Theodor Adorno : « un écrivain égaré parmi des fonctionnaires ».
Stefan Müller-Doohm, Adorno. Une biographie, 2004.
« Un écrivain égaré parmi des fonctionnaires ». C’est ainsi que Jürgen Habermas présentait son maître et ami, Theodor Ludwig Wiesengrund-Adorno (1903-1969) dans un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 11 septembre 1963, pour le soixantième anniversaire d’Adorno (Jürgen Habermas, 1974, p 232). Quarante ans plus tard, pour le centième anniversaire de sa naissance, Stefan Müller-Doohm présente un récit et une analyse exhaustive de la vie et de l’œuvre de celui qui, avec Max Horkheimer, est associé à la fois à la théorie critique, à l’influence de l’école de Francfort, au rejet de la musique populaire et particulièrement du jazz et surtout à la critique radicale de la raison.
[1]).
Avec de telles dispositions et une capacité de travail absolument stupéfiante (qu’il gardera toute sa vie), Adorno mène jusqu’en 1934 à la fois une carrière de compositeur proche d’Alban Berg (avec qui il travaille très régulièrement à Vienne), de journaliste spécialisé dans la musique (publiant de très nombreux articles dans les revues musicales les plus prestigieuses), de philosophe enfin, puisqu’il soutient très rapidement sa thèse sur Kierkegaard et est associé à une structure de recherche francfortoise très originale, créée en 1923, l’Institut pour la recherche sociale (Institut für Sozialforschung), destinée à devenir célèbre après la Seconde Guerre mondiale sous le nom « d’école de Francfort ». Il commence à y travailler, en lien avec Max Horkheimer qui a pris la direction de l’Institut depuis 1931, sur ce qui sera l’un de ses questionnements fondamentaux : comment expliquer
« l’incroyable capacité de la société [capitaliste] à neutraliser les forces de contestation pour, à terme, les recycler en rentables icônes de la société de consommation » (Gilles Moutot, 2004, p. 15).
C’est aussi à cette époque qu’Adorno commence à fréquenter Walter Benjamin qui sera l’une de ces principales sources d’inspiration.
1933 : « hiberner sans se compromettre » ?
C’est à Francfort que l’histoire le rattrape, lui qui tente depuis 1930 d’ignorer la montée du nazisme et « d’hiberner sans se compromettre » (p. 180). Alors que l’Institut pour la recherche sociale commence à installer une partie de ses activités et de ses archives à Genève, puis à New York, Adorno s’illusionne sur la véritable audience du nazisme. Il est persuadé que celui-ci ne résistera pas à l’incompétence de ses dirigeants, et
« la stabilisation du régime nazi par l’exercice de la terreur à l’égard de ses adversaires lui par[aît] […] à peine imaginable » (p. 175).
Des années plus tard, pendant l’hiver 1963, les revues universitaires allemandes publieront quelques articles ambigus datant de 1933 et 1934 (particulièrement un article où il commente de façon positive dans la revue Die Musik, la création d’un chœur d’hommes sur des poèmes de Baldur von Schirach, le chef des Jeunesses hitlériennes), sommant Adorno de s’expliquer sur leur contenu. Müller-Doohm, qui ne cache à aucun moment son admiration pour Adorno, tente d’expliquer cet aveuglement :
« A posteriori, Adorno a reconnu très franchement qu’il s’était complètement fourvoyé dans son appréciation de la situation politique en 1933. […] Cette erreur est d’autant plus lourde qu’Adorno voyait de ses propres yeux ce qui se passait tous les jours » (p. 177).
Pendant près d’un an et demi, Adorno reste persuadé qu’il pourra trouver une sorte de « cache intellectuelle » lui permettant à la fois de rester en Allemagne, de continuer à travailler avec un minimum de concessions au nazisme, tout en poursuivant ses recherches philosophiques et son travail musical. C’est seulement vers le milieu de l’année 1934 qu’il comprend que sa position, faites à la fois de « pessimisme sans aucune prise de position claire et nette sur la situation » (p. 180) et « d’inconsciente angoisse latente » (p. 182), n’est pas tenable. Et il commence à prendre ses dispositions pour émigrer à Londres.
