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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Timides présences. Le monde selon une littérature européenne.

Des âmes dans le brouillard. Anthologie de nouvelles lituaniennes contemporaines, textes choisis et présentés par Loreta Macianskaité, 2003.

Image1Enfin ! Un ouvrage de littérature lituanienne contemporaine traduit en français. Les rares textes qui existaient en Français avant cette heureuse initiative datent d’un numéro de la revue Europe de 1992 qui porte sur la littérature des trois pays baltes et consacrait une soixantaine de pages à la littérature lituanienne en prose et en vers. Tous les novellistes et romanciers qui y étaient mentionnés se retrouvent d’ailleurs dans la sélection réalisée ici.

[1]. Finistère, dominé par une grande puissance, société longtemps en prostration voire en atrophie ? Dans ces textes souvent monologués et qui cependant laissent peu de place à l’évocation directe des sentiments — la Lituanie n’a pas eu ses Précieux et sa Carte du Tendre ; lui manquerait-il le vocabulaire du sentiment ? —, la description du contexte matériel tient lieu d’évocation de l’état d’esprit du narrateur, exactement comme dans certaines nouvelles coréennes. L’état d’âme du narrateur s’impose au monde de telle sorte que décrire le monde suffit à décrire l’individu, qui n’est ni objet ni sujet. Quand, dans la littérature (ou le cinéma) américain(e), le profil psychologique d’un personnage se découpe à mesure de ses actions — on en a un exemple avec les romans d’Ellroy —, cette littérature dessine l’« âme » des personnages avec la description des circonstances matérielles, de tout ce qui entoure les personnages, pour suggérer par cette technique les drames humains les plus aigus. Davantage encore que l’identité, c’est l’être-au-monde qui reste problématique : ne pouvant être, les personnages se réfugient souvent dans le pays, les arbres, la neige, les animaux, des gestes décrits comme millénaires, faisant partie du « paysage ». Ils sont alors le pays, cette Lituanie interdite — et cela n’a plus rien de métaphorique si l’on considère le nombre effrayant de morts depuis 1940 dans les forêts, ainsi qu’il est rappelé dans l’introduction. C’est peut-être cela qui leur interdit le monde, jusque dans l’émigration, ainsi que nous le verrons plus bas, tout être-au-monde étant déracinement insupportable d’une situation insupportable.

L’absence de ville est notable dans la presque totalité de ces textes, y compris les plus récents. La ville comme référent positif est-elle partie avec les juifs Vilnius, la « Jérusalem du nord », était un lieu d’immigration juive, considéré comme protégé, jusque dans les années 1930 —, massacrés dans le ghetto par les Allemands au début de la guerre, et dont il reste aujourd’hui à Vilnius une communauté repliée de 2500 personnes environ, et souvent d’un pessimisme extrême sur la situation actuelle (comme peut le montrer la figure de Dalia Epstein [2]) ? La ville est implicitement présentée, non comme objet de réflexion, mais comme le lieu de la rencontre improbable ou impossible, celui de la perte de soi, le monde de la solitude. Ces lieux pourtant communs sur la ville sont explorés ici avec une certaine nouveauté, une subtilité délicate du ressenti qui donne tout son intérêt à ce discours anti-urbain qui n’a rien de nouveau. Vilnius n’apparaît qu’à la page 209, pour constater l’inadaptation à la vie urbaine. Lorsque les villes sont évoquées, c’est pour constater (comme dans la nouvelle de Juknaitė) la platitude du périurbain et la solitude, véritable enfer dans le périurbain américain des Oiseaux (de Katiliškis) dont le texte retrace un engloutissement dans l’abomination du rêve américain, et le New York de Ma pauvre pauvre Tante Rosalie (de Zingeris) est une énorme machine indifférence à l’humain.

