« En tout cas, il faut procéder du concret à l’abstrait,
et non l’inverse. » Marcel Mauss (1966, p. 365)
Anamnèse 1
« Savez-vous faire du théâtre ? »
Telle a été la question qui m’a été posée l’été 1972, à Paris, dans les bureaux du service des affaires culturelles du Ministère des Affaires Étrangères, lorsque me fut proposé le poste de directeur des activités culturelles de l’Alliance Française de Montevideo. Je venais d’être expulsé de l’université d’Istanbul où j’enseignais au département des études française. Le Millî İstihbarat Teşkilatı ou MİT, le service de renseignement Turc avait découvert que j’étais l’auteur d’un livre (Pradier 1968) qui faisait l’éloge de la révolution kurde d’Irak avec laquelle j’entretenais des liens depuis 1966. Armand Gatti et l’Émir Kamuran Bedir-Khan en avait écrit la préface. Afin de continuer à garder le contact avec les Kurdes, j’avais obtenu d’être nommé le 1er janvier 1971 dans l’ancienne capitale ottomane, au titre de la coopération. C’était risqué.
Faire du théâtre. Qualité des plus élémentaires requise pour le recrutement d’un contractuel rémunéré par l’État pour participer à l’expansion et au rayonnement de la culture française. Depuis longtemps la Nation encourage l’art dramatique à voyager, consciente qu’au « pays de Corneille et Racine, le rayonnement de la langue et la domination politique se confondent.» (Wallon 2002, p. 121) La première tournée officielle de la Comédie Française avait eu lieu en 1879 avec Londres pour destination. Le grand succès des suivantes conforta l’efficacité politique et diplomatique d’une institution théâtrale reconnue comme « ambassadrice de la France dans ses voyages aux destinations choisies. [1]»
Dans le cadre du renouveau des actions de propagande soutenues par le ministère des affaires étrangères à la fin de la première guerre mondiale, des artistes et des hommes politiques avaient décidé de développer les programmes en cours en créant un Service d’études d’action artistique à l’étranger. Par la suite plusieurs organismes prirent le relais, chaque fois avec plus d’ambition et de moyens : l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques (1923), devenue Association française d’action artistique (1934), Culturesfrance (2006), de nos jours Institut Français « établissement public chargé de l’action culturelle extérieure de la France ». Exercice difficile entre diplomatie et culture, promotion du patrimoine et de l’élan novateur du pays dans le domaine de la création. Séduire sans choquer. Répondre aux attentes discordantes des générations et des milieux. Poursuivant et complétant celle « d’industries culturelles » formulée initialement par l’École de Francfort, la notion de « soft power » proposée par Joseph S. Nye Jr., au temps de la guerre froide (Nye 2004) invite à considérer la circulation de l’art dans une perspective adaptée au temps une démarche fort ancienne conçue en grande partie par la Sacra Congregatio de Propaganda Fide établie à Rome en 1622 par le pape Grégoire XV en vue d’organiser la politique missionnaire de l’Église catholique répandue aux quatre coins du monde.
Envisager les raisons qui font de la création théâtrale le ferment d’un centre culturel français dans un pays étranger présente un double intérêt. Il invite à revisiter les fondements d’une identité nationale à partir de l’une de ses pratiques artistiques, et à s’interroger sur la capacité de celle-ci à générer du plaisir, de l’empathie et du lien social. Apparaît le paradoxe d’un art devenu un produit culturel de consommation modeste pour ce qui est de la fréquentation des salles, tandis qu’il s’affirme majeur par son aura internationale, en particulier le festival d’Avignon in et off considéré comme la manifestation de théâtre et de spectacle vivant la plus importante au monde, et que ne cesse de croître sa pratique, son application dans tous les domaines de la vie sociale, tels que l’apprentissage des langues, la formation des médecins et des diplomates, le développement personnel, la réduction des addictions, la déradicalisation, l’éducation en milieu scolaire, l’intervention dans les milieux protégés etc.
Plutôt que de ratiociner, et de me perdre en généralités sans intérêt il me semble utile de partir de ma propre expérience dans laquelle j’inclus la pratique artistique et la recherche académique. Expérience qui peut être lue comme un récit sociologique.
Retour à la source
Élève rêveur du collège des jésuites de Bordeaux – Tivoli -, je fus pris en classe de 4ème d’une inexplicable affection pour Shylock, le Marchand de Venise, découvert dans une version romancée de la pièce. Nostalgie d’une enfance marocaine ? J’en écrivis une adaptation que les Pères acceptèrent et nous firent jouer pour la fête de l’établissement. Forts du succès, avec mes camarades nous avons monté une troupe qui se produisait chaque année. Plus tard, en Petite-Kabylie, pendant mon service militaire accompli comme officier des SAS, j’avais réalisé des spectacles de Guignol dans des castelets de fortune pour des enfants éberlués, ce qui avait attiré l’attention du commandement. A mon retour en France, délaissant la philosophie pour la psychologie, à Toulouse, j’ai animé une troupe de théâtre expérimentale à laquelle j’ai consacré une première thèse – dite de 3ème cycle. Au départ, cela avait été une simple demande de mise en scène formulée par des lycéens qui souhaitaient monter un Molière. J’avais été frappé par le déséquilibre entre leur désir de jouer, et les carences de leur savoir-faire.
Très vite, les répétitions s’étaient transformées en séances d’exercices. Des étudiants se sont joints au groupe initial. J’ignorais qu’à cette époque se dessinait le Training Turn (Müller 2000), ou l’apprentissage comme art, dont l’essor a marqué l’histoire internationale du théâtre du XXe siècle avec les modèles remarquables du Teatr Laboratorium de Grotowski, et du Nordisk Teaterlaboratorium/Odin Teatret fondé à Oslo par Eugenio Barba en 1964. Tournant significatif dans la fonction du théâtre passant de simple miroir – ou doublon – de la vie sociale, à l’exploration sensible de ses arcanes. Il s’opérait de la sorte le passage d’une esthétique de la simulation à une éthique de la stimulation accompagnée par les théoriciens qui, à l’instar des linguistes (Lenneberg 1967) ont commencé à explorer les fondements biologiques des arts performatifs (Pradier 1980, 1990, 1995). L’exercice théâtral poursuit, développe, intensifie les jeux de l’enfance en affouillant la dimension charnelle, sensorielle, comportementale de l’imaginaire. La littérature, la poésie introduit le lecteur au multiple, à l’enchevêtrement des instances de l’existence par l’imaginaire. Stendhal rapportant la naïveté béatement heureuse de Madame de Rênal séduite par Julien, jeune prêtre ambitieux, a cette expression étonnamment juste : « Comme Mme de Rênal n’avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l’avenir.» (Stendhal 1964, p.104) La force de la fiction est de mouvoir l’apparente stabilité et inertie du monde. Quand elle double l’écriture par l’action qui dans la vie lui est inhérente, l’expérience transforme le lecteur en acteur.
Aussi peut-on comprendre l’interdiction – ou le contrôle – du théâtre dans certains milieux en raison du danger qu’il présente dans sa capacité de dégeler les évidences et l’arbitraire. Entre asocialité et socialisation, la pratique du théâtre n’est jamais univoque. D’autant que sa prétention thérapeutique (Pradier 2016 p. 187-198), l’idée selon laquelle il est espace de liberté, ne peut s’affranchir du fait que les codes de jeu, pour invisibles qu’ils paraissent dans le théâtre naturaliste, réaliste, n’en sont pas moins des codes. Sans doute Marcel Mauss a-t-il été l’un des rares à dénoncer la croyance en une vérité naturelle, organique, biologique en évoquant les apprentissages culturels du corps transmis par immersion dans une communauté. Les « techniques du corps » (Mauss 1966 p. 365) implicites, acquises par simple imitation passive ne sont pas à confondre avec celles des longs apprentissages rigoureux dispensés par les maîtres comme par exemple dans le ballet, la pantomime, le cirque, les formes classiques et coutumières, asiatiques et africaines.
