User d’une métaphore musicale éculée, celle de la symphonie, pour commenter une œuvre sociologique qui a pour thème « l’expérience musicale » peut sembler accessoire pour décrire un ouvrage, dont le titre et le sous-titre originaux – Écologie sociale de l’oreille. Enquêtes sur l’expérience musicale – disent plus précisément ce dont il est question. Néanmoins, surtitrer Symphonie « pragmatique » de l’expérience musicale permet à la fois de signifier la relative cohérence, en filigrane, d’un travail collectif composé de plusieurs mouvements et de qualifier d’emblée de pragmatique l’ensemble de la démarche, telle qu’elle est revendiquée dès l’introduction, puis diversement et inégalement déclinée dans les chapitres du livre. C’est-à-dire, a priori, une démarche qui tente d’adapter ses modalités d’enquête et d’analyse aux interactions situées entre les agents et leurs environnements. C’est aussi le sens d’une Écologie sociale de l’oreille : saisir la musique, « un monde d’expériences » (p. 15), telle qu’elle se produit, voire se transforme, dans des activités observables.
Cohérence thématique et théorique d’une composition polyphonique.
Cet ouvrage collectif est le fruit d’un travail entamé en amont par une équipe de jeunes chercheurs du laboratoire Shadyc –Sociologie, Histoire, Anthropologie des Dynamiques Culturelles (Centre Norbert Elias, Ehess), qui s’est donné comme thème partagé celui de l’expérience musicale. Après les journées d’étude L’expérience musicale sous le regard des sciences sociales organisées en 2005 à Marseille, ce livre est une nouvelle étape qui constitue un moment éditorial important, dont l’intérêt porte bien au-delà de la seule sociologie de la musique.
L’expérience dont il est ici question doit s’entendre au sens de John Dewey, tel que le précisent en introduction Anthony Pecqueux et Olivier Roueff qui dirigent ce travail, à savoir comme « l’ensemble des interactions entre un organisme et l’environnement dans lequel il s’engage, et le résultat occasionné par celles-ci » (Dewey, [1934], 2006, p. 15). C’est également en partant de cette conception de l’expérience, pourtant pas clairement toujours la même pour chacun [1], qu’apparaissent tout au long de l’ouvrage, plus ou moins explicitement, la relative complémentarité et l’évidente compatibilité entre les approches pragmatiques [2], phénoménologiques, et les sociologies interactionniste ou ethnométhodologique [3]. Autant d’articulations, d’inclusions réciproques, qui peuvent sembler choses évidentes, pour qui fréquente les travaux (et/ou certains séminaires organisés à l’Ehess) des sociologies pragmatiques en France, mais qui sont loin d’être partagées et discutées partout.
En particulier, ce sont les recherches de Louis Quéré, clairement à la croisée de ces différents courants, qui constituent la référence la mieux partagée par les différents contributeurs du livre. Dans une mesure bien moindre (et l’on pourrait s’en étonner), la sociologie pragmatique d’Antoine Hennion, qui a été un événement [4] pour l’approche de la musique en France, est une autre référence logique. Du premier, l’ouvrage reprend, sans jamais vraiment réussir à les faire complètement siens, les questionnements concernant les modalités de description et d’analyse des situations sociales et de leurs médiations diverses, comme son attention soutenue pour ne pas « perdre les phénomènes » [5]. Du second, il actualise de manière circonstanciée – plus diversement informée du point de vue empirique, pas toujours aussi bien équipée pragmatiquement – l’ambition d’une approche de la musique ni exogène (pure construction sociale) ni endogène (pure œuvre), mais par la variété de ce qui la fait advenir comme telle, autant qu’elle fait advenir ses auditeurs.
La cohérence générale du propos s’appuie également sur la structuration du livre en trois parties : « expériences vives », « expériences médiatisées », « expérimentations d’artistes sur l’expérience ». Tout ceci ne doit pas cacher pour autant l’autonomie de chaque contribution, la pluralité des points de vue engagés, ni le caractère parfois inégal des réponses apportées au pari collectif du départ.
Des mouvements autonomes, des dynamiques mêlées.