Le monde des années 1920 ou 1930 de Savickis (1890-1952) présente une exception notable : fortement international (soudain le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Japon font brièvement irruption ! — « ma femme est partie à l’étranger, comme cela se fait dans la bonne société de notre ville »), mondain, totalement urbain, le narrateur raille les aspects agricoles de la Lituanie et il a des préoccupations à la fois légères et gaies : « la ville » et « les paillettes » sont décrites comme « l’essence de la vie » ! Le texte dénote complètement dans cette anthologie : « D’excellente humeur, les femmes avaient envie de faire connaissance et de sympathiser. Tout comme moi, elles sont arrivées ici dans les meilleures dispositions : d’une humeur charmante, détendues dans leurs habits tout neufs. Visiblement, à l’étranger les gens ne “se ressemblent pas” » (p. 246). Critique de la morosité lituanienne ?

Cette petite élite internationalisée, dont l’auteur fait partie, a très rapidement disparu. On mesure avec effroi, avec cette nouvelle rappelant l’esprit d’un Sacha Guitry, tout ce que la Lituanie a perdu depuis sa clôture au monde. Jusque récemment, l’écrivain a d’ailleurs été boudé pour son européanité…

Face à la ville rejetée, dans ce monde rural, l’idée de la nature est construite comme un refuge et un référent. Le monde animal et végétal est le monde. La référence pudique et métaphorique aux animaux sert pour Radzevičius à parler des humains dans L’homme dans la neige. Les anciennes générations sont détentrices d’un savoir inégalable, indépassable, signe de pessimisme extrême : c’est un papillon blanc, posé sur la bouche de son père mort, qui forme l’image forte, picturale, de la vérité qu’il pouvait exprimer vivant, renvoyant à la culpabilité le narrateur qui se reproche de ne l’avoir pas suffisamment écouté (Granauskas, Un papillon sur la bouche). La nature détentrice d’une vérité simple rappelle la poésie de l’Estonien Jaan Kaplinski [3]. La nature peut être le lieu où se réfugier du monde (soviétique d’abord), le lieu proprement lituanien. L’enfance, « où nous étions tous des dieux » (Aputis, p. 30), est le refuge dans un temps devenu mythique où la Lituanie était officiellement indépendante, entre 1920 et 1939.

Le monde est souffrance dans la quasi-totalité de ces textes sans joie. Au summum, peut-être, de ces récits du malheur, l’histoire de cette femme qui, dans Le goût amer de l’oseille (de Meras), tente par amour de la vie et contre l’avis de son fils de sauver un criminel (motivé par sa seule haine antisémite, il a massacré presque toute sa famille, son village) … Elle se fait assassiner par lui en retour. L’assassin perpètre ainsi un dernier meurtre de haine sachant qu’il va mourir. C’est un récit d’un pessimisme effroyable, implacable, mû par une logique de la souffrance sans appel. Le texte rend sans fioriture toute la brutalité et l’absurdité du geste haineux, et surtout, sa pleine victoire.

Les années 1980 semblent marquer un tournant, dont l’orientation n’est cependant pas claire : le texte représentatif de cette « littérature jeans » de Ivanauskaitė paraît isolé et même superficiel, montrant pourtant un rapport au monde qui reste empreint de désespérance, de fatalité, marqué par l’impossibilité de l’agir. En introduction, la rareté de la production littéraire depuis 1989 est expliquée par l’ouverture et par l’action, mais en quoi ces deux postures seraient-elles contradictoires ? Écrire revient-il nécessairement à se fermer à l’événement ? S’intéresser aux littératures étrangères, considérées visiblement comme concurrentes plus qu’enrichissantes, est présenté comme appauvrissant pour la production nationale. Pourtant, d’autres littératures de l’Est — on peut simplement citer les littératures tchèques, Vaclav Havel par exemple ou la littérature hongroise — n’ont pas eu la même posture au cours du 20e siècle. Elle semble en tous cas constituer une particularité de la littérature lituanienne marquée par un complexe culturel vis-à-vis de l’Occident européen, y compris dans l’extrême contemporanéité de cette littérature en train de se réinventer à l’aune du contexte bouleversé. Complexe d’infériorité en même temps que revendication incessante de son particularisme, à l’image de cet homme méprisé et moqué de tous (au point de le laisser mourir ; les postures s’expriment souvent jusqu’à la mort dans ces nouvelles) et que seule une petite fille aveugle trouve Plus beau que le soleil (Grušas).

Le rapport à l’autre ou au particulier : claustrations.