Il est significatif de replacer l’émergence de ce qui a été qualifié de « théâtre du corps », par rapport au « théâtre du texte » dans le contexte politique et sociétal de libération des mœurs, la défense des minorités – sexuelles, culturelles – la question de l’égalité des femmes dans la société, les conflits post-coloniaux. L’avant-garde du spectacle vivant des années soixante porte essentiellement sur la signification de l’adjectif « vivant » et les façons de lui donner une place aussi noble que celle attribuée au texte. Pour un anthropologue, le théâtre occidental paraît avoir absorbé les oppositions conflictuelles de la société au point d’apparaître sous les traits de jumeaux syméliens dont les deux têtes sur un seul corps le font ressembler à un monstre composite, produit d’un accouplement contre nature. Aussi l’histoire du spectacle vivant est-elle utile pour saisir les péripéties de ce qu’il est convenu d’appeler le problème corps-esprit – body-mind problem –, paresseusement attribué à Descartes depuis la publication d’un ouvrage de vulgarisation à succès (Damasio 1994), la distinction hiérarchique entre métiers intellectuels – art majeur du dramaturge – et métiers manuels – art mineur du comédien ; le phallocentrisme du capofamiglia directeur de troupe et le gynécée des comédiennes (Lever 2001, 2006; Pradier 2003, 2015), le duel théâtre public, théâtre privé ; festival in et off.
Une ville maquette anthropologique
La « ville rose » vivait le théâtre avec ardeur. Maurice Sarrazin et Simone Turck avaient créé en 1945 la troupe du Grenier devenue en 1949 la première expérience de décentralisation entreprise par l’État avec le statut de Centre Dramatique National (Sarrazin 1970). Épopée héroïque qui a tant marqué le théâtre en France, a-t-on écrit (Abirached 2005), que cette volonté de projeter dans le pays un art plus parisien que national. Une femme, Jeanne Laurent, haut fonctionnaire de l’Éducation Nationale s’était engagée dès 1947 dans une politique aujourd’hui poursuivie et réussie qui met en évidence à la fois l’esprit jacobin, centralisateur et l’éminence de l’art dramatique dans la culture française. L’usage voulait que le nouveau directeur fut en province assisté par un co-directeur venu de Paris. Sarrazin avait refusé tout net.
Dans les années soixante, Christian Marc – ancien comédien du Grenier de Toulouse – avait lancé un Centre d’Essai, mettant au programme le « nouveau théâtre [2]» – Ionesco, Tardieu, Beckett. Le CDN avait agité la ville en invitant Armand Gatti pour plusieurs créations : Chroniques d’une planète provisoire (1963), reprise en 1967 dans une deuxième version ; Le poisson noir (1964) ; V comme Vietnam (1967). Gatti, c’était également un clan, une tribu, une famille élargie, une communauté. Avec lui : Hélène Châtelain, André Wilms, Françoise Bauer et son fils. J’entends encore André après l’interdiction par le gouvernement de La Passion du Général Franco, clamant le texte de la version de l’interdiction qu’en fit Armand Gatti. Entre psychologie sociale, sociolinguistique et psycholinguistique, ma recherche rejoignait les observations de Jean-Louis Barrault sur le phénomène théâtral (Barrault 1961), et le compte rendu de la première enquête sur les écoles de comédiens dirigée par Jean Duvignaud (Weiller 1960). Le théâtre était pour les jeunes acteurs de notre troupe « expérimentale » un art de la transformation, l’entrée dans une forme d’autonomie critique, un mode d’affranchissement des conventions sociales, un élargissement de la palette émotionnelle, l’acquisition d’une exigence artistique qui tendait à une certaine radicalité au point de provoquer des ruptures avec le milieu d’origine. Certains, lors des débats après-spectacle en usage n’hésitaient pas à s’en prendre aux professionnels pour leur reprocher leur maniérisme ou leur jeu conventionnel.
Pendant les dernières années de préparation de ma thèse, retardé par la publication de mon livre sur les Kurdes d’Irak, j’avais été embauché par le docteur Daniel Ajzenberg premier médecin chef du centre psychothérapique Philippe-Pinel de Lavaur, réputé pour ses orientations innovantes. Les exercices dramatiques que j’y importai firent partie d’un programme qui faisait de l’hôpital un acteur culturel de la ville. C’est ainsi qu’Hélène Châtelain vint dans la salle de spectacle présenter la Jetée de Chris Marker, et Xavier Darasse offrir un récital d’orgue dans la cathédrale Saint-Alain. A Toulouse, les réactions du public des habitués du Théâtre Daniel Sorano – son nom depuis 1964 – furent bondissantes après 1968 lorsque le Living Theatre vint jouer en alternance Antigone et Mysteries and smaller pieces du 13 au 25 mai 1969. L’émoi furieux des spectateurs qui quittèrent la salle, la frénésie qui en fit d’autres grimper sur le plateau, les regards troublés devant les corps androgynes des acteurs aux longues chevelures blondes m’éclaira sur la dimension érotique du théâtre, cachée, sinon refoulée dans les théories. Cela devait m’être confirmé lors d’un voyage à Téhéran en juillet 1979 – au moment de la révolution. Les mollahs peu au fait de la littérature dramatique n’avaient pas songé à interdire Brecht. En revanche, la nudité des corps des comédies musicales américaines, les avait ébouillantés d’abjection au point d’avoir chassé les spectacles impies du somptueux théâtre que Farah Diba devenue Chahbanou avait voulu pour la capitale [3].
J’avais eu connaissance par la compagne de Christian Marc, enthousiaste, de la publication en 1965 de deux ouvrages de Jean Duvignaud (1921-2007) issus de sa thèse principale de doctorat d’État : Sociologie du Théâtre – Essai sur les ombres collectives, et de sa thèse complémentaire : L’acteur – Esquisse d’une sociologie du comédien. J’y trouvais un foisonnement de nourritures, une synthèse érudite, la rigueur adogmatique et l’orientation épistémologique singulière de ses travaux sur la sociologie de l’art. Duvignaud se livrait peu à l’exégèse des œuvres. Il préférait considérer l’expérience plus vaste qui les déborde. Le théâtre, écrivait-il
« c’est un art enraciné, le plus engagé de tous les arts dans la trame vivante de l’expérience collective, le plus sensible aux convulsions qui déchirent une vie sociale en permanent état de révolution, aux difficile démarches d’une liberté qui tantôt chemine, à moitié étouffée sous les contraintes et les obstacles insurmontables et tantôt explose en imprévisibles sursauts. » (Duvignaud 1965a p. 1)
Romancier, dramaturge, essayiste, voyageur – il avait été maître de conférences à l’université de Tunis -, Duvignaud, né en 1921, appartenait à une génération dont le « terrain » – note-t-il de lui-même – a été marqué par des expériences et des actions dont l’ensemble compose une certaine « pratique de l’existence » : guerre, totalitarisme, colonialisme, barbarie, utopie, subversion, (Duvignaud 1976) pour au final appartenir à la tribu des clercs sur lesquels Rémy Rieffel a enquêté (Rieffel 1993).
Je l’ai sollicité pour être membre de mon jury de soutenance. Contrairement aux usages, je l’ai accueilli la veille en soirée, à la gare Matabiau. Nous avons pris une bière dans un café et je lui ai offert un exemplaire de mon livre sur les Kurdes. Avant son retour à Paris, décidé à repartir pour le Kurdistan je lui ai demandé de diriger la thèse de doctorat d’État que je comptais entreprendre. Il accepta volontiers, ni l’un ni l’autre ne songeant à satisfaire les formalités exigées pour une inscription administrative. Onze ans plus tard, il siégea dans mon jury de soutenance de ma thèse d’État sur les aspects biologiques du théâtre. Ce jour-là, à ma surprise, il me demanda pourquoi je n’avais pas parlé de Bossuet. Il avait raison. En travaillant sur le péché mortel de Comédie que le Rituel de Toulon autopsie à l’attention des confesseurs (Pradier 2005), je me suis rendu compte que si les intellectuels privilégient la littérature dramatique, les censeurs et les puritains ont l’œil absorbé par la traque obsessionnelle de ce qui dans le théâtre constitue sa qualité distinctive : le corps vivant des acteurs et des actrices, leur vénusté (Roland Barthes), le bios (Eugenio Barba).
Commentaire sociologique
Cette première partie anamnestique contient les matériaux élémentaires d’une réflexion sur une sociologie du théâtre métissée, comme il se doit, d’histoire de l’art et d’anthropologie réflexive. Tout français scolarisé – la grande majorité – a été initié à l’objet théâtre au cours de son passage au collège et au lycée. L’étude du théâtre figure dans les matières du tronc commun : le « français », et plus précisément la littérature française en sa triade poétique, romanesque et dramatique. Il apprend les grands noms des dramaturges classiques, généralement présentés sous le sigle d’un génie universel, alors qu’ils ont été les animateurs d’un art de cour ethnique [4], et achève son cursus avec les auteurs d’après-guerre. Il reçoit de cette instruction une leçon logique – un modèle de structuration spectaculaire de l’imaginaire -, les présupposés philosophiques qui vont avec, une certaine description normée et commentée des conduites humaines. La musique « classique » et les beaux-arts ne figurent pas dans les matières obligatoires de l’éducation nationale. En revanche, le théâtre associé à la littérature et à la rhétorique jouit du statut d’art scolaire. Les manuels en témoignent :
« Le théâtre se distingue de tous les arts du spectacle, danse, mime, cirque par la place qu’il accorde à la parole. Mettant en scène le langage, le théâtre est un genre pleinement littéraire. Comme il est écrit en vue d’une représentation, le texte théâtral appelle une lecture différente de celle que demandent la poésie ou le roman » (Bourguignon 2011 p. 158).