Commence alors un exil de quinze ans. De 1934 à 1949, Adorno va successivement passer d’Oxford (1934-1938) à New York, de New York (1938-1941) à Los Angeles, et enfin de Los Angeles (1941-1949) au Francfort de l’Allemagne « année zéro ». Dans cette deuxième partie de son ouvrage, Stefan Müller Doohm décrit d’abord les difficultés matérielles (relatives) et intellectuelles de ce philosophe et musicien de trente ans passés, « angoissé de reconnaissance institutionnelle » (p. 189) et obligé de repasser par toute une série de travaux d’étudiants de type post-doctorat pour pouvoir s’installer et vivre à Oxford. Dans le même temps, il mène de front les discussions avec Horkheimer, désormais installé à New York, pour intégrer institutionnellement l’Institut de recherches sociales, et avec Margarete Karplus (d’un an son aînée, héritière d’une famille industrielle berlinoise, avec qui il est fiancé depuis 1923), pour qu’elle puisse quitter l’Allemagne et venir le rejoindre. Theodor et Gretel finiront par se marier en Angleterre en septembre 1937, juste avant de partir s’installer à New York.
Adorno et Benjamin : vies parallèles I.
New York justement. Et l’Institut pour la recherche sociale. On a tellement l’habitude d’associer Adorno et Horkheimer qu’on oublie que jusqu’en 1937-38, leurs relations étaient difficiles, et même parfois très tendues. Ce n’est qu’avec beaucoup de réticences que Max Horkheimer décide d’intégrer officiellement Adorno à l’Institut pour la recherche sociale… et encore, il le fait que dans le cadre d’une association avec l’université de Princeton. « Le 16 février 1938, le couple Adorno s’embarque pour l’Amérique » après un dernier adieu à Paris et à Walter Benjamin.
« La situation en Europe est complètement désespérée ; les pronostics de ma dernière lettre semblent se confirmer dans le pire des sens : l’Autriche va échoir à Hitler, et dans un monde complètement fasciné par le succès, cela va le stabiliser de nouveau ad infinitum, et sur la base de la plus épouvantable des terreurs. On ne peut plus guère douter que les Juifs encore présents en Allemagne vont être exterminés : car, expropriés comme ils le sont, aucun pays au monde ne les accueillera. Et une fois de plus, il ne se passera rien : les autres méritent leur Hitler » (Lettre à Horkheimer, 1938 ; cité p. 242).
Stefan Müller-Doohm montre bien comment Adorno, dans ce contexte, a conscience d’être un privilégié. C’est le sens de sa célèbre expression du « bonheur dans le malheur ». Devenu un collaborateur attitré de l’Institut pour la recherche sociale, associé aux travaux de Colombia et de Princeton, travaillant de plus en plus étroitement avec Horkheimer, Adorno estime sa chance à sa juste valeur, et tente d’en faire profiter Walter Benjamin en le faisant venir de Paris à New York. On sait que, malheureusement, ceci ne se passera pas comme prévu. Le déclenchement de la guerre lors de l’invasion de la Pologne trouve Benjamin encore en France. Avec une grande partie des émigrants germanophones vivant à Paris, Walter Benjamin est emprisonné près de Nevers. Libéré en novembre 1939, il doit fuir Paris au moment de la « Débâcle » pour le sud de la France où il se suicide, à Port-Bou, le 26 septembre 1940, après avoir manqué son passage illégal en Espagne.