L’introspection et la solitude est l’essence du ton de ces textes, comme la solitude de cette femme du Pays de verre (de Juknaitė, évoquant dans ce texte daté de 1994 les dernières années du communisme), à côté de son mari, culpabilisée et seule dans la maternité. Le moindre mouvement de l’âme — pour reprendre le titre de l’anthologie — est dramatisé, mis en action, consistant.

L’autre, c’est d’abord l’occupant : L’érable éternellement verdoyant, texte dans lequel Šaltenis, impliqué dans l’indépendance de 1990, explore à travers les yeux d’un enfant le rapport humiliant à l’occupant, ici le « locataire » de son père qui peu à peu lui a tout pris (femme, dignité, arbre symbolique…). La même violence, exprimée de façon nettement plus distanciée et allégorique, se trouve dans la nouvelle hongroise Anatomie d’un meurtre de Sándor Tar (né en 1941) : la cohabitation dans la même maison d’une famille déchirée devient un enfer. Cette fois, ce n’est pas le rapport à l’occupant soviétique mais le rapport forcé à l’autre, rappelant les conditions matérielles de la cohabitation obligatoire à l’époque soviétique.

Au long des textes, des groupes distingués par les narrateurs — nous dirons : des « autres » — sont désignés de façon plus ou moins explicite : Les Polonais sont mentionnés de façon anecdotique (il s’agit des Polonais qu’a pu voir le père du narrateur, trahissant la fermeture de son propre monde) par Radzevicius pour évoquer l’extrême fragilité de l’humanité : « quand il crève de faim, l’homme devient un animal, rien ne compte » (p. 69).

Pour Le manchot, « les deux étrangers » n’ont pas de nom, tout comme lui-même n’a pas de nom aux yeux des dominateurs soviétiques : parmi les détenus abandonnés par les geôliers dans le désert sibérien, il y a « Valius, Zenka, Kaunietis, les deux étrangers, Pranas et tous les autres » (p. 271). On en sait un peu plus de ces deux personnages après quelques pages : « seuls les deux étrangers ne se joignaient pas à l’agitation générale […]. Cinq fois par jour ils se lavaient méticuleusement les mains, le visage et même les pieds avec de la neige, se tournaient toujours vers le même coin de l’auvent et, le visage concentré, se mettaient à murmurer des prières. C’étaient les plus heureux. Ils ne se préoccupaient ni du grand message, ni du radeau, ni de la nourriture, ni même peut-être de la vie. C’étaient les plus heureux » (p. 281). Leur présence est absence, il n’existe aucune relation avec eux, sinon celle de cette brève observation.

L’autre, c’est, dans cette Lituanie tardivement christianisée, le musulman. C’est aussi, dépeint en ennemi mortel au-delà de l’horreur, le juif : nous l’avons relaté, le texte de Meras présente la haine des non-juifs envers les Juifs comme absolue, irréductible, sans appel, destructrice, auto-destructrice. L’auteur, élevé dans une culture mixte, ses écrits l’exprimant, a d’ailleurs été boudé dans les années 1970, puis s’est exilé en Israël… Au delà de l’antisémitisme terrible des nazis et avéré dans la période soviétique, Zingeris semble présenter cette idéologie à laquelle est confrontée la pauvre pauvre tante Rosalie comme universelle, traquant les juifs jusque dans leur exil américain.

Le Turc, dans le texte de Kunčinas, figure plus que jamais cette imbrication forcée à l’autre, malheureuse, mais que l’on ne saurait éviter… et que l’on finit par aimer inévitablement comme faisant partie de soi, un soi détestable, dans un rapport ambigu de victime à bourreau.

Un seul texte comporte un regard distancié sur le rapport au monde, mais pour le railler dans son caractère fermé inhérent à l’idéologie soviétique : l’amusante et édifiante nouvelle de Landsbergis, Genèse d’une chanson, reprend la pensée d’un médiocre apparatchik du Parti pour évoquer « le monde selon les soviétiques » dans l’entièreté de leur ridicule paranoïa ordinaire.

Identité niée et obsessionnelle.