Le théâtre « classique » tient une place importante en tant que patrimoine national, doublé de la capacité de doter l’élève d’un savoir-faire et d’un savoir-vivre. Les clubs de théâtre, statistiquement nombreux dans les « bons lycées » et les collèges privés maintiennent une tradition fort ancienne. Art éducatif historiquement aristocratique et bourgeois, cette pratique a tiré parti d’une mobilité sociale inversée, par une sorte de déclassement de son statut d’art de cour par démocratisation. Racine, Corneille, Molière ne sont plus réservés à Versailles, ni aux grands bourgeois. Dans les grandes villes, le classique qui se joue dans un Centre Dramatique National fait partie des sorties scolaires généralement sous la conduite d’un professeur de français, qui, souvent, se trouve à l’initiative d’ateliers de théâtre. Les pièces de la scolarité auxquelles s’ajoute un copieux répertoire poursuivent leur dynamique dans l’espace public en innervant en France plusieurs milliers de troupes d’amateurs, parfois semi-professionnelles, à l’occasion devenues professionnelles (Mervant-Roux 2004).
Il est nécessaire de rappeler les conditions sociales de l’enfermement scolastique de notre conception contemporaine du théâtre – au sens que Bourdieu donne à la locution [5]– pour se rendre compte qu’elle est redevable de la sélection, au sein du vaste ensemble des spectacles vivants, d’un corpus conforme aux normes protocolaires de la société et au jugement de la critique, aux dépens de ce qui en a été exclu au nom du goût, de la bienséance publique, ou jugé susceptible d’en troubler le fragile équilibre. C’est ainsi qu’ont été exfiltrés de la mémoire patrimoniale scolastique les abondances de la théâtralité populaire, régionale, libertine, l’activité turlupine des troupes de sociétés friandes de pièces érotiques jouées entre soi au XVIIIe siècle, la vogue des petites maisons ou « folies » accueillant les comédies galantes. Ce ne sont pas les processus sociaux de distinction qui déterminent la hiérarchie des genres, dans ce cas, mais plutôt les appétences des familles d’esprit. Le mélodrame « genre populaire » vivace a été longtemps méprisé par la critique dont les choix sont proches du milieu scolaire et universitaire jusqu’à ce que les travaux d’historiens (Jean-Marie Thomasseau 1974, 1984, 2009 ; Martin 2018) apportent la preuve du rôle qu’il a tenu dans le renouveau du théâtre en Europe. Encore que les professeurs ne le recommandent pas à leurs élèves . Spécialiste du théâtre du XXe siècle, Michel Corvin (1989, p. 3) introduit son étude sur le Théâtre de Boulevard par une pique ironique : « Le théâtre de boulevard a mauvaise presse et bon public. » Les spectateurs qui l’apprécient fréquentent les salles du théâtre privé et affichent la liberté éclectique dans les loisirs, caractéristique de la population bénéficiant d’une certaine aisance économique sans prétendre être lettrée.
Sociologiquement, le théâtre est un art écartelé en raison même des conditions de sa production fractionnée entre gens de l’écrit et gens du corps – les performeurs-, eux-mêmes dépendants des réalisateurs économiques (Henry 2009) soucieux des effets de mode. Il l’est également entre les deux pôles du divertissement et de l’art pour lui-même – l’art pour l’art – qui dans l’Europe du XXe siècle a donné naissance à un puissant mouvement et à la notion de « théâtre d’art » (Banu 2001 ; Dusigne 1997a 1997b), comme pour se différencier d’un commerce avilissant, flagorneur et facile. Fracture déjà ancienne puisque survenue au moment capital de l’émergence de l’adoption du modèle antique à la suite de la redécouverte des textes dramatiques grecs et latins par les Humanistes dont nombre enseignaient dans les collèges. Le théâtre, tel que nous l’entendons depuis la Renaissance, a été tout d’abord scolaire, et n’est parvenu aux professionnels qu’après le passage des textes à la langue vernaculaire.
Des siècles plus tard, le théâtre scolaire manifeste une ambition pédagogique, aux côtés de l’art oratoire. Il charge la mémoire d’un imaginaire patrimonial, conforte la maîtrise de la langue, fortifie la voix, donne de l’aisance, apprend à dialoguer. Après le temps des collèges, le projet humaniste semble se poursuivre comme en atteste les programmes contemporains de l’éducation nationale. Présentant à Paris les principales dispositions du plan pour l’éducation artistique et culturelle à l’école notamment, Jack Lang alors ministre de l’éducation nationale déclarait le 14 décembre 2000 :
« Le rapport à la langue et à la poésie différencie l’art théâtral des autres domaines artistiques. Son apport peut être résumé en quatre phases qui définissent toute initiation aux arts et plus particulièrement au théâtre.
L’émancipation. Les apprentissages à la diction d’un texte avec un comédien sont autant de sources d’émancipation pour l’enfant : elles lui donnent des outils de conquête et de dépassement de sa pratique spontanée. Aussi faut-il éduquer le plus tôt possible l’évolution du corps dans l’espace, travailler la voix, la diction, la lecture expressive, la mise en scène de textes poétiques ou dramatiques. [6]»
En 2019 la décision de son successeur de réintroduire le « grand oral » dans l’examen final du secondaire, et la résurgence de l’art oratoire à l’université et dans les grandes écoles – l’association Lysias – signent la verdeur du trio scène-éloquence-éducation dans notre culture.
La leçon de l’histoire
L’extraordinaire fortune du théâtre dans la société occidentale – et son imprégnation de la culture française, de Jodelle (1552) à Jean-Loup Horwitz (2019) – attendent pour être comprises que l’on suive le fil rouge qui court dans l’inconscient collectif tout au long d’une histoire buissonnante [7]. La nativité glorieuse du théâtre en France est consécutive à la redécouverte des textes dramatiques grecs au XVe siècle, leur traduction en latin puis en langue vernaculaire. Ce fut un moment d’illumination pour les érudits et les gens de théâtre (Coutas 1993 p. 58).
Truisme à ne pas négliger, rappelons que notre connaissance des spectacles de l’antiquité nous est venue d’une poignée de survivances écrites, et non de l’oral, selon une démarche qui partant de l’abstrait a longtemps et rudement peiné à entreprendre la reconstitution difficile d’un concret foisonnant à jamais perdu. Des siècles après le premier jet, les concours de poésie et les représentations publiques, ce sont des fragments de parchemins endommagés, contaminés, parfois recomposés, tracés par la main de copistes plus ou moins scrupuleux qui ont ainsi cheminé par des intermédiaires dont nous ignorons parfois la piste qu’ils ont suivie avant de parvenir aux traducteurs érudits. Notre vision du théâtre de l’antiquité a été amputée du fouillis de performances qui ne reposaient pas toutes sur un texte écrit, bouffonnes ou inspirées, mixant des catégories singulières dont nous restent quelques noms : les δεικηλίκται, αυτoκάβδαλoι, γελωτoπoιoί, βωµoλóχoι, βιολογοι…. .