« Ce que cela signifie pour nous, je ne trouve pas de mots pour vous le dire, notre existence spirituelle et empirique s’en trouve changée au plus intime, et une indifférence nous a saisi, Gretel et moi, qui n’a vraisemblablement de limite que dans l’instant de notre propre disparition » (lettre à Gershom Scholem ; cité p. 266).
Une lecture très conventionnelle de Dialectique de la raison.
L’année 1941 est celle de l’installation à Los Angeles, à la suite de Horkheimer, puis de Marcuse, de Pollock et d’une partie des bureaux de l’Institut.
Adorno et Horkheimer : vies parallèles II.
C’est un choix difficile pour Adorno qui se sent bien à New York, d’autant plus que ces parents ont pu quitter l’Allemagne et s’installer dans la ville. Mais « non sans jalousie » par rapport aux autres membres de l’Institut,
« Adorno […] tient par-dessus tout à participer à la rédaction de ce livre comme partenaire exclusif de Horkheimer, en étant si possible débarrassé du fardeau et des diversions de l’activité quotidienne de l’Institut » (p. 271).
« Ce livre » en préparation avec Horkheimer, c’est le futur Dialektik der Aufklärung (Dialectique de la raison) (Adorno, Horkheimer, 1974) qui sera publié de manière quasi-confidentielle en 1944 (sous la forme d’un hommage pour le cinquantième anniversaire de Friedrich Pollock), puis republié en 1947 aux Pays-Bas, devenant lentement l’un des ouvrages les plus importants de l’après-guerre. Il est encore aujourd’hui considéré, avec Dialectique négative (Adorno, 1970), comme le livre le plus important d’Adorno : ouvrage où l’on repère à la fois une rupture dans la vision de la théorie critique énoncée dans les années 1930, un passage d’une théorie de la transformation sociale influencée par Marx à une philosophie pessimiste de l’histoire, enfin un réexamen radial de la raison instrumentale considérée comme totalitaire.
Ici, la biographie de Stefan Müller-Doohm est à la fois intéressante et frustrante. Intéressante parce qu’il prend le temps de détailler la genèse de l’ouvrage, la manière dont Horkheimer et Adorno ont travaillé ensemble, les liens entre les concepts de Dialectique de la raison et les écrits antérieurs d’Adorno, etc… Mais, le long passage du livre consacré à Dialektik der Aufklärung (des pages 273 à 292, voire 314 si on adjoint les éléments liés à la poursuite de la réflexion jusqu’à la seconde publication en 1947, soit près d’un dixième de l’ouvrage) est également frustrant car on y trouve une vision très sage d’une œuvre radicale. Ce n’est pas dans cette biographie qu’il faudra chercher une vision originale du texte : elle reste pour l’essentiel dans la constellation des analyses issues des interprétations proposées par Jürgen Habermas dans le Discours philosophique de la modernité (1985) (Jürgen Habermas, 1988).
Le « scepticisme effréné vis-à-vis de la raison »(1942-1944).
Qu’apprend-t-on alors de vraiment important dans le livre de Müller-Doohm sur l’écriture de Dialectique de la raison ? Il met d’abord en relation les thèmes des Fragments philosophiques – le sous-titre de l’ouvrage – avec un certain nombre de travaux peu connus d’Adorno qui datent de la fin des années 1930 (des critiques et recherches sur Le déclin de l’occident d’Oswald Spengler et sur Theory of the Leisure Class de Thorstein Veblen) ou en cours de travail, comme l’ébauche d’une Philosophie de la nouvelle musique, écrit en 1940 et 1941. Dans le même ordre d’idée, Müller-Doohme montre comment
« l’entente […] est favorisée, dès le début de leur collaboration, par leur commun effort pour produire une version imprimable de The End of Reason [de Horkheimer], ce texte prévu pour être publié dans les Studies in Philosophy and Social Sciences. Dans cet essai, qu’Adorno et Horkheimer ont à l’origine songé à publier sous leur commune responsabilité d’auteurs, est déjà thématisée la question de la transformation de l’idée de raison émancipatrice en un médium de domination. » (p. 284).