C’est au Grand duché de Lituanie du 14e siècle que se réfère, en l’agrémentant de bien des mythes, le sentiment national lituanien. Suivant les aléas passés du territoire lituanien actuel « retrouvé », une grande partie de la littérature faisant référence à cet espace culturel s’exprime en Polonais (Tadeusz Konwicki par exemple [4]). La Pologne est considérée, ainsi que la Russie, comme la menace impérialiste historique par rapport au mouvement proprement national lituanien. Cette littérature nationale se fonde donc sur le souvenir de la domination soviétique bien sûr, mais aussi sur celui de la domination polonaise, et dans la mémoire vivante des imprimeurs et passeurs illégaux de textes écrits en caractères latins et en lituanien, interdits par l’Empire russe (qui n’autorisait que le cyrillique) en 1864 et jusqu’au début du 20e siècle. C’est donc à la fois contre la domination russe et contre l’influence polonaise qu’elle se pose, la Pologne considérant avec une affection… envahissante la Lituanie comme une partie de son territoire. On le perçoit bien dans les textes du maître romantique et nationaliste polonais Mickiewicz (1798-1855), à cette époque où la Pologne n’existe plus comme État, condamnée par les impérialismes russe et allemand,: son long poème épique Pan Tadeusz, qui constitue aujourd’hui encore la plus grande référence littéraire en Pologne, débute par ces vers connus de toute la Pologne : « Ô ma Lituanie ! »…

C’est donc, dans cette littérature lituanienne, une identité absente, une intégrité dont la négation est obsessionnellement répétée. Dans la nouvelle de Gavelis, d’une écriture hallucinée et allusive, au montage chronologique audacieux, il s’agit de la mutilation de l’intégrité physique, une main volontairement coupée. Toute liberté est devenue impossible à inventer : évoquant la culpabilité qui ronge un ancien détenu d’avoir mangé la part d’un autre, Gavelis lui fait penser : « Lorsqu’il avait ramassé dans la terre ce morceau de saucisse, de saucisse odorante, de saucisse tout ce qu’il y a de plus réelle, de saucisse lituanienne [souligné par moi], il avait reconnu sans la moindre hésitation l’odeur de la maison qui lui vrillait l’âme [souligné par moi, en rappel du titre choisi pour l’ouvrage] ; il avait regardé autour de lui […] et il avait maudit amèrement son destin, sentant que toute liberté de décider et de choisir avait disparu, qu’à présent seul ce bout de saucisse odorante […] le mènerait vers l’inconnu, vers la mort, peut-être même vers le néant » (p. 273).

Cette conception de la liberté impossible est à l’opposé de celle d’Imre Kertész qui écrit dans Être sans destin : « s’il y a un destin, la liberté n’est pas possible ; si, au contraire, […] la liberté existe, alors il n’y a pas de destin » (Imre Kertész, [1974] 1997 pour la traduction française, p. 353). Il raconte par ailleurs, dans un passage-clé de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, comment il a vu « monsieur l’instituteur » poser sur le ventre de l’auteur, malade et alité, incapable de la prendre lui-même, une portion alimentaire, contre toute logique de survie… (Kertész, [1990] 1995, p. 53-56). Si son écriture n’a rien d’optimiste en apparence, l’auteur hongrois montre une réponse autrement pugnace à l’indicible, qui tranche avec la fatalité dominante dans les textes lituaniens. En effet, le personnage de Gavelis est vaincu. Le destin est supérieur, son père le lui a rappelé régulièrement : « Mon enfant, disait-il d’une voix traînante, ainsi en est-il du signe de notre famille. On ne peut rien y faire, il en a toujours été ainsi. […] Moi j’ai eu la main arrachée par un shrapnel [5], ton père a eu la main coupée pendant la guerre. Je te l’ai dit souvent : prépare-toi à l’avance, mon enfant, dis-lui adieu. Elle ne t’appartient que pour un temps » (p. 288). Renoncement à l’action, au choix, résignation terrible, face à un « destin » lituanien ?

Identité obsessionnelle, aussi consistante qu’une « âme » et invisible, « dans le brouillard ». Identité nationale bien sûr, identité sexuelle également : pour celui qui revient sur le lieu du goulag avec un passeport illégal de femme, « ce nom de femme ne serait pas un obstacle ; […] là-bas, loin derrière l’Oural, dans l’ancien Pays des Miracles, personne ne distinguait ni ne retenait un nom ou un prénom lituanien » (Gavelis, Le manchot, p. 279).