Il s’est introduit de la sorte un biais cognitif que les historiens du théâtre « populaire » et les ethnoscénologues tentent de désencrasser (Meyer Plantureux 2006 ; R. Martin 2013 ; O. Neveux 2019). Ayant assimilé depuis le collège les principes d’un spectacle littéraire considéré comme l’expression d’un haut degré de civilisation, en matière de composition, d’invention et d’esprit, les voyageurs, missionnaires et colonisateurs ont eu tendance à dénicher son analogon dans les sociétés étrangères. Plus lecteurs que spectateurs, ne fréquentant guère le milieu des performeurs, leur attention s’est essentiellement portée sur les textes dramatiques et les traités. Non que ce fût négligeable dans la découverte de l’autre comme le montre pour l’Inde Lyne Bensat-Boudon (2006 p. p. XI-LV). Le Père de Prémare (1666-1736) jésuite, fait parvenir de Chine la traduction d’une œuvre dramatique dont Voltaire s’inspire. L’abbé Noël Péri (1865-1922) en poste au Japon publie des traductions du genre dramatique nō. La recherche philologique est à même de pénétrer l’invisible de la pensée ; elle correspond à ce que John Blacking, au cours du séminaire « Théâtre, Anthropologie et Anthropologie Théâtrale » du Centre for Performance Research à Leicester à l’automne 1988 avait appelé « thinking in concept », à distinguer de « thinking in motion », la pensée par action, mouvement, en laquelle excelle le performeur et dont le spectateur ne perçoit que l’effet, la surface (Barba 1993 p. 132). Lorsque l’approche du spectacle vivant n’est que textuelle, elle en omet la dimension organique à la façon des anatomistes qui, ne considérant que l’organisation interne du cadavre, en vinrent à concevoir l’homme machine et son corollaire, la médecine de l’organe. Un tel regard sélectif dans le domaine des spectacles ne pouvait conduire qu’à considérer comme frustres, primitives et inaccomplies des formes spectaculaires sans littérature.
Le théâtre, invention sociale
Bien avant la naissance du théâtre des jésuites, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les collèges universitaires du Moyen Âge tardif pratiquaient les arts festifs et lettrés de la scène. En ces pépinières des élites, professeurs et étudiants composaient et représentaient des pièces de théâtre en latin et en français (Ferrand 2009 p. 1-11 ; 2013 ; 2018), dans le cadre d’une éducation chrétienne combinant excellence du savoir et ensemencement de la foi. Tout à la redécouverte des comédies et tragédies du théâtre antique, le professeur humaniste a tenté de les substituer aux moralités, farces et sotties. Françoise Coutas, qui a consacré en 1991 sa thèse à l’un deux – le prêtre Pierre Campson, dit Philicinus – note :
« Si Jodelle a pu écrire, dès 1552, en français, la Cléopâtre captive, c’est parce qu’il fut l’élève de Muret au collège de Guyenne et parce qu’il a existé toute cette littérature néo-latine florissante, maillon essentiel à connaître si l’on veut comprendre comment le théâtre antique s’est imprégné des valeurs humanistes pour arriver à former notre théâtre moderne. » (Coutas 1991 p. 59)
Lorsque Etienne Jodelle, à l’âge de vingt-et-un ans, compose et fait représenter en 1553 Cléopâtre Captive, et Eugène, il qualifie la première de tragédie, et la seconde de comédie « en la forme ancienne. [8] » Les noms viennent du grec. Le mot comédie s’applique à la fois aux textes dramatiques – κωμωδια – et pour longtemps au spectacle avant qu’il n’adopte plus tard le mot théâtre pour patronyme, qui désignait initialement l’espace des représentations – θεατρον, theatron le lieu où l’on voit. Le triomphe de la tragédie de Jodelle lui valut une fête, la « pompe du bouc » – le tragos τραγος des cortèges, à l’odeur forte. Ne disait-on pas τραγιζω « je pue le bouc », à l’âge de la puberté ?
Les traductions des tragédies et des comédies eurent une fortune différente, ainsi que leur réception et leur diffusion. Préférée par les maîtres à la comédie – parfois salace et trop immédiate dans ses allusions à la sexualité – la tragédie permettait d’entrer dans les passions par le détour poétique, en un temps où la pensée scolastique en avait élaboré une théorie psychologique rationnelle. Ainsi, l’esprit de l’élève et de son maître aborde la tragédie en ayant en arrière-fond de sa pensée une vision du tragique pétrie d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin. Partant du simple mot désignant les circonstances de production d’un certain type de spectacle poétique, musical et dansé, brillant, pompeux et évocateur d’histoires incroyables, terrifiantes, la société savante a érigé une sorte de monument conceptuel, devenu au XIXe siècle l’ineffable de l’art théâtral : le tragique. Helléniste à la sagacité critique, Pierre Judet de la Combe (1990) est revenu minutieusement sur cette construction sociale qui a fait de la tragédie un réservoir de commentaires philosophiques, d’aventures scéniques, dramaturgiques et performatives exceptionnelles. Voltaire sinophile – par opposition au pouvoir royal – avait honoré du titre de tragédie la traduction d’une œuvre du dramaturge Ji Junxiang sauvée de l’oubli par un recueil établi sous la dynastie des Yuan (1279-1368) : L’Orphelin de la famille Zhao. Devenue sous sa plume L’Orphelin de la Chine, et tragédie, la pièce rencontra le succès, provoqua des innovations scéniques et fut traduite dès 1767 en danois. Au XXe siècle, des critiques chinois impressionnés par le statut accordé à la tragédie par les européens ont pour leur part entrepris de démontrer que la Chine, elle aussi, avait la tragédie (Falaschi 2002) pour laquelle ils proposèrent le mot beiju [9].
La métaphore théâtrale, dérive scolaire
Il n’est pas étonnant que les anthropologues, philologues, sociologues et psychologues – écoliers standard de la moyenne bourgeoisie éclairée, devenus spectateurs occasionnels, parfois comédiens amateurs – aient recouru à la métaphore théâtrale pour décrire des pratiques sociales, laïques et religieuses, des états psychiques qui comportaient des éléments spectaculaires. Faute d’une théorie générale de la performance (Pradier 2013, p. 277-296. – 2017 p. 287-299) – au sens anglo-américain du terme -, peu familiers des réalités triviales du métier de comédien, ils avaient appris à analyser un texte dramatique avec les outils conceptuels classiques. L’étude de Vicenzo Mazza sur la collaboration tumultueuse de Jean-Louis Barrault, Albert Camus et Jean-Paul Sartre expose dans le détail ces zones de contact et d’incompréhension entre l’intellectuel et l’artisan. De Sartre, Mazza remarque :
« Or, Sartre, même s’il a reçu une formation classique de premier ordre, ne connaît du théâtre que ce qu’un bon, un excellent élève de l’École normale supérieure, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1929, peut connaître, mais il ne fait pas partie du milieu du théâtre. » (Mazza 2017 p. 65)
La métaphore théâtrale n’est pas une invention récente. Elle est présente dans la Grèce classique puis a évolué au cours des siècles. Platon méprise le comédien qui ne fait qu’imiter le réel et ne prête guère attention à l’agir, tout occupé qu’il est à accorder au logos la première place dans une vision dualiste de l’humain. Art mimétique, le théâtre singe le vrai. A Rome, des siècles plus tard, Lucien recourt aux termes τραγωδια tragôdia et τραγωδειν tragôdeiv dans les biographies de charlatans (Trédé 2002 p. 592). Vers 853, le mot grec pour dire l’acteur, hypocrites upokriteV, est adopté par les moralistes chrétiens pour signifier le mensonge : l’hypocrite est un menteur. Pour Diderot, un vieux courtisan est plus habile à feindre qu’un comédien. Dans le roman à lettres de Choderlos de Laclos, la Marquise de Merteuil avoue au Vicomte de Valmont que son apprentissage de la séduction amoureuse fit un pas décisif quand elle comprit que pour y parvenir « il suffisait de joindre à l’esprit d’un Auteur, le talent d’un Comédien. » Vu en scène ou en société, écrit Marcel Proust (1969 p.174) du visage de Rachel la comédienne, il est l’un de ceux que l’éloignement dessine, et qui vu de près retombe en poussière : « le monde n’étant qu’un plus grand théâtre. » La métaphore sociale est encore présente dans la forme adjectivale du substantif. Dans la langue française, les lexicographes retiennent trente-trois synonymes du terme « théâtral ». Les cinq premiers classés par ordre d’occurrence sont significatifs de leur glissement dans le champ psycho-sociologique, et non artistique. Ils caractérisent une attitude, le comportement et l’apparence d’une personne: affecté, étudié, apprêté, emphatique et pompeux [10]. Rien de semblable en chinois !
