitants, décide d’autoriser les personnes transgenres à fréquenter les toilettes dédiées aux personnes du sexe auquel elles se considèrent appartenir. Cette décision est immédiatement annulée par le parlement de l’État de Caroline du Nord, déclenchant une multitude de réactions et de rétroactions. La crise qui s’en est suivie pourrait avoir coûté sa réélection au gouverneur républicain de Caroline du Nord, fin 2016.

L’opposition farouche entre la ville et l’État a déclenché une controverse à l’échelle des États-Unis. De nombreuses entreprises ont annoncé leur retrait de l’État et la NBA a renoncé à organiser le All-Star Game (« Match des Étoiles »), un événement annuel majeur du basket nord-américain, à Charlotte en 2017. L’opinion publique nationale se montra divisée en parts à peu près égales, entre les répressifs et les permissifs. Pas moins de dix-neuf États se lancèrent dans un processus législatif, le plus souvent pour imposer le « sexe de naissance » comme critère d’assignation à un type de toilettes.

Pendant des décennies, les variations des pictogrammes à l’entrée des toilettes ont joué sur les signes distinctifs attribués aux hommes et aux femmes : une robe ou un pantalon, des détails anatomiques, une moustache ou une queue de cheval, les symboles de Mars et de Vénus, une esthétique plus ou moins épurée et un certain nombre de versions humoristiques ou de variations tenant compte des pratiques vestimentaires du pays concerné. S’étaient ajoutés peu à peu, à partir des années 1990, des pictogrammes de chaises roulantes ou de bébés sur une table à langer. Depuis les années 2010, on a vu apparaître des représentations de l’altérité avec, par exemple, en plus de l’homme et de la femme standard, un personnage masqué. De nouveaux vocables font irruption : Mixte, Mixto, Unisex, All Gender, Gender Neutral ou encore un symbole à trois branches, la flèche des hommes, la croix des femmes et un mélange des deux… On rencontre aussi le personnage hybride de notre photo, avec ses deux jambes différemment vêtues, parfois associé à un terme comme « Whichever » (« Comme vous voulez ») ou « We don’t care ». Dans ce cas, on est clairement en présence d’une triple prise de position politique :

  1. Dans l’espace public, il n’est pas juste de discriminer les gens selon leur sexe.
  2. Dans les toilettes, il n’y a pas de raison de séparer les gens selon leur sexe.
  3. En cette matière, le recours à la loi n’est pas utile.

Le débat sur la localisation de la frontière entre les sexes en contient, de fait, un autre, encore plus fondamental, qui s’exprime par ces deux questions : les hommes et les femmes peuvent-ils se partager la cabine de toilettes elle-même (successivement et non simultanément, car cette cabine, pour être située dans l’espace public, n’est, sauf rares exceptions, privatisable que par une personne adulte à la fois) ? Peuvent-ils cohabiter dans ses abords, dans cette pièce qu’on appelle « toilettes » et qui comprend, outre les cabines, un ou des lavabos, parfois une table à langer et, dans la variante masculine, des urinoirs ?

Naguère, on a pu dire que la séparation entre hommes et femmes reposait sur une différence de propreté. Dans les années 1990, on a assisté, en particulier en Allemagne, à un mouvement demandant aux hommes de s’asseoir pour uriner. C’était posé comme une condition nécessaire pour que les hommes, incapables de se contrôler s’ils urinaient debout, puissent partager le même lieu. Sans pouvoir en apporter une preuve définitive dans cet article, nous lançons une double hypothèse à ce sujet : les hommes sont capables d’être propres et les femmes ont le droit d’être sales. En fait, c’est plutôt le thème de la sécurité (le risque de viol étant mentionné) qui l’a emporté sur le long terme. D’autres arguments plus généraux, incluant le « regard » de personnes de l’autre sexe, ont été invoqués pour justifier des séparations sexuées, y compris dans des espaces qui étaient jusqu’alors totalement publics, donc ouverts à tous sans restriction.