La biographie de Stefan Müller-Doohm apporte ensuite des éléments qui confirment le travail fait en commun par les deux auteurs :
« Chacune de leur rencontre s’effectue l’après-midi, soit chez Horkheimer, soit chez Adorno ; ils discutent parfois en complet désaccord de problèmes philosophiques et sociologiques centraux tels que, par exemple, le concept de dialectique, la relation sujet-objet, la catégorie de maîtrise de la nature. C’est Gretel Adorno qui établit le compte rendu, la plupart du temps littéral, du contenu des entretiens, et tape ensuite le texte à la machine pour faciliter les remaniements ultérieurs. […] Chaque fois, les chapitres qu’Adorno ou Horkheimer a couché sur le papier sont discutés par eux deux ligne par ligne. […] C’est ce processus de coopération qu’Adorno et Horkheimer ont en vue quand ils diront plus tard qu’ils sont tous deux également responsables de chaque phrase. » (p. 283-284) [2]
Il n’empêche :
« Ce qui, de cette façon, naît pas à pas depuis 1942 par la réunion de deux tempéraments différents est assurément, quant au résultat, autre chose que le livre de Horkheimer n’avait cessé d’évoquer sous le titre de « Logique dialectique ». Les raisons de cette nouvelle accentuation théorique sont liées aux circonstances historiques, fin 1941 et début 1942. […] C’est pour cette raison qu’il [Horkheimer] met au centre de sa propre pensée, en la déplaçant sur le terrain d’un diagnostic d’ordre philosophico-historique, la catégorie de totalité négative. Elle constitue le point de fuite de la perspective d’Adorno bien avant sa Philosophie de la nouvelle musique. » (p. 284).
Mais la vision d’ensemble que Müller-Doohm propose de Dialectique de la raison reste conventionnelle. Il reprend, comme on l’a dit plus haut, l’interprétation héritée de Jürgen Habermas : la collusion néfaste entre la pression des circonstances historiques et des ambiguïtés de la théorie critique débouche sur une situation où, Horkheimer et Adorno ne s’étant pas donné les moyens de « réviser leur théorie d’un point de vue sociologique », ils lui substituent une philosophie de l’histoire, dont la tonalité majeure est donnée par un « scepticisme effréné vis-à-vis de la raison » (Habermas, 1988, p. 155).
Comment lire la Dialectique de la raison ?
Le hasard des dates de publication et le centième anniversaire de la naissance d’Adorno, en 2003, font que Gilles Moutot publie, en même temps que la traduction française de la biographie de Müller-Doohm, un ouvrage ambitieux de relecture de certains textes d’Adorno, et particulièrement un réexamen de Dialectique de la raison qui s’oppose à l’interprétation de Jürgen Habermas. L’ouvrage de Gilles Moutot, Adorno. Langage et réification, est en partie issu d’un séminaire dirigé par Gérard Raulet de janvier à mai 2000 à l’École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, intitulé « Pour une relecture de la Dialectique de la raison ».
« Contrairement à ce qu’affirme une lecture courante de leurs écrits, Adorno et Horkheimer n’entendent pas produire une théorie catastrophiste de l’histoire. La “dialectique de la raison” stigmatise certes les déboires d’une raison oublieuse de son caractère dialectique. Son absence “d’autoréflexion critique” contribue à sa perte, mais un tel mouvement fut, au moins en droit, toujours possible. L’enjeu, dès lors est double : il s’agit d’une part, de défaire l’ordre discursif que monnayent toutes les “philosophies de l’histoire” (“progrès” ou “déchéance”). Il s’agit, d’autre part, de faire émerger un autre régime de discours, au sein duquel l’“histoire” (comme aussi la “liberté”, l’“esprit”, etc.) n’apparaîtraient plus comme des objets à connaître, mais comme des problèmes à formuler. C’est dire combien le nouveau programme de recherche, dont la Dialectique de la raison ne propose encore que l’ébauche, se sépare de la “première” Théorie critique » (Moutot, 2004, p. 95).