La métaphore théâtrale en sciences humaines égare ses usagers sur de fausses pistes comme les sociologues de l’art le constatent à propos du défaut d’initiation de l’observateur : « la spécificité des règles qui organisent l’art contemporain est telle que la perception que l’on en a diffère radicalement selon que l’on est ou non familier de ce monde. Rien n’y a la même valeur selon la position – dedans ou dehors – que l’on y occupe » (Heinich 2014 p. 15-16). Les romanciers envisagent le théâtre du monde dans l’entièreté des instances de la vie individuelle et collective. Le sexe y tient sa place, aussi bien que les bonnes manières. Quand une discipline se réfère au théâtre, elle n’envisage que l’étroite portion de paysage qui l’intéresse. En référence à Leiris, Gilbert Rouget trouve commode de revenir au théâtre pour interpréter les différents aspects de la danse de possession. En cela il témoigne de la dynamique systémique d’une pratique qui dans la pensée commune apparaît comme paradoxale, ou aporie : « à la fois « mimésis » et catharsis » (Rouget 1990 p. 226-227). Erving Goffman, plus prudent, commente lui-même les limites de l’adoption du cadre théâtral dans ses travaux sur les interactions sociales. Il reconnaît « que l’exercice par lequel on a poussé à ses limites extrêmes les potentialités enfermées dans une simple analogie relevait en partie de l’artifice rhétorique » (Goffman 1973a p. 240). Il avait conclu : « C’est pourquoi il faut abandonner ici le langage et le masque du théâtre. » A l’époque, soucieux de se garder des généralisations ethnocentriques, il introduit un repère épistémologique alors peu courant : l’éthologie. Il retient de ce nouveau courant peu et mal connu en France, qu’il offre l’avantage de garder le contrôle des idées préconçues :
« le travail des éthologues fournit un modèle d’un maniement plus délicat (…) ils en ont retiré l’aptitude à découper à ses points d’articulation le flux de l’activité animale apparemment fortuite, et à isoler des schémas naturels.(…) Les éthologues apportent donc des idées neuves. (Goffman 1973b p. 18) »
Exubérante généalogie
Partant des modèles historiques de la skholè – σχολη, école et loisir – habitant toutes les niches de la société globale, l’art dramatique a connu en Europe une descendance des genres luxuriante par voie de filiation, de rupture, d’alliance et de mésalliance dont le tableau d’ensemble n’est pas sans évoquer les discussions généalogiques des familles aristocratiques de l’ancien régime. Les appellations pour la plupart disparues accompagnent les péripéties de la vie littéraire, artistique, politique, sociale, économique du pays (Montandon et Neiva 2014). En France, comédie ballet, drame, drame de salon, mélodrame, mélodrame comique, féérie romantique, vaudeville, comédie-vaudeville, folie-vaudeville, vaudeville-épisodique, parodie, imitation burlesque, comédie italienne, comédie bourgeoise, comédie-parade, comédie boudoir, divertissement, extravagance, ballet d’action, pantomime, folie-pantomime, folie, pantomime-anecdote, tragédie, tragi-comédie dressent la carte microsociologique de la diversité des goûts pour le spectacle vivant, et le besoin primaire d’incarnation de l’imaginaire, aussi puissant que les comportements de survie. La disparition des appellations ne signifie pas celle des pratiques, des genres et des formes qui outre une permanence patrimoniale ne cessent de s’entremêler, d’emprunter, de ressurgir, d’innover et de passer par des métamorphoses successives. Des néologismes apparaissent, trouvailles des artistes, des théoriciens et de la critique – environmental theatre, théâtre immersif, théâtre en appartement, café-théâtre, théâtre philosophique, stand up comedy, danse-théâtre, cirque-théâtre, clown théâtre, art transformatif, théâtre performatif, théâtre anthropologique – non sans parfois proclamer la radicalité d’un divorce ou d’un meurtre.
Lorsqu’à la fin des années soixante l’Europe commença à prendre connaissance des aventuriers de l’avant-garde nord-américaine et des théâtres laboratoires, la notion même de théâtre a paru exploser. Un essai frondeur de Jean Duvignaud – Le théâtre et après – ébrécha l’universalité du théâtre. Le sociologue-dramaturge regrette que le « goût d’imiter la civilisation occidentale jusque dans ses rêves et ses maladies » étouffe l’imaginaire de « l’autre monde ». La conclusion est brutale : « Mais est-il souhaitable qu’il y ait encore du théâtre ? (Duvignaud 1971 p. 143) » En Italie, l’acteur et essayiste Antonio Attisani estimait de même : « Questo lavoro partecipa della convinzione che oggi il teatro non possa continuare a esistere », précisant que devant la nouveauté de la situation en rupture avec la tradition, le théâtre devait faire l’objet de nouvelles recherches (Attisani 1978 p. 5) [11]. Trente sept ans plus tard, le brésilien Gilberto Icle introduisant un ouvrage consacré aux théâtres brésiliens contemporains – précisons le pluriel -, mettait en garde contre la tentation généraliste :
« Rien n’est plus difficile que d’appréhender ou de présenter des cultures aussi singulières, multiformes et instables que celles qui forment le Brésil. A cela s’ajoute la difficulté de retenir, ne serait-ce que pour un seul instant, le caractère insaisissable du phénomène théâtral. (Icle 2015 p. 7) »
Au florilège des citations, ajoutons Les mille et une définitions du théâtre du metteur en scène français Olivier Py (2013). Tout se passe comme si l’insécurité endémique qui semble flanquer le théâtre jouait le rôle d’un aiguillon, ou d’un poisson pilote. Le 21 mai 1927, au théâtre de l’Atelier, Charles Dullin avait à ce propos donné son avis : « On parle de la décadence du théâtre depuis fort longtemps, on en parlait déjà en 1768 ; on examinait alors « les causes de la décadence du théâtre ». Dullin avait énuméré quelques ouvrages qui portaient le diagnostic et prétendaient le régénérer, puis il avait conclu : « Donc depuis 1768 au moins, on enterre le théâtre. Il a la vie dure. (Dullin, 1969 p. 37) » D’autant plus dure que l’hostilité à son égard depuis l’antiquité a pu atteindre un degré de haine allant jusqu’à l’action violente, la fermeture des lieux de spectacle et l’opprobre jetée aux comédiens. Juristes (Saulnier-Cassia, 2017), historiens [12], anthropologues (Goody 2003), psychologues (Vives 2006 p. 53-64) poursuivent l’analyse d’un phénomène révélateur des craintes, des préjugés et des croyances qui fourmillent dans les sociétés et ne se révèlent que dans les conflits. Les biais idéologiques s’introduisent même dans la démarche de la sociologie de l’art (Heinich 1998), quand du théâtre n’est retenu qu’un pan de son hétérogénéité sociale, éthique et esthétique en l’étriquant en art bourgeois (Georg Lukács), ou en hypostasiant une distinction dont il serait le miroir.
Ce n’est pas la haine mais l’indifférence, le refus des traditions, un désir critique d’indépendance, la nécessité de prendre des distances avec un art devenu aux yeux de certains l’emblème d’un ordre culturel, mental, esthétique et social obsolète, l’appétit d’exploration, le plaisir de la dérision, la convivialité entre disciplines – musiciens, danseurs, poètes, peintres – qui a conduit des artistes – baptisés d’avant-garde – à « faire» et nommer autrement leurs créations. Libertaires ou non – solitaires ou associés -, ils ont créés des événements auxquels ont été accolés des substantifs les plus neutres possibles, comme aux États-Unis, le Happening – du verbe to happen, en anglais, arriver, survenir ; performance – du verbe to perform, faire, agir.
Filiation, revendication, attribution & ethnocentrisme(s)
Si certains artistes ont éprouvé la nécessité de s’affranchir de tout lien avec le théâtre pour identifier leurs créations, d’autres à qui il avait été refusé de s’en réclamer ont revendiqué une filiation non reconnue jusque-là. Le cas est particulièrement vif dans la Francophonie postcoloniale « confrontée à une crise de sa modernisation sociale et culturelle basée sur une vision universaliste de l’homme.» (Benkirane 2005 p. 153) Figurant au nombre des objets culturels apportés par le colonisateur et le missionnaire dans le cadre de leur « mission civilisatrice », le théâtre a été enseigné et joué dans sa facture classique – scolaire – avec l’idée du génie universel des dramaturges emblématiques européens. La maîtrise de la langue associée à la mise en scène des corps participait au contrôle de la pensée, de l’imaginaire et de la vie pulsionnelle. L’idée que le théâtre s’inscrivait dans un processus de civilisation [13], présente aux Lumières, s’est enrichie du ritualo-centrisme de la « myth and ritual school », inspirée des travaux de Robertson Smith et Sir James G. Frazer (1854-1941). Dans cette perspective, le théâtre aurait émergé progressivement des rituels primitifs, purifié des croyances, des danses impudiques, et de la transe païenne dont paraissaient encore proches les spectacles gesticulés des sociétés archaïques. Dans la période coloniale, la notion de pré-théâtre dont ont été affublées, en particulier, des formes africaines, a été une concession accordée aux autochtones, de même que le missionnaire-anthropologue Leenhardt pensait les Canaques comme des « primitifs » prédisposés par nature à recevoir le Christ (Bensa 1995 p. 244) . Comme le note avec pertinence le chercheur d’origine beninoise Simon Agbé-Cakpo (1995 p. 195-197), pour les défenseurs de la thèse de la pré-théâtralité « ces formes traditionnelles ne sont pas du théâtre, du moins pas encore ! Elles seraient en train de le devenir : c’est simplement une question de temps ! (…) Au point de départ de cette approche évolutionniste, il y a l’idée implicite d’un déficit à combler ou d’un retard esthétique à rattraper. » Paradoxalement, le mouvement de redécouverte et de survalorisation des vertus du monde primitif et du néo-chamanisme, né aux États-Unis dans les années soixante, a contribué à la persistance de ces idéologies [14] qui résistent aux développements critiques des sciences humaines, comme si la logique scolastique avait peine à se défaire de la vision culturaliste ancienne.
