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Sérendipité.

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Table de classification des esthétiques du temps présent.

Bernard Lafargue (dir.), L’Esthétique, aujourd’hui ?, 2006.

Image1Les sociologues qui s’intéressent à l’esthétique tentent d’en repérer la place dans le social parfois sous la forme de la mode et des tatouages, parfois en s’essayant à délimiter le champ social de l’art. Quand ils n’étudient pas les formes sociales de la pratique artistique. Les anthropologues se penchent aussi sur elle. Ils s’essayent à dégager des caractères culturels du goût. Les historiens (de l’art ou non) savent eux-aussi qu’ils ont à s’intéresser à cet objet de recherche que sont la réception des œuvres ou la construction de l’aura des œuvres. Ils nous indiquent ainsi qu’existent des distances culturelles importantes entre plusieurs modes d’approche des œuvres. D’autres chercheurs (les cognitivistes, les psychanalystes) ont depuis longtemps déclaré que l’esthétique pouvait concerner leur domaine d’analyse. C’est dire s’il est important de réfléchir aux apports et aux limites de l’esthétique.

D’autant que, de nos jours, les uns et les autres ne cessent d’observer la multiplication des déphasages, volontaires ou involontaires, entre art et esthétique, pratiqués par les spécialistes de l’esthétique ou les philosophes. Tous entendent parler des polémiques qui affolent le champ traditionnel de l’esthétique et nous valent des propos tonitruants sur la « fin » de l’esthétique, ou son regain d’intérêt. S’ils sont un peu perdus au milieu de ces réflexions, c’est sans doute que personne n’a pris la peine de produire une synthèse pédagogique des termes des débats et des enjeux qu’ils recouvrent.

Là où quelques automatismes conduisaient chacun, il y a quelques années, à identifier l’art ou le beau comme objets de l’esthétique — l’esthétique, disait-on, est la « science du beau » (en général étendu à la sensibilité et à l’imaginaire de la création, donc au spectateur et à l’artiste) —, ces fonctionnements sont devenus inconséquents, pour beaucoup, parce que nous sommes situés au cœur d’une triple tourmente : l’esthétisation générale de la société qui décale la beauté vers la consommation, l’émergence de pratiques artistiques qui n’ont sans doute plus besoin du support d’une esthétique, et parfois plus besoin du tout du « beau », enfin, les décalages entre l’artistique et l’esthétique qui sont devenus plus flagrants (des comportements esthétiques étant évidemment possibles en dehors du champ de l’art). C’est dire à nouveau l’importance d’entreprendre une réflexion sur l’esthétique ou plutôt d’en répandre le souci en public, puisque les professionnels (notamment à l’occasion du 15e Congrès International d’Esthétique à Tokyo en 2001) semblent ne plus cesser de consacrer des études à la redéfinition de l’esthétique.

Un état des lieux.

Cela étant, un tel intérêt doit, aussi, être accompagné de quelques exigences épistémologiques. D’une façon générale, quel que soit le domaine de savoir, il importe de faire le point sur les compétences disciplinaires en jeu et de dresser aussi souvent que possible l’état des lieux de la discipline, de ses prouesses discursives, et de ses modifications internes. Sous le couvert du terme « esthétique », parle-t-on d’ailleurs toujours de la même chose, construit-on le même objet, non seulement par rapport à l’histoire de l’esthétique, mais encore entre les « utilisateurs » contemporains du terme ? La référence au statut ancien de son objet (le beau et le sublime, la sensibilité et la création artistique) ne suffit d’ailleurs pas à régler le problème, si d’aventure cet objet se modifie ou s’est modifié depuis la fondation de la discipline. Alors, il convient de s’inquiéter derechef du domaine de juridiction des concepts (esthétique, art, beau, sensibilité, création), du cadre de l’expérience, et de la pertinence de ce savoir (au besoin de l’évaluation des résultats, si on veut bien lire, en complément de ce compte-rendu, sur EspacesTemps.net, les considérations qui s’y réfèrent) simultanément.

L’ouvrage commenté ici — dont l’objet est de savoir si « l’esthétique est encore possible, aujourd’hui ? » (sous-entendu : à l’heure de la « fin de l’art », par fait d’art contemporain, et à l’heure des multiples propositions d’adieux à l’esthétique) — pourra sans aucun doute aider de nombreux lecteurs à concevoir et mener cette opération. Rassemblant dix-huit contributions, il met en œuvre quatre figures de l’esthétique contemporaine : une figure dogmatique, une figure de sauvegarde, une figure sceptique et une figure du déplacement. Ces quatre figures se déterminent réciproquement, en conflit les unes avec les autres, conflit parfois sous-entendu, parfois explicitement formulé (p. 236, par exemple). Nous allons tenter d’en exposer les termes et d’en expliciter la logique, dans ce compte-rendu, soulevant au passage la question de savoir si la plupart des discours du présent, portant sur l’esthétique, ne sont pas parfois normatifs et, si oui, à quel titre. Surtout qu’en cette matière, comme l’indique Richard Shusterman avec humour, la question posée — « l’esthétique est-elle encore possible, aujourd’hui ? — « semble témoigner d’une volonté, rémanente dans la tradition philosophique, de parvenir à une vérité simple, univoque, et immuable » (p. 139).