Le regard est alors élargi au-delà des toilettes, qui ne sont plus qu’un petit astre au sein d’une vaste constellation d’espaces publics, dont certains ont exigé et parfois obtenu la sexuation. Ainsi, à Hampstead Heath, dans la banlieue de Londres, il y a des plages réservées aux femmes, que des militantes veulent interdire aux personnes transgenres. La raison invoquée est la suivante, telle qu’on peut la lire dans Le Monde du 8 juillet 2018 : « L’étang des femmes est un endroit où les femmes viennent nager avec leurs filles dans un environnement sans hommes. […] Elles doivent pouvoir se baigner seins nus sans se trouver aux prises avec une personne dotée d’un pénis ». Cette fixation anatomique a de quoi surprendre, car soit la présence du pénis poserait un problème par sa seule différence visuelle avec les autres habitantes du lieu, soit on attribue mécaniquement à son/sa propriétaire un comportement nocif – un raisonnement étrange dans les deux cas. En fait, ces féministes prétendent effectivement que la domination des hommes sur les femmes repose sur des causes biologiques et qu’il faut s’en protéger par l’exclusion de ces corps menaçants.

Ce conflit s’inscrit dans un débat plus large encore, qui porte sur le droit de vivre selon un genre différent de celui indiqué mécaniquement par l’anatomie. La loi britannique accepte ce primat du vécu et de la pratique sociale, à condition de pouvoir en montrer la réalité morphologique (Gender Recognition Act, 2004). Mais cela demande du temps et de l’argent, alors qu’en Belgique, au Danemark et au Portugal, une simple déclaration suffit. C’est insupportable pour celles désignées comme TERF (Trans-Exclusionary Radical Feminists, féministes radicales anti-trans). Ces militantes « transphobiques », qui se réclament souvent de groupes politiques lesbiens mais sont aussi parfois des universitaires reconnues, comme Sheila Jeffreys ou Julie Bendel, vont jusqu’à affirmer que le « trans » ou le « queer » sont des mouvements « masculins », antithétiques à la libération des femmes, tandis que leurs adversaires stigmatisent leur obsession pour la « femme biologique ». Le mouvement LGBTQ se trouve donc fracturé, puisque le noyau dur du L (Lesbian) montre des signes d’hostilité manifeste à l’égard du T (Trans) et du Q (Queer), assimilés au G (Gay). La question de l’accès des toilettes aux transgenres nous rappelle ainsi avec force que toute sexuation, subie ou revendiquée, produit aussi une exclusion.

À bien y réfléchir, le libre choix de son sexe et de sa sexualité est, en effet, un loup dans la bergerie du féminisme « essentialiste », c’est-à-dire naturaliste : après les toilettes, les étangs, après les étangs, tous les domaines où les femmes ne seraient plus clairement assimilables à des opprimées et où de futurs anciens hommes voudraient se faire reconnaître comme femmes et risqueraient de diluer les effets de l’affirmative action. La logique communautaire montre ici l’une de ses caractéristiques fondatrices. Dans ce type de dispositif, l’appartenance à un groupe ne relève pas du choix individuel mais d’un cadre mental fixé de l’extérieur. Enfin, les TERF ne sont pas sans lien avec les SWERF (Sex Worker Exculsionnary Radical Feminists), qui dénient aux « travailleurs » – ou en tout cas aux travailleuses – « du sexe » le droit à une existence sociale reconnue. En effet, affirment-elles, aucune femme ne peut vouloir se prostituer de son plein gré et toute prostitution est un esclavage dont les victimes sont trop opprimées pour exprimer leurs véritables attentes. Des personnes tierces sont donc requises pour savoir et faire valoir ce qui est bon pour elles. Ainsi devrait-il en aller des toilettes publiques et des personnes qui les utilisent : enjointes à un usage plutôt qu’à un autre ?

Pour ces mouvements, le caractère déclaratif de l’identité et les pratiques dissociant totalement sexuation et sexualité ne sont pas acceptables, car elles mettent en cause le postulat d’une « humanité intrinsèquement sexuée », avec toutes ses conséquences – une expression utilisée par Sylviane Agacinski, active dans tous les combats du féminisme conservateur en France : après avoir contesté le mariage homosexuel, stigmatisé l’homoparentalité et soutenu la pénalisation de la prostitution, elle s’est lancée dans une nouvelle croisade contre la gestation pour autrui (GPA), au nom d’une séparation d’origine biologique, qu’elle juge indépassable, entre hommes et femmes. Les communautarismes sont toujours, d’abord ou aussi, des naturalismes.