La demande de reconnaissance culturelle commune du colonisé et du colonisateur révèle un problème aigu posé sur deux voies divergentes. Le premier revendique l’égalité au nom d’une révolte contre l’oppression passée, l’humiliation, la soumission à une autorité esthétique étrangère. L’ethnocentrisme du second, corollaire d’une logique universaliste, l’entraîne à s’aveugler sur la puissance d’asservissement du langage. Les attraits de la synecdoque – prendre la partie pour le tout – ont d’autant plus de séduction que familiers depuis l’école, ils flattent la tendance paresseuse de ramener l’inconnu au connu. Comme s’il se refusait à admettre la singularité historique et locale de la pratique nommée théâtre, et sa valeur ethnolectale, à moins qu’il ne parvienne pas à distinguer les saveurs du multiple, l’ancien colonisateur paraît aujourd’hui par un baptême linguistique (Pradier 2012, p. 181-200) consentir à l’accueillir dans son espace mental, plutôt que de s’ouvrir au sien. La préfixation, dans pré-théâtre, infirme la légitimité du théâtre en tant qu’universel, au même titre que la musique par exemple. Il est absurde de subsumer l’extrême diversité des incarnations de l’imaginaire sous un concept qui tolère l’amputation d’une part de sa substance, lorsque la démarche anthropologique se donne pour objectif d’observer comment les phénomènes humains conjuguent l’universel et le singulier et composent ainsi des entités culturelles. A la différence du mot performance inclusif, le théâtre est bien un sous-ensemble des pratiques performatives, au même titre que le Kabuki, la halka, le kathakali, ou le koteba.
Le débat se poursuit parmi les anthropologues et les philologues, alimenté par la survenue de la notion de performance (Bouvier et Toffin 2012, p. 14-15). La langue dont dispose le chercheur offre un choix restreint et orienté d’outils qui permettent de dire le réel dans son extrême diversité, tamisée, filtrée, criblée par l’éducation scolaire, universitaire et l’expérience. En introduction d’un copieux ouvrage intitulé Théâtres d’Asie et d’Orient – Traditions, rencontres, métissages paru en 2012, Ève Feuillebois-Pierunek, directrice de la publication s’interroge sur la légitimité du titre qui lui a été donné : le mot « théâtre » convient-il lorsqu’il s’agit de formes et de pratiques culturellement originales, conçues et développées sur la planète terre ? La réponse qui est apportée est une invitation à une réflexion entre sociolinguistique, psycholinguistique et ethnolinguistique. Philologue, spécialiste de la littérature persane classique, l’auteur est hésitante :
« Si certaines civilisations ont accepté sans réticence que leurs formes spectaculaires soient qualifiées de « théâtre », d’autres y ont vu une « colonisation conceptuelle » (J.-M. Pradier), certes souvent involontaire mais néanmoins dommageable, car attribuant à l’Occident l’invention du théâtre et reléguant les pratiques orientales dans les limbes du protothéâtre, ou faisant coïncider les débuts du théâtre avec l’importation du modèle occidental. (Feuillebois-Pierunek 2012 p. 14) »
Quand l’Europe s’est mise à raconter l’histoire du monde, elle ne pouvait faire autrement que partir de son point de vue, de ses modes de pensée et de nommer (Gruzinski 2017). L’anthropologie croisée, à présent, nous apprend l’étonnement des Autres lorsqu’ils furent mis en contact avec la culture européenne qui anatomise les arts en catégories exclusives et privilégie le logos. Réintroduire les nuances, la sensualité, le mouvement et le multiple devient une tâche qui s’impose à l’ethnographie (François Laplantine 2003 p. 44-47). Sinologue, Anne Cheng remarque que « c’est probablement la mise à distance culturaliste qui nous fait percevoir la Chine comme une forêt monochrome, alors que nous sommes si prompts à saisir les moindres nuances de la moindre feuille d’arbre dès qu’il s’agit d’une culture qui nous est plus familière » (Cheng 2012 p. 25-26). Le théâtre dont nous sommes familiers est une partie d’un tout, non celui-ci. Pourquoi dans ce cas ne pas reprendre la locution « spectacle vivant », retenue par les juristes pour encadrer l’activité professionnelle dans sa diversité, et appeler les formes par leurs noms propres ? Certains historiens et théoriciens contemporains du théâtre, adoptent ce dernier point de vue lorsqu’ils se proposent de répondre à la question « Qu’est-ce que le théâtre ? » Leur premier souci est de préciser le champ de leur objet :
« Loin de vouloir postuler ou rechercher une essence absolue du théâtre, nous nous sommes astreints à considérer ces deux activités (aller au spectacle et lire un ouvrage de théâtre) en fonction de leur histoire, afin de construite sinon une théorie générale, du moins une approche suffisamment efficace pour les penser. » (Biet et Triau 2006 p. 10-11)
L’ouvrage choisit de traiter principalement du théâtre occidental, reconnaissant le danger de trahir « les formes spectaculaires extrême-orientales, africaines, indiennes entre autres traditions majeures », en commettant l’erreur funeste d’en faire une seule catégorie et d’en revenir ainsi à « un occidentalo-centrisme d’une autre époque » (p. 14). Il est particulièrement appréciable de lire sous leur plume le conseil de se référer à l’ethnoscénologie, et aux performance Studies, renvoyant le lecteur « à la discipline ethnologique en tant que telle, qui mérite qu’on ne la confonde pas avec les études théâtrales» (ibid.).
Anthropophagie créatrice
Mangeons la culture colonisatrice, déclare le poète brésilien Oswald De Andrade dans le Manifeste Anthropophage écrit en 1928. Ne soyons ni fascinés ni soumis. Prenons et mangeons ! La métaphore est féconde, dans ce cas, puisqu’elle ouvre sur le mystère de la transsubstantiation. C’est par un véritable processus digestif que des sociétés ont incorporé le théâtre européen rencontré sur la route du changement et de la modernité. La comédie – speculum humanae vitae, miroir de la vie humaine – est l’exposition d’une histoire vraisemblable par des hommes et des femmes qui la vivent devant vous, sur une scène, dans un bâtiment fermé comme si vous n’étiez pas là. Nous pouvons avoir une idée de l’impression produite par ce procédé en prenant connaissance du témoignage des intellectuels, artistes, voyageurs japonais, chinois, coréens, qui au 19e siècle découvrirent le théâtre occidental alors dans sa phase naturaliste. Les potentialités d’expression publique autrement que par le discours, et le récit romanesque leur apparurent évidentes et propres à participer aux turbulences de la société avec d’autant plus d’efficacité que s’y ajoutait le plaisir du spectacle. Alors que l’espace public était interdit à l’étalage de l’intime, sinon dans un travestissement esthétique qui le transposait dans un monde irréel, il devenait possible de faire voir et entendre, ostensiblement et à visage découvert ce qui tenait à cœur. A cela s’ajoutait l’économie du long et sévère apprentissage corporel auquel étaient soumis les performeurs des arts classiques.