En effet, partager un thème et en bonne partie un arrière-plan théorique ne signifie pas que le résultat soit uniforme, tant s’en faut. Et en l’occurrence, l’aspect pluriel du travail ne renvoie pas uniquement aux huit chercheurs qui ont chacun écrit un chapitre du livre, ni simplement à la diversité des genres dont il est question (rap, musique classique, lyrique, techno, jazz, conte). Il concerne également les différentes situations analysées (concerts, festival, émissions télévisées, dispositif d’expérimentation de la performance artistique) ; mais aussi les arts de faire sociologiques déployés par les contributeurs afin d’inventer la perspective adéquate pour saisir les phénomènes concernés.
De ce point de vue tout particulièrement, les contributions d’Anne-Sophie Haeringer – « Le sensible et l’intelligible. Une sociologue au « Labo » de La Maison du conte » – et d’Anthony Pecqueux – « L’écoute-en-action. L’écoute de la chanson comme activité sociale » – sont plutôt remarquables. Les deux auteurs prennent le risque d’interroger, voire de mettre à mal, les conceptions du social qui étayent leur point de vue à partir de ce qu’ils observent –, et ce pour ne jamais « perdre les phénomènes » observés, ni en rabattre sur leurs ambiguïtés constitutives. Le « Labo » étudié par Anne-Sophie Haeringer est le lieu d’une expérimentation réflexive, par des conteurs, du fait que leurs sensations ne sont pas purement individuelles, que le sensible et l’intelligible sont indissociables, qu’un nous préfigure leurs actes individuels autant qu’il constitue un horizon de partage en situation, en pratique [6]. « Le travail herméneutique des conteurs [basé sur l’écoute] devient alors un thème de l’enquête. » (p. 214) De son côté, Anthony Pecqueux propose une « étude ethnométhodologique de l’écoute » qui semble bien ajustée à l’analyse du style rap, pratique chansonnière-musicale spécifique et souvent sujette à controverse. L’outil méthodologique déployé de l’intérieur de l’expérience, celui de « l’écoute-en-action », permet, d’une part, de proposer une signification qui « émerge dans le cours de l’écoute » [7] et, d’autre part, de rappeler les « règles constitutives » de la pratique du rap, dont celle de la responsabilité des chanteurs directement engagée dans leurs propos, « règles » avec ou contre lesquelles des interprétations différentes restent possibles.
Peut-être moins risqués, les chapitres pris en charge par Karim Hammou – « Programmer l’ambiguïté. La médiatisation d’une pratique du rap en français à la télévision (1987-1991) » – et par Jean-Christophe Sevin – « La rencontre avec la techno. Des parcours d’expérience à l’événement qui constitue l’amateur » – n’en sont pas moins intéressants. À travers l’analyse des émissions télévisées qui ont évoqué le rap en français au cours des premières années de sa médiatisation, Karim Hammou montre comment elles ont fait osciller l’appropriation de ce genre musical de l’expérience esthétique à l’expérience publique (indexée à des questions de société), ou à « un composé ambigu de ces deux expériences » (p. 121). Son hypothèse finale est pour le moins conséquente, c’est-à-dire aussi appuyée empiriquement : « la mise au premier plan des paroles de chansons rap lors de la médiatisation du rap de 1987 à 1991 » a dès lors « modifié sensiblement » l’expérience musicale du rap en France (autant pour les auditeurs que pour les rappeurs) en mettant les textes des chansons au cœur de « l’attention collective accordée au rap » (p. 144). De son côté, Jean-Christophe Sevin porte son intérêt sur « cette expérience qui provoque un changement de sensibilité et fait émerger une disposition d’amateur de techno » (p. 205). C’est-à-dire, ici, les expériences constituées en situation de fêtes, articulant sans cesse agir et subir, telles qu’elles sont précisément décrites ou exprimées dans les entretiens menés avec des amateurs de techno. Les deux chercheurs donnent les moyens de penser le temps long à partir d’une démarche pragmatique. Comme le rappelle Jean-Christophe Sevin, en mobilisant le principe de continuité de la problématique de l’expérience chez John Dewey, « chaque nouvelle expérience retient quelque chose de celles qui l’ont précédées et conditionne plus ou moins celles qui vont suivre » (p. 205).