Ce court extrait montre bien que la biographie de Müller-Doohm ne place pas la barre au même niveau. Elle ne cherche pas à entrer réellement dans la philosophie de Theodor Adorno. Le biographe se contente de décrire le travail d’Adorno et d’en proposer un commentaire général. C’est une force lorsque l’ouvrage raconte des épisodes qui se prêtent au registre du récit, cela devient une faiblesse lorsque l’on passe aux analyses de Dialectique de la raison et de Dialectique négative.
Horkheimer-Adorno-Habermas : les succès de l’école de Francfort et de la théorie critique.
La troisième partie de la vie de Theodor Adorno est mieux connue. Bien que naturalisé américain en 1943 (il reprendra la nationalité allemande seulement à la fin des années 1950), bien que très fortement implanté dans la communauté intellectuelle et artistique de Los Angeles où il fréquente Charles Chaplin, Fritz Lang et où il travaille avec Thomas Mann sur le Docteur Faustus, Adorno estime très rapidement qu’il faut revenir en Allemagne. Ce sera chose faite en octobre 1949, juste après la fondation des deux États allemands. Il n’est d’ailleurs pas tendre avec le climat intellectuel qui règne alors dans la toute nouvelle Rfa, rejoignant en cela Horkheimer qui, venu en 1948 à Francfort pour s’entretenir avec la direction de l’université du rétablissement de l’Institut de recherches sociales, constate :
« la faculté, à la séance de laquelle j’ai pris part, déborde de sentiments amicaux et donne envie de vomir. Ces types sont assis là exactement […], comme avant le IIIe Reich […], comme s’il ne s’était rien passé […]. Ils ne savent toujours pas au juste s’ils doivent voir en moi un voyageur américain relativement influent, ou le frère de leurs victimes » (p. 560).
Une activité intellectuelle tous azimuts.
Au seuil de cette troisième partie de son livre, Stefan Müller-Doohm insiste avec beaucoup de justesse sur l’incroyable nombre d’activités dans lesquelles Adorno va avoir un rôle décisif dans l’Allemagne de l’après-guerre, et également sur la manière dont il faut aborder cette activité débordante.
« Les vingt dernières années de sa vie, Adorno – qui meurt peu avant son soixante-sixième anniversaire – les passe pour l’essentiel en Allemagne : il ne se contente pas d’y mener une intense activité universitaire, il y joue en tant qu’intellectuel engagé sur la place publique, un rôle d’éclaireur pour une république fédérale culturellement et politiquement à la recherche d’elle-même, et pour la compréhension de soi de la génération d’après-guerre » (p. 329).
Quelles sont donc ces activités que Müller-Doohm met en avant dans le travail d’Adorno ?
C’est d’abord en tant que représentant de l’école de Francfort qu’il marque de sa personnalité l’histoire de l’Allemagne et de la philosophie. On reviendra plus loin sur l’épisode le plus célèbre des années 1960 dans lequel une bonne partie des représentants de l’école de Francfort, de Herbert Marcuse à Jürgen Habermas, en passant par Max Horkheimer, sera impliqué : ce qu’on appelle « la querelle du positivisme ». Mais dès 1951, deux événements montrent l’importance de l’Institut dans la nouvelle Allemagne : le grand succès de Minima Moralia (Adorno, 1980), un livre difficile qui, en quelques mois, devient un quasi-succès de librairie, et, en novembre 1951, la prise de fonction d’Horkheimer dans le nouvel Institut pour la recherche sociale reconstruit au 26 de la Senckenberganlage. Et Horkeimer d’insister, dans son allocation d’ouverture, sur
« l’interdisciplinarité et […] la spécificité du but […] : conjoindre la sociologie allemande, orientée vers la théorie de la société, et les méthodes de la théorie sociale développées aux États-Unis » (p. 340).