La naissance du théâtre moderne à Tokyo entre 1842 et 1924 n’est pas seulement l’appropriation d’un art « à la page » mais l’irruption dans la société d’un changement profond des mentalités et de perspectives politiques renouvelées. Catherine Hennion rappelle que l’une des premières formes théâtrales inspirées par l’occident, le shinpa – 新派 – ou « nouveau cours », est née dans la mouvance du mouvement pour la liberté et les droits du peuple :
« le shinpa entendait témoigner des temps nouveaux en s’opposant à « l’ancien cours », c’est-à-dire au kabuki. Ils attirèrent par des textes événementiels, puis par un répertoire basé sur les grands romans populaires larmoyants, et par un jeu plus réaliste, qui ne tarda pas cependant à élaborer ses propres stéréotypes.» (Hennion 2009 p. 354)
Le Japon accueillant un nombre important d’étudiants chinois et coréens au tournant du 20e siècle, ceux-ci y découvrirent un genre de spectacle qui permettait de mieux dépeindre la société que les formes anciennes codifiées, gelées dans la tradition. Eux aussi étaient engagés en de multiples combats politiques, économiques et sociétaux. Aspirant à trouver une voie nouvelle apte à la diffusion de leurs idées, ils perçurent les avantages que procurait l’art occidental de la scène. Les jeunes chinois donnèrent à cet art le nom de wenming xi – spectacle civilisé -, appelé plus tard huaju – spectacle parlé. « Le théâtre proprement dit n’existe pas en Corée» (Dallet 1876 p. CXLIII), avaient rapporté les missionnaires français, tout en déplorant la pléthore des spectacles : « Ce qui se rapproche le plus de nos pièces dramatiques est la récitation mimée de certaines histoires, par un seul individu qui en représente successivement tous les rôles. » Quelles décennies plus tard, la situation avait changé, avec le retour au pays des étudiants partis pour le Japon. Après avoir adopté le style mélodramatique japonais qu’ils nommèrent Shimpakeuk, « spectacle de nouveau courant », les jeunes dramaturges créèrent le Sinyeonkeuk 신연극 – littéralement « nouveau spectacle », vivement critiqué par les néo-confucianistes scandalisés par l’impudique ostentation des sentiments et des comportements.
Ce qui est frappant dans ces appropriations anthropophagiques est la nécessité éprouvée d’inventer un nom pour un genre venu d’ailleurs, dont l’originalité est reconnue, sans se soucier de savoir s’il préexistait dans la culture des emprunteurs. Il est à noter qu’en dépit des condamnations de l’Église et de certains moralistes – songeons à Rousseau -, la tradition des pièces édifiantes en latin, d’inspiration biblique pour la plupart, s’était poursuivie dans les petits séminaires jusqu’au 20e siècle. Devenus prêtres et missionnaires partis pour évangéliser le monde, les anciens séminaristes ont diffusé la foi et le théâtre. Explorant les archives de l’Église catholique de Corée, à Séoul, LEE Hyun joo a ainsi découvert les manuscrits de pièces de ce genre, qui furent jouées en latin au séminaire de Séoul entre 1912 et 1920 (Lee 2014). La plus importante retrace le martyre du premier prêtre catholique coréen. Initialement écrite en latin par le Père Émile Devred, prêtre des Missions Étrangères de Paris – Acta et Gesta Venerabilis Andreas Kim – elle a été traduite en coréen, présentée en tournée dans les paroisses et publiée sous forme de feuilleton, agrémenté d’un article sur les avantages et les dangers du théâtre venu de l’occident.
Le théâtre légitimité de l’asocialité
Par une étrange singularité, l’objet théâtre est composé d’un couple antagonique et cependant solide. En effet, si sa composante littéraire lui a conféré une distinction que n’avaient pas les autres types de spectacle à l’oralité improvisée ou moins élaborée, en revanche le destin social des comédiens et des comédiennes trace dans l’opinion commune un enchaînement trouble de mépris et de fascination ambiguë. Les historiens de l’antiquité ont souligné la piètre estime dont souffraient les « artistes » comiques. Leur activité était associée à celle des prestidigitateurs, des saltimbanques et des faiseurs de prodiges, les θαυματoπoιoί. En revanche, le maître artisan – le πρωταγωνιστης prôtagônistès – patron du groupe, tenait la première place, dialoguait avec le public et recueillait la gloire. De même, au temps de la tragédie : « sur la scène on le sait bien c’est toujours l’acteur et non le personnage qui gagne la sympathie de ceux qui l’écoutent. » (Lanza 2004 p. 33-42)
Alors que les poètes dramatiques bénéficient de la plus haute considération, les comédiens restent dans les marges sociales. Leur métier figure dans les arts mineurs, trop près du charnel, et leurs mœurs jugées dissolues selon une réputation sulfureuse qui les a suivis pendant des siècles. La répétition du même a eu lieu lors de l’exploration des cultures lointaines, quand les missionnaires, les philologues ont fait parvenir en France les traductions d’une littérature qu’ils estimaient dramatique (Pradier 2005b p. 113-158).
Le spectacle, objet de consommation pour les uns, est un espace de liberté légitime pour ceux qui le font. Les sociétés produisent leurs propres conformismes. Elles créent également des territoires professionnels qui sont de véritables réserves sociales protégées assignées à quelques professions. Le théâtre en est une. Les réseaux de codes identitaires en matière de genre, de manières, de statut social, de rôle et de personnalité structurent les sociétés. La personne est emplacée à l’endroit que lui assignent la fortune, la tradition, la coutume et la Loi. L’histoire académique du théâtre a longtemps négligé la galaxie tourbillonnante des hommes et des femmes qui donnaient vie au spectacle et ont constitué une supra-culture à la frontière des sociétés. Dans un article publié sous le titre Teatro Cultura à Mexico dans la revue Arte Nuevo en 1979, encore l’un des plus cités, Eugenio Barba revient longuement sur la liberté des errants :
« La « science » du théâtre n’a pas encore connu sa révolution copernicienne. Tout se passe encore comme si c’étaient les hommes qui tournaient autour des terres immobiles des esthétiques et des idéologies théâtrales, alors que ce sont elles qui tournent autour des hommes qui les ont engendrées à travers leur histoire. » (Barba 1999, p. 193)
Trois ans auparavant, à la demande de l’UNESCO, Barba avait dirigé à Belgrade un atelier international au profit des groupes de théâtre qui s’étaient multipliés de par le monde, en présentant une unité d’aspiration et d’engagement tout en manifestant une extrême diversité de formes. Il avait nommé ce phénomène « Tiers-Théâtre », pour le différencier du théâtre majoritaire, et des avant-gardes (Barba 1999 p. 179-186). Partant de l’histoire, Barba prenait acte de l’asocialité fondatrice d’une profession constituée essentiellement de marginaux auxquels la société reconnaissait une légitimité en vertu de leur fonction. Le théâtre, en tant que métier, légalise en quelque sorte le droit à la différence pour une population singulière. Ainsi, le milieu professionnel du théâtre constitue-t-il une culture, au sens anthropologique du terme, affranchie des contraintes de la culture dominante, et cependant protégée par celle-ci. L’anthropologue Victor Turner – qui a participé à l’émergence de la performance theory (Pradier 2017) -, a rendu compte de l’apparent paradoxe de cette position en prenant pour exemple la fondation de l’ordre des frères mineures par François d’Assise et l’écriture de la Règle : « Dans tout cela, François semble contraindre les moines, de façon tout à fait délibérée, à occuper les franges et les interstices de la structure sociale de son temps et les maintenir dans un état liminaire permanent auquel sont inhérentes (…) les conditions optimales pour la réalisation de la communitas. » (Turner 1990 p. 141)
Anamnèse 2
Parti pour l’Uruguay en septembre 1972, j’arrivai dans un pays malade. Le gouvernement désemparé avait abandonné à la police la traque des militants du Movimiento de Liberación Nacional – Tupamaros. Le Frente Amplio protestait, et le président Juan Maria Bordaberry n’arrivait pas à contrôler l’armée. Tout cela se termina par le coup d’État du 27 juin 1973, l’établissement de la censure, des arrestations massives dans les cachots du pays dont le plus célèbre avait pour nom Libertad. La dictature ! Le théâtre avait été d’une vitalité étonnante avec l’émergence du teatro independiente, organisé en une fédération la FUTI – Federación de Teatros Independientes – au sein de laquelle se remarquait la personnalité d’un artiste Atahualpa del Cioppo, et un théâtre devenu célèbre hors les frontières « El Galpón », que les autorités militaires mirent hors la loi en 1976, forçant la troupe à s’exiler au Mexique. Progressivement, intellectuels et artistes qui en avaient les moyens prenaient la porte pour l’Europe ou les Amériques.
L’Alliance Française disposait de vastes locaux et d’une salle de théâtre attractive où très vite naquit un « théâtre laboratoire ». Au risque de décevoir une partie du public des habitués et de la colonie française, porté par l’enthousiasme de la jeune génération, je remis en selle le training et quelques mises en scène expérimentales pour lesquelles je reçus le soutien de la critique « éclairée ». Dans une situation de crise, la pratique émancipée du théâtre s’affirma une fois de plus en qualité d’espace de liberté, de respiration et d’émancipation. Raison pour laquelle Jerzy Grotowski en Pologne avait choisi cette voie comme véhicule, moins pour faire des spectacles soumis à la censure, mais afin de mettre à profit l’intimité des répétitions qui précède l’arrivée des censeurs. Ce furent des années d’étonnante allégresse féconde au cours desquelles il me fut possible également de m’initier à la sociologie des relations culturelles internationales lors des tournées venues de France et de la rencontre avec « Gintz » le tourneur [15], en éprouvant l’avantage d’être un « artiste » étranger à qui il est autorisé d’entreprendre ce que l’on ne permettrait pas à un autochtone.