Douloureuse, inexistante et prégnante comme la neige, inabordable, mais toujours évoquée pour son caractère ineffable, cette identité existe à travers le désarroi provoqué par son absence supposée. Même Savickis, dans son monde brillant et gai, en fait un objet de plaisanterie : au sein d’un congrès, dans un dialogue mondain avec une jolie femme qui veut lui extorquer des dessins, elle lui demande :

« Encore, encore !

Mais quoi, par exemple ?

Au moins le nom de votre pays.

J’écrivis : Lituanie. Mais, stimulant un élan de patriotisme, j’ajoutais le nom en lituanien, Lietuva.

Elle réclama encore :

Puisque vous êtes si prolixe, écrivez votre devise de vie.

Je n’ai pas de devise de vie.

Après avoir jeté un coup d’œil sur mes papiers officiels pour bien l’avoir en mémoire, je voulus encore reproduire dans l’album des invités notre Vytis [6], si beau et si conquérant, mais j’en fus empêché par la foule.

Il fallait de la place pour tous ! Le congrès devait reprendre » (Les souliers rouges, p. 247).

La plaisanterie de départ, fondée sur la critique de la Lituanie, ailleurs nationaliste, ici rurale, semble tourner en quelque chose de plus sérieux…

Une notable exception, dans ce rapport invariablement obsessionnel à l’identité : deux nouvelles très courtes, fugaces, de Bitė Vilimaitė (née en 1946), à l’écriture dense et forte, qui explore, selon un langage plus familier au lecteur venu du monde « occidental » (selon la terminologie d’après-guerre), la force des « petites choses » ; sa littérature semble plus ouverte, moins obsédée par sa spécificité.

Émigrations… malheureuses.

Plusieurs nouvelles abordent le thème de l’émigration, notamment aux États-Unis, comme une douleur au-delà de celle présentée précédemment : faut-il constater que le pays, inexistant, a été abondamment mythifié par les importantes diasporas depuis les années 1930 ? L’émigration, qui pourrait être un recours, une porte de sortie, est présentée comme un échec retentissant : la littérature abordant l’émigration est une littérature de l’exil sans recours.

Katiliškis, l’auteur des Oiseaux, a lui-même mené une vie résolument lituanienne en pleins États-Unis : la notice le concernant souligne qu’il a construit, dès qu’il en a eu les moyens, une maison traditionnelle lituanienne près de Chicago où il a vécu toute sa vie. Son texte n’est que nostalgie exacerbée envers le pays perdu, y compris sur le plan formel : par la réhabilitation de termes archaïques, parfois impossibles à traduire — allégorie formelle signifiante ! D’autres textes vont dans ce sens : celui de Škėma, émigré également en Allemagne puis aux États-Unis, dont le texte extrêmement allégorique et nourri de références à l’histoire lituanienne est heureusement éclairé par les notes explicatives. Là encore, la capacité à s’ouvrir au monde est à mettre en question. La déchéance progressive de Ma pauvre pauvre tante Rosalie (Zingeris), isolée avec ses idéaux dans le monde hostile et surtout indifférent de la grande ville américaine dans une détresse lointaine, perçue par le narrateur impuissant depuis la Lituanie, reprend un thème déjà bien usagé, avec force et contemporanéité. On peut également citer, bien qu’il s’agisse d’une évidente satire, la Genèse d’une chanson de Landsbergis pour évoquer ce rapport à l’étranger impossible, fait de méfiance et de déception inévitable face au monde.

Textes, silences. Présences.

Des textes consistants comme la neige, impalpables, de même que ces « âmes dans le brouillard ». Réelles présences, dans un monde brouillé aux contours irréels. Dans quelle mesure est-ce dû au choix réalisé ? Ce qui nous parvient de la littérature lituanienne par ailleurs n’est guère plus réjouissant. N’y a-t-il donc rien à exprimer, que douleur et négativité ?