Une situation polémique.

Aider le lecteur ? Il le faut. En effet, la situation actuelle est telle que le public extérieur aux travaux esthétiques peut avoir du mal à se retrouver dans la multitude des propositions qui lui sont faites, et que nous avons réduites ci-dessus à quatre groupes sur lesquels nous allons revenir. Le champ de l’esthétique, sous l’impact de l’art contemporain et des querelles engendrées par lui, est devenu un champ de bataille, de polémiques qui sont loin d’être vaines, puisqu’il s’agit en elles non seulement des transformations imposées par les artistes aux pratiques de l’art, mais encore de notre rapport à la communauté, ou à l’idéal de la communauté.

La situation contemporaine est effectivement liée aux débats suscités par l’art contemporain, puisque celui-ci bouscule « les repères établis et les normes à partir desquelles étaient jusqu’alors appréciée et évaluée la création artistique » (Jean-Marc Lachaud, p. 235). Déception et violence de la question des critères d’évaluation. Par ailleurs, le discours général portant sur la désorientation de l’époque, l’absence de repères et la réduction de l’art à un état vaporeux (« gazeux », Yves Michaud), ne cesse de renforcer des propos assez mal construits, puisqu’ils vont sans cesse de la fin d’un certain type d’art à la fin de tout art, de la fin d’une certaine esthétique à la fin de toute esthétique.

Le leitmotiv de la « fin de… », aussi vide qu’il puisse être, ne cesse de gagner en prégnance. Et si de nombreuses situations sont conflictuelles, il n’est pas certain pour autant qu’elles soient « délicates » ou « confuses », puisque c’est désormais le terme réputé « approprié » pour désigner les polémiques. Bref, nous ne pensons pas crédible l’effervescence par laquelle on prolonge habituellement l’idée d’une fin proclamée de l’esthétique. Pas plus que celle qui profère la « fin de l’art ».

Pour autant, si la situation n’est pas confuse, la situation de l’esthétique est conflictuelle. Néanmoins, ici, plutôt que de reprendre un à un les textes proposés à la lecture dans ce recueil, entraînons le lecteur à un petit exercice de logique appliquée.

Si toute esthétique contribue à définir une théorie du beau et du sublime dans l’art, alors l’esthétique ne peut survivre que dans cette limite et elle n’a rien à dire au-delà de cette limite ou condamne tout ce qui sort de ces limites.

Si tout objet d’art classique ou moderne est un objet esthétique, tout objet d’art n’est pas un objet esthétique, et tout objet esthétique n’est pas un objet d’art.

Si toute esthétique ne définit que des critères esthétiques, elle peut les appliquer aussi bien à l’art qu’à d’autres objets.

Si toute esthétique ne définit que des critères esthétiques, et que l’art contemporain ne répond pas à ces critères, non seulement elle ne peut le prendre pour objet, mais elle quitte le terrain de l’art et doit construire un autre objet.

Cet exercice n’a sans doute guère de valeur, sinon à conforter le classement précédent. En matière esthétique, de nos jours, on peut être dogmatique, pratiquer la sauvegarde, devenir sceptique ou tenter de déplacer la perspective. Énonçons-le autrement. Entre esthétique et arts, le rapport peut-être :

  • de constitution réciproque (chacun se résume et se réduit à l’autre) ;

  • de résistance (par exemple de l’esthétique à sa fin programmée, afin d’en rester aux canons de l’esthétique classique) ;

  • de relance (le nouvel art réveille l’esthétique, il ne l’invalide pas, mais l’oblige à réfléchir à son statut et à sa fonction, y compris rétrospectivement).