Stefan Müller-Doohm s’appuie beaucoup ici sur les grands ouvrages classiques présentant l’histoire de l’école de Francfort, particulièrement sur les deux livres de Martin Jay (Martin Jay, 1977) et de Rolf Wiggerhaus (Rolf Wiggerhauss, 1993), et propose, à travers le travail d’Adorno pour l’Institut, une description très intéressante de la vie intellectuelle en Allemagne dans les années 1950-1960.
Ce besoin éperdu de reconnaissance, sur lequel Müller-Doohm avait tant insisté pour comprendre la personnalité d’Adorno dans les années 1930, débouche maintenant sur des activités tous azimuts : à la fin des années 1950 Adorno est le représentant le plus en vue de l’école de Francfort, l’auteur réputé d’une oeuvre majeure de la philosophie, un philosophe aussi bien qu’un sociologue (il est professeur titulaire dans les deux disciplines depuis 1957), un publiciste fortement impliqué dans la maison d’édition la plus dynamique de l’après-guerre, les éditions Suhrkamp, une autorité et une référence morale, un intellectuel qui écrit aussi bien sur la théorie critique que sur Franz Kafka et Samuel Beckett (qu’il rencontre à plusieurs reprises à partir de 1958). En fin de compte, c’est cet Adorno bourgeois et installé, qui peut écrire, en feignant de se moquer de sa double fonction universitaire de sociologue et de philosophe, qu’
« il en va de ses choses comme pour Bergeret, selon la belle formule d’Anatole France : il méprise la légion d’honneur, mais c’eut été bien plus beau de la posséder et de la mépriser ensuite » (p. 375).
Imposer la théorie critique : l’école de Francfort et la querelle du positivisme.
A partir de 1958 commence la dernière grande partie de sa carrière universitaire et l’une des parts les plus importantes de son parcours à la fois institutionnel et intellectuel. Avec d’abord la prise en main complète de l’Institut de recherches sociales avec le départ en retraite de Max Horkheimer ; ensuite, avec la publication d’un livre apparemment mineur, intitulé Soziologische Exkurze, mais qui va avoir une grande influence sur la perception à la fois de l’école de Francfort et de la théorie critique. Ce court manuel propose de présenter les grands concepts fondamentaux de la science des sociétés : « société », « sociologie », « individu », « groupe », « famille », etc. Douze concepts en tout. Peu à peu ce petit manuel est
« perçu comme la base nécessaire, sinon suffisante, à une bonne intelligence de ce que les étudiants commencent à identifier sous le nom d’école de Francfort. […] Face aux autres manuels, peu nombreux, de sociologie, les Exkurze se signalent par leur base philosophique, par leur perspective transdisciplinaire, comme par l’élan critique qui parcours les différentes contributions » (p. 377).
La fin des années 1950, c’est aussi le moment où Jürgen Habermas le jeune assistant d’Adorno (il est né en 1929) commence à prendre de plus en plus d’importance dans l’Institut de recherches sociales. Celui-ci n’hésite pas à affirmer, commente Müller-Doohm, que
« l’agitation est le premier devoir des citoyens » et, , « déplace sur le terrain de l’action politique ce que son maître a précédemment dit sur la tâche de la philosophie engagée dans son temps, à savoir qu’elle possède son nerf vital dans la résistance, dans la critique des choses telles qu’elles sont » (p. 425).
Sans suivre pas à pas la carrière et les travaux de Jürgen Habermas, l’ouvrage montre comment celui-ci se situe dans la grande mouvance intellectuelle d’Adorno, même si on le considère aujourd’hui comme un « héritier polémique » de l’école de Francfort (et même parfois comme le « fossoyeur » de la théorie critique première manière). En tout cas, jusqu’en 1969, Habermas est clairement associé à Adorno, et c’est à ces côtés qu’il mène de ce qu’on a pris l’habitude de nommer « la querelle du positivisme ».