Loin des études théâtrales qui commençaient à se déployer au sein de l’université française, et peu au fait des travaux qui s’y déroulaient, j’avais choisi pour ma thèse d’État d’explorer les fondements organiques du théâtre. Procédant à l’inverse des humanistes découvreurs de sa textualité, je m’intéressais plutôt à son « encharnellement » dans le corps de ceux et celles qui la mettaient en œuvre. L’hiver 1974, pendant les congés de l’été austral, j’avais rencontré à Holstebro Eugenio Barba, le fondateur de l’Odin Teatret. Ce que j’avais appris par la presse de ses réalisations m’avait enthousiasmé. Depuis, nous n’avons jamais cessé de partager ensemble.
Incapable de mener de front recherche académique et la direction des activités culturelles de l’Alliance Française, j’ai eu la bonne fortune d’être recruté par l’université Mohammed V de Rabat par le Professeur Ahmed Badry – étrange coïncidence – proche de Jean Duvignaud et qui, comédien, avait suivi un atelier de Jerzy Grotowski à Marseille. Aujourd’hui, Ahmed Badry participe activement à la réhabilitation des formes spectaculaires vivantes marocaines. Au hasard d’un festival de théâtre à Caracas, Alina Obidniak, directrice du Théâtre Norwid de Jelenia Gora en Pologne, m’a invité pour animer plusieurs sessions de travail avec ses acteurs. Grâce à elle, il fut possible de tenir en 1979 à Karpacz le premier colloque international sur les aspects biologiques du théâtre présidé par l’éthologiste Guy Busnel, rencontré en Uruguay (Pradier 1995 p. 13-17). Y participèrent Jerzy Grotowski et Eugenio Barba, des membres du Roy Hart Theatre – ainsi que le Dr Henri Laborit, Abraham Moles, Alain Alexis Barsacq de l’IRCAM, Roberto Bacci du Centro per la Sperimentazione e la Ricerca Teatrale de Pontedera, Janusz Degler. Jean Duvignaud et Richard Schechner s’étaient excusés. Barba s’apprêtait à lancer l’International School of Theatre Anthropology ISTA dont la première session eut lieu un an plus tard à Bonn. Son intervention fut une remarquable leçon de sociologie critique.
Sociologie du théâtre
Ma thèse d’Etat soutenue, après un détour par Jelenia Gora pour y réaliser la mise en scène de Fedra – empruntée à Racine -, Jean Duvignaud m’accueillit au laboratoire de sociologie de l’imaginaire, composante du département de sociologie de l’université de Paris 7. Par lui, je pris contact avec Cherif Khaznadar et Françoise Gründ, fondateurs en 1982 de la Maison des Cultures du Monde.
A la façon d’un ethnologue parti pour l’inconnu je découvris alors un pan de la réalité théâtrale que j’ignorais: les études théâtrales, leur société et leur culture. Après une nomination à l’université de Paris 8 – au département d’études théâtrales – , j’ai pu constater la diversité des points de vue et les antagonismes idéologiques qui animent ce champ nouveau du théâtre, dégagé des études littéraires proprement dites et cependant attaché à l’histoire dont je viens d’esquisser quelques traits. Le nouvel espace académique avait fomenté une fièvre discursive étrangement prolifique dont a rendu compte avec une certaine alacrité universitaire l’un de ses acteurs. A l’occasion du Congré Internacional de Teatre a Catalonya de 1985, Patrice Pavis avait intitulé sa communication : « De la théorie considérée comme un des Beaux-Arts et de son influence limitée sur la dramaturgie contemporaine minoritaire » (Pavis 1987 p. 243-267). Question pérenne, puisque reprise par le même auteur plus de dix ans plus tard (Pavis 1998, p. 103-128), avant que la nouvelle théorie du théâtre post-dramatique inventée par le théoricien allemand Hans-Thies Lehmann (2002) ait recueilli un grand succès au point d’en devenir le thème d’un colloque international à Séoul (2012).
En 1986, Roger Deldime directeur du Centre de sociologie du théâtre, créé au sein de l’Institut de Sociologie à l’Université Libre de Bruxelles, organisa à Rome à l’initiative de Mino Vianello, professeur de sociologie économique à l’université de Rome La Sapienza, le 1er Congrés mondial (sic) de sociologie du théâtre. Jean Duvignaud se désista et me demanda de le représenter. Dans ses mémoires, Roger Deldime évoque « Babel à Rome ». Au temps de l’hubris théorique, des incidents ne pouvaient qu’éclater entre sectes. Un collègue, par ailleurs expert en son domaine, Ferdinando Di Toro s’en prit publiquement à l’exposé d’un intervenant. Entraînant Marco De Marinis avec lui – un éminent spécialiste du DAMS -, il quitta la salle avec tapage au nom de la sémiologie du théâtre (Deldime 1993, p. 82-85). Les travaux dans le domaine de la sociologie des sciences – « Sociology of Scientific Knowledge »- , n’étaient pas encore chose familière à l’université française. L’incident de Rome, suivi des colloques de Bevagna (1989), et de Lisbonne (1992) conforta mon souci de considérer avec attention une sociologie des théoriciens, incluant celle des sociologues du théâtre.
Homo performans
L’intérêt des sciences humaines occidentales pour le théâtre me semble déborder largement le fait que cet art dialogique présente une maquette anthropologique de la vie sociale. La question ne s’est pas posée dans les mêmes termes pour la musique, objet cependant cible d’un égal ethnocentrisme dans sa perception. Sans doute, cela tient-il au fait que les matériaux sonores sont traités par le système sensoriel humain – l’audition – le plus porté à nourrir l’expérience individuelle dans une possible solitude, et inviter à entrer dans des états psychiques quasi désincarnés, espace du numineux. Si la naissance de l’ethnomusicologie a moins souffert de batailles théoriques que l’ethnoscénologie c’est bien en raison que cette dernière a pour objet de recherche la coalescence des imaginaires et de leur encharnellement – mot emprunté à Péguy, afin de rajeunir celui d’incarnation. Le théâtre – à l’instar de toutes les formes du spectacle vivant – est au cœur d’apories culturelles multiples à ce point familières qu’elles nous sont invisibles. Il y a, en réalité, un au-delà du théâtre dont la nature est envisageable si l’on prend soin de ne pas s’arrêter à une définition catégorielle, et – à l’instar de John Blacking, pour la musique – d’interroger les fondamentaux :
« The question « How musical is man? » is related to the more general questions, « What is the nature of man? » and, « What limits are there to his cultural development? [16] » (Blacking 1973 p. 7)
Les traducteurs de Blacking signalent en note que « musical » en anglais n’a pas d’équivalent en français, et le situent entre « musicien » et la locution « sens musical. » Paraphraser Blacking à propos du spectacle vivant rencontre le même problème lexical. « Comédien » est un lexème restrictif; « spectaculaire » ne couvre qu’un aspect émergent du phénomène. Une fois encore, l’anglais dispose d’un inclusif pertinent dont fait bon usage l’anthropologue Victor Turner :
« If man is a sapient animal, a toolmaking animal, a self-making animal, a symbol-using animal, he is, no less, a performing animal, Homo performans, not in the sense, perhaps, that a circus animal may be a performing animal, but in the sense that man is a self-performing animal – his performances are, in a way, reflexive, in performing he reveals himself to himself. [17]» (Turner 1986 p. 81)
La performance – dans son acception pleine [18] – est inhérente à la nature humaine. Ainsi considérée, ce n’est pas le théâtre mais les multiples modalités de sa mise en œuvre sur la longue durée qui concernent les sciences humaines. Dans sa diversité contemporaine, cet art de l’instant imprégné du passé, fondé sur la relation directe entre personnes vivantes absorbe et restitue dans son hétérogénéité dynamique, les imaginaires d’une société, les instances les plus subtiles de l’existence individuelle et collective, le numineux et la sexualité, le rapport au corps et à la langue, la danse des émotions, l’esthétique, les relations interindividuelles. L’étude d’un tel phénomène systémique ne peut être que pluri et interdisciplinaire.