  • d’affaiblissement réciproque (si les formes d’art changent, alors l’esthétique doit changer) ;

  • d’élargissement ; encore ce rapport peut-il prendre deux directions : soit la volonté de conserver la référence aux critères esthétiques et les faire fonctionner au-delà du domaine pour lequel ils ont été élaborés (extension à de nouveaux objets qui n’entraient pas dans le cadre traditionnel de l’esthétique) ; soit, élargir l’esthétique à l’échelle du pluralisme actuel de l’art et s’y dissoudre, il n’y a alors plus d’esthétique, mais une infinité d’esthétiques, dissémination générale de l’esthétique dans une acceptation confiante de toutes formes d’art, réputées recevables ;

  • de faillite et de déconnexion : l’esthétique n’est plus importante pour l’art, elle doit s’intéresser soit au quotidien (mode, graffitis, spectacle rue, pub, etc.) ; soit aux émotions.

Table de référence.

Considérons, pour l’heure, l’esthétique comme une discipline, celle dont beaucoup ont retenu qu’elle avait pour objet le « beau ». Qu’on la renvoie à telle ou telle histoire (Platon, Baumgarten, Kant, Hegel) est moins un enjeu, de nos jours (encore que cela conditionne bien le raisonnement), que de savoir si elle doit être maintenue, ou non dans son état classique. Son existence est donc en jeu, du moins dans les ouvrages et les textes cités ici, d’auteurs connus par un large public (Arthur Danto, Jacques Morizot, Dominique Château, Michel Guérin, Thierry de Duve, Yves Michaud, Ken-ichi-Sasaki, Alain Chareyre-Méjan, Richard Shusterman, Jean-Pierre Cometti, Luciano Vinhosa, Carole Talon-Hugon, Ronald Shusterman, Marc Jimenez, Jean-Marc Lachaud, Bertrand Rougé, Jos de Mul, Bernard Lafargue), à partir d’une équation à deux termes : art et esthétique (auxquels s’ajoutent les corrélats : beau, sublime, sensibilité, goût, émotions, création, créativité). Soit leurs relations sont intrinsèques, soit leurs relations sont extrinsèques.

Encore convient-il de remarquer que presque tous les auteurs s’accordent sur un point : la constitution classique de l’esthétique, d’ailleurs corrélative de l’émergence de l’art classique. Esthétique et art sont par conséquent des faits typiques de la modernité. En effet, il ne suffit pas pour qu’il y ait de l’art, qu’il y ait des peintres ou des musiciens, des acteurs ou des danseurs — car « il faut encore que leurs performances soient l’objet de regards qui y discernent une sphère d’activité spécifique, de jugements qui argumentent cette spécificité, d’institutions qui donnent corps à cette visibilité » (cette visibilité de penser sous l’angle d’un work in progress d’une activité en perpétuellement en mouvement). Ce propos que nous reprenons à Jacques Rancière, dont la configuration de pensée est curieusement absente du volume ici en question (sauf quelques références), est soutenu non moins par plusieurs auteurs : « l’esthétique en effet, ainsi que l’art, est un fait typique des temps modernes » ; « il en est de même de l’art. Sous la lumière projetée par les notions modernes d’esthétique et d’art, nous pouvons considérer comme des œuvres d’art des objets créés par l’homme aussi divers que l’Apollon du Belvédère, les statues de Gandara, le sanctuaire d’Angkor Vat, le concert de Gamelan, les poèmes de Tou Fou, … » (Ken-ichi Sasaki, p. 111).

Ceci fixé, imaginons ce que les conflits résumés ci-dessus impliquent par rapport à ce présupposé requis par les textes. Voici un tableau qui résume les démarches les plus importantes de notre époque concernant l’esthétique.

Image2Conclusion.

Le résultat ainsi obtenu justifie à lui seul l’intérêt de cet ouvrage. Chacun peut désormais s’orienter un peu mieux dans les débats contemporains. Bonne lecture.

Bernard Lafargue (dir.), L’Esthétique, aujourd’hui ? (Figures de l’art n°10, Revue d’Études esthétiques), Pau, Pup, 2006. 28 euros. 315 pages.

Image : Emmanuel Pardo a réalisé la conception graphique du schéma.

Résumé

Les sociologues qui s’intéressent à l’esthétique tentent d’en repérer la place dans le social parfois sous la forme de la mode et des tatouages, parfois en s’essayant à délimiter le champ social de l’art. Quand ils n’étudient pas les formes sociales de la pratique artistique. Les anthropologues se penchent aussi sur elle. Ils s’essayent à ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Christian Ruby

Docteur en philosophie, Enseignant. Membre de l’Association pour le Développement de l’Histoire culturelle, membre du Comité de Rédaction des revues Raison Présente, EspacesTemps, Bulletin critique du livre en langue française, Urbanisme et Les Cahiers de l’Éducation permanente (Accs, Belgique). Derniers ouvrages publiés : Nouvelles Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2005. Expérience ou exercice de l’art, en collaboration avec l’artiste Slimane Raïs, Genouilleux, La Passe du vent, 2005.

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