Je reste plus circonspect, voire dubitatif, à l’endroit du dernier chapitre commis par Olivier Roueff, « L’expérimentation musicienne à l’épreuve de ses réalisations. Tensions structurales et formations de compromis ». Si, a priori, il prend un risque d’un degré au moins équivalent à ceux engagés par Anthony Pecqueux et Anne-Sophie Haeringer, le résultat m’apparaît beaucoup moins probant. Car, en fait, est-ce seulement un risque envisageable, tenable, que de tenter de faire travailler ensemble des conceptions aussi peu compatibles que celles du Bourdieu des Règles de l’art avec celles d’Howard Becker, d’Antoine Hennion ou de Bruno Latour ? Les mondes décrits par la sociologie de la traduction sont-ils seulement commensurables avec ceux qui se logent dans la mécanique des structures sous-jacentes à l’organisation sociale des sociologies déterministes ? Quel est l’intérêt heuristique de syncrétismes conceptuels comme « capital musicien et capital réticulaire » (p. 252) ? Non pas que l’auteur ait un rapport léger ou instrumental aux théories mobilisées. Il se pourrait même, en effet, qu’un autre Bourdieu, celui du sens pratique, soit relativement compatible avec les différentes formes du pragmatisme. Mais seule une analyse serrée des phénomènes réels permet de tester l’intérêt de tels montages théoriques. Difficulté devant laquelle Olivier Roueff, il est vrai, ne se dérobe pas.
Le dispositif étudié « consiste à réunir des musiciens improvisateurs et des artistes d’autres disciplines pour expérimenter les effets de la rupture avec le dispositif de concert » (p. 241). Tout d’abord, bien sûr, musiciens et sociologues partagent certaines ressources, a minima un langage naturel et certaines formes de vie, vraisemblablement bien plus ici étant donné qu’Olivier Roueff est lui-même musicien de jazz et invité plusieurs fois à expérimenter parmi ceux qu’il observe. Ensuite, il semble en effet opportun, dans le cas d’un dispositif expérimental, certes distinct des moments où les enjeux de réputation sont habituellement situés, mais pour autant inscrit dans des trajectoires professionnelles entremêlées, de ne pas négliger les techniques d’appariement sélectif déployées par les musiciens. Par contre, l’analyse produit à d’autres moments des réductions conséquentes du réel et, parfois, des confusions entre thèmes et ressources de la recherche. Les séquences interactionnelles observées sont souvent rabattues sur des « stratégies » d’acteurs rationnels, elles-mêmes étayées sur des « enjeux » plus ou moins lointains. D’ailleurs, le fait que ce genre de description puisse être problématique est, à une première occasion, corroboré par les observés eux-mêmes, qui n’ont pas compris un compte-rendu de séance proposé par le sociologue. Cette disjonction entre deux versions descriptives, celle des musiciens et celle du sociologue, aurait pu au moins inviter le second à reprendre l’ensemble. Y compris pour faire de l’herméneutique pratique des acteurs un thème de l’enquête sociologique – à l’instar d’Anne-Sophie Haeringer – et en évitant par exemple, de sur-qualifier certaines enquêtes fournies par les participants eux-mêmes, ce qui finit par faire disparaître l’épaisseur phénoménale des pratiques. Inversement, la connivence avec les musiciens observés produit certains quiproquos analytiques. Que les formes d’implication indigènes s’appuient sur une conception romantique, libertaire et bourgeoise de l’engagement politique [8] qui leur permet de considérer que toute intervention artistique qui perturbe l’ordre ordinaire des espaces publics urbains est en soi politique, c’est une chose. Que le sociologue en fasse lui aussi une ressource en titrant « De la politisation des formes à celle de l’institution de l’art » en est une autre.
Expérience instituante/instituée : y a-t-il un arrière-plan ?
Dans Phénoménologie de la perception, Maurice Merleau-Ponty (Merleau-Ponty, 1945), parle d’un « préjugé du monde », qui serait selon lui conjoint à la science et au sens commun et qui consisterait