Or, dans ce cas comme dans d’autres, la réalité ne se laisse pas aisément enfermer dans les cases prescrites par les leaders des communautés. D’après l’état actuel de la recherche, on estime qu’entre 1,7 et 2 % des humains (qu’on appelait autrefois hermaphrodites) naissent ou grandissent en situation d’intersexuation, c’est-à-dire que, d’un strict point de vue biologique, il est difficile de leur associer un sexe. Il existe plusieurs critères (gonadique, génétique, anatomique, hormonal…) qui sont suffisamment indépendants les uns des autres pour pouvoir se combiner en une grande quantité de variantes. On découvre alors qu’environ cent cinquante millions d’êtres humains ne peuvent répondre à la question : « Quel est ton sexe ? ». À cette population, s’en ajoute une autre, aux contours flous, mais très nombreuse elle aussi, qui comprend les personnes dont l’« identité de genre » (le sexe auquel on s’identifie) ne correspond pas à leur sexe biologique. Ces personnes devraient-elles se retenir de fréquenter les toilettes publiques ?

Il est courant dans les formulaires administratifs de voir l’expression « Autre » s’ajouter à celle de « Masculin » et « Féminin ». Pour s’inscrire sur le réseau universitaire ResearchGate, on peut répondre de trois façons à la question sur son gender : Male, Female ou Custom (c’est à dire Personnalisé), ce qui signifie que, potentiellement, chaque individu peut répondre singulièrement à cette question. En Allemagne, le genre « divers » (c’est ce terme, rare en allemand jusqu’ici, qui est utilisé) devient officiel dans l’état-civil à partir de décembre 2018. C’est la fin annoncée d’une coupure anthropologique : les sociétés ont pris le parti d’une discontinuité allant de soi, ce qui facilitait la mise en place d’une gestion simplifiée des corps, de la sexualité et de la procréation. Quand on la regarde sans préjugés, la réalité nous dit bien autre chose.

La signalétique des toilettes opère comme un indicateur d’un mouvement historique de grande ampleur, portant sur la dimension corporelle (incluant le genre, la sexualité et la procréation) de l’émergence de l’individu comme acteur. La revendication des droits des femmes en a été le premier acte, mais il apparaît aujourd’hui bien plus vaste. On peut le résumer en un combat, qui ne fait que commencer, entre deux modèles incompatibles, l’hypergenre et le postgenre. Le premier cherche à imposer la distinction féminin/masculin comme une topologie indiscutée et intangible, génératrice de communautés fermées et rivales. Le second tend à dissoudre les anciennes allégeances communautaires (biologiques, comme le sexe, l’âge ou la couleur de la peau mais aussi religieuses, économiques ou géopolitiques) et à faire de l’individu le décideur, en dernière instance, de son identité. À l’opposition simple égalité/inégalité, qui a permis de remettre en cause le modèle de domination masculine au nom d’une valeur, l’égalité, difficile à contester dans les républiques démocratiques, s’est substituée une ligne de front plus complexe : différenciation égalitaire ou uniformité inégale. Sur le second côté de la barricade, on trouve à la fois les tenants de la vieille domination et le versant naturaliste-communautariste du féminisme. Le thème de la différence a changé de camp, puisque les différenciateurs cohérents avec eux-mêmes vont jusqu’au bout de l’idée (chaque personne peut construire ses différences), tandis que ceux qui s’en targuaient au départ veulent réduire la capacité de se différencier à une seule option dichotomique, entre l’un ou l’autre groupe, et même interdire aux intéressés d’en décider, en s’abritant derrière des principes de pureté et de loyauté, comme dans les communautés les plus traditionnelles.

Tenons-nous en là, pour ne pas créer indûment, chez nos lecteurs, un syndrome psychosomatique de rétention urinaire ou de dérangement intestinal. Simplement ceci : les lieux d’aisance sont des lieux qui comptent, on les a aussi appelés les lieux tout court et ce n’est pas pour rien. Leur puissance organisatrice de la vie des humains nous dit à quel point nous faisons de la politique avec nos corps. L’hypothèse de Luis Buñuel dans Le fantôme de la liberté (1974) – l’inversion de la hiérarchie entre toilettes et salle à manger – n’avait rien d’absurde, et la Caroline du Nord nous le confirme. La prochaine fois que vous vous préparerez à entrer dans des toilettes publiques, n’oubliez pas que vous êtes sur le point de faire un choix de civilisation. À moins que, comme beaucoup sans doute… you don’t care.

Résumé

Les controverses, parfois très conflictuelles, sur la signalétique des toilettes publiques nous disent quelque chose d’un important débat de société : pouvons-nous choisir notre sexe ou devons-nous nous conformer à ce qu’en disent les (divers) autres ? Voulons-nous un monde hypergenre ou postgenre ?

Bibliographie

Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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