Quel étonnement que cette littérature au regard de la Vilnius actuelle, témoignant d’une véritable culture urbaine, ville accueillante et ouverte, chaleureuse, dynamique et dont le marketing en matière de tourisme consiste à développer en tout premier lieu l’image d’un pays de soleil intérieur et de sourire … et à plaisanter sur l’ignorance au sujet de leur identité voire de leur existence ! À travers par exemple ces T-shirts imprimés qui évoquent avec humour la perplexité dans laquelle la situation géographique de la Lituanie plonge les touristes, par des couleurs vives et un message signifiant : « “Lituanie” ? C’est où ça ? ».

Image2Qui frappe ainsi à la porte de l’Europe ? Une partie de cet immense espace est-européen mis au secret durant soixante-dix ans. Quel est ce « nous » que j’utilise dans cet article ? Il désignerait ceux qui procèdent à un mouvement d’élargissement de leurs intérêts. De ce fait, ce « nous » est en passe de s’élargir, pour les inclure bientôt, « eux » que « nous » sommes en train de découvrir.

Photo : Vilnius, décembre 2003. © Emmanuelle Tricoire.

Résumé

Enfin ! Un ouvrage de littérature lituanienne contemporaine traduit en français. Les rares textes qui existaient en Français avant cette heureuse initiative datent d’un numéro de la revue Europe de 1992 qui porte sur la littérature des trois pays baltes et consacrait une soixantaine de pages à la littérature lituanienne en prose et en vers. ...

Bibliographie

Péter Esterházy, « Un mois de mai », in Auteurs hongrois d’aujourd’hui, anthologie dirigée et présentée par Thomas Szende, Paris, Éditions In fine, 1996.

Imre Kertész, Être sans destin, Paris, Actes Sud, [1974] 1997 pour la traduction française.

Imre Kertész, L’enfant qui ne naîtra pas, Paris, Actes Sud, 1990] 1995 pour la traduction française.

Sándor Tar, Anatomie d’un meurtre, in Amour, Nouvelles hongroises du 20e siècle, Budapest, Corvina [1996] 2001, p. 285-306.

Notes

[1] L’un des grands thèmes de cette littérature est d’ailleurs l’urbanisation forcée des années 1950. On peut lire des textes évocateurs parmi les nouvelles contenues dans le volume traduit par Patrick Maurus, Passeport pour Séoul, Paris, Actes Sud, 2002, et surtout dans La chanteuse de P’Ansori, Prose coréenne contemporaine, anthologie présentée et traduite sous la direction de Patrick Maurus, Arles, Actes Sud/Unesco, 1997.

[2] La position de cette personnalité de la communauté juive de Vilnius apparaît dans l’ouvrage dirigé par Yves Plasseraud et Henri Mincze, Lituanie juive, Message d’un monde englouti, 1918-1940, Paris, Autrement, 1996.

[3] On peut consulter une traduction française de quelques uns de ses poèmes dans Jaan Kaplinski, Le désir de la poussière, traduction par Antoine Chalvin, Marseille, Riveneuve, 2002.

[4] Auteur et cinéaste polonais contemporain né en 1926, à Wilna (Vilnius) alors territoire polonais, rattachés à l’Urss en 1945. Il raconte ses origines dans le roman Bohini, un manoir en Lituanie [Bohin], Paris, Robert Laffont, [1987] 1990.

[5] Note du traducteur : « obus rempli de balles, qu’il projette en éclatant » (p. 288).

[6] Note du traducteur : « le prince Vytis est représenté à cheval et brandissant son épée sur le blason lituanien […] » (p. 247).

Auteurs

Emmanuelle Tricoire

Elle a été professeure d’Histoire, de Géographie et d’Éducation civique dans l’enseignement secondaire à Metz, à Marseille où elle a participé à la revue pédagogique La Durance, et à Paris. Elle a collaboré à l’ouvrage La carte, un enjeu contemporain, La Documentation Photographique, 2004, avec Jacques Lévy et Patrick Poncet et travaille sur l’idée d’Europe dans l’Est européen. Rédactrice en chef d’EspacesTemps.net, elle travaille à l’interdisciplinarité dans l’enseignement et la recherche à la faculté Enac de l’Epfl (École Polytechnique Fédérale de Lausanne).

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