Cette « querelle » fait l’objet d’un développement important dans l’ouvrage de Müller-Doohm. Elle lui permet de faire apparaître l’importance méthodologique, sociologique et philosophique de la théorie critique. Sans entrer ici dans le détail de cet affrontement intellectuel complexe (Adorno, Popper, 1979), insistons cependant sur la manière très claire dont Müller-Doohm présente à la fois les enjeux, le déroulement, les affrontements à la fois intellectuels et institutionnels qui se déroulent à partir du début des années 1960 : d’un côté les tenants de l’école de Francfort et de la théorie critique, de l’autre un groupe de sociologues et de philosophes regroupé autour de Karl Popper.
« Quelles sont les méthodologies propres à saisir les différentes dimensions de la réalité sociale ? c’est là le thème d’un débat que lancent en 1961, Adorno et Karl R. Popper […]. Popper, qui enseigne à la London School of Economics […] développe une théorie de la science en prise avec le positivisme [et] présente […] son programme de rationalisme critique. [Au contraire], contre l’idéal de connaissance sur le modèle des sciences naturelles de son contradicteur, Adorno souligne que la sociologie, à l’opposé des sciences de la nature, ne travaille pas sur des données non qualifiées, mais seulement sur celles qui sont issues de la sphère de la vie socioculturelle et marquées de son empreinte. Les faits qui se présentent sont, jusque dans leur qualification par le langage, d’origine sociale » (p. 433-434).
On voit bien au travers de cet extrait, comment les définitions et les approches proposées dans les années 1930, particulièrement l’opposition entre la « théorie traditionnelle » (qui prétend à tord pouvoir construire un savoir neutre par rapport aux conditions sociales) et la « théorie critique » (qui est capable de se penser elle-même comme contingente et, malgré tout, de produire une théorie de la société) proposée par Horkheimer dans le cadre des recherches de l’Institut de recherches sociales (Horkheimer, 1996 ; Renaut, 1999), sont reprises par un Theodor Adorno dans une période historique – les années 1960 – beaucoup plus à même d’accepter la pensée critique.
Marcuse, Adorno : comment penser l’agitation sociale des années 1966-1968 ?
Les années 1960 justement. Elles vont voir à la fois la théorie critique devenir un passage obligé de la réflexion contestataire avec l’ouvrage de Marcuse, L’homme unidimensionnel (Herbert Marcuse, 1965), et le rejet de Theodor Adorno, qualifié par les mouvements étudiants d’intellectuel bourgeois et réactionnaire.
À partir de 1965, comme dans beaucoup d’autres pays d’Europe de l’Ouest, se développe une agitation étudiante de plus en plus forte qui milite à la fois pour des réformes majeures de l’université, contre la guerre du Vietnam, et contre l’extension progressive des structures autoritaires dans tous les secteurs de la société. Ces revendications trouvent en partie un cadre théorique dans les travaux des auteurs de l’école de Francfort, Marcuse en tête. Mais les positions modérées de Theodor Adorno sur l’agitation politique vont au même moment le désigner comme une des bêtes noires des mouvements étudiants. Les scènes de la pièce qui vont alors se jouer sont célèbres : banderoles accusatrices lors de ses cours et de ses conférences, polémiques dans la presse sur son aveuglement politique entre 1933 et 1934 et sur ses intentions réelles vis-à-vis de l’œuvre Walter Benjamin (Adorno est accusé d’avoir expurgé certains textes pour minimiser d’adhésion de Benjamin au marxisme), occupation des locaux de l’Institut pour la recherches sociale (Adorno fait évacuer les manifestants par la police). Enfin, le 22 avril 1969, Adorno est malmené physiquement et ridiculisé par un groupe d’étudiants dans le grand amphithéâtre de l’université de Francfort et doit quitter précipitamment la salle. Sur les tracts distribués sur le campus de l’université, on pouvait lire « Adorno comme institution est mort » (p. 486).
On sait, par les lettres d’Adorno à ses amis, à quel point ces accusations, ces manifestations contre sa personne et ses idées, affectèrent son moral et sa santé. Il tente de reprendre ses cours en juin 1969, mais l’agitation dans l’amphithéâtre recommence. Adorno décide alors de suspendre ses conférences et écrit à Marcuse – avec qui il garde contact – qu’il se « trouve dans une phase d’extrême dépression » et ajoute dans une autre lettre
« Je prends beaucoup plus au sérieux que toi le danger que le mouvement étudiant bascule dans le fascisme » (p. 488).
Dans une dernière lettre à Marcuse il raconte son abattement et se décrit lui-même comme un « Teddy bien déglingué ». Au lendemain d’une longue promenade dans la station suisse de Zermatt, le 6 août 1969, il meurt, à 65 ans, d’une crise cardiaque dans la clinique de la petite ville.
Adorno par Stephen Müller-Doohm : exercice d’admiration.
Nicolas Weill le précise d’emblée dans son compte rendu de l’ouvrage publié dans Le Monde des livres :
« Stephan Müller-Doohm achève un travail magistral qui restera comme l’une des meilleures introduction à la lecture d’un penseur au style déconcertant, maniant intuition, fulgurance et rigueur ».
Cette biographie est aussi un exercice d’admiration. Stefan Müller-Doohm ne s’en cache pas d’ailleurs, et dans ses remarques liminaires précise que s’
« il arrive que des biographies se caractérisent par une attitude de recul délibéré par rapport à leur objet […] dans mon cas, une telle attitude serait inadaptée. Car, dès le lycée et l’université, j’ai eu la chance d’éprouver en contact direct la fascinante énergie intellectuelle de ce protagoniste de la théorie critique » (p. 12).
Cet exercice d’admiration s’affirme surtout, et de façon très convaincante, dans une prise de position argumentée contre tous les détracteurs d’Adorno. Si, par exemple, Müller-Doohm ne cache pas les erreurs d’Adorno sur le nazisme au début des années 1930, c’est pour mieux montrer l’intelligence dont il fera preuve immédiatement ensuite. Alors qu’Adorno est souvent présenté comme un musicologue qui déteste le jazz, Müller-Doohm replace les critiques du philosophe dans ses analyses de « l’industrie culturelle ». Enfin, la biographie fait un sort aux accusations selon lesquelles il aurait abandonné Walter Benjamin en France, sans réellement s’occuper de le faire venir aux États-Unis. Au contraire, les nombreux documents présentés par Müller-Doohm établissent tout le travail fait par Adorno pour soutenir Benjamin installé en France puis pour essayer de le sauver après la défaite française.
À la fin de toutes ces polémiques (qu’il permet de dépasser ou de contextualiser), à la fin de l’ouvrage de référence qu’il a écrit, Stefan Müller-Doohm laisse Habermas, Marcuse et Adorno refermer son livre. Habermas rappelle ce que d’autres n’ont pas su toujours voir dans la vie et l’œuvre d’Adorno : son refus de jouer le rôle de « l’adulte bien assis » ; Marcuse, dans sa première réaction publique après sa mort insiste sur la manière d’Adorno de « penser radicalement et [de] transmettre la radicalité de sa pensée ». Et Müller-Doohm conclut son texte en constatant que « l’héritage […] qui restera fructueux, [c’est] celui d’une pensée critique qui inclut de “penser contre soi-même” » (p. 496).
Stefan Müller-Doohm, Adorno. Une biographie, Paris, Gallimard, 2004. Traduction par Bernard Lortholary de : Adorno. Eine Biographie, Frankfurt, Suhrkamp Verlag, 2003. 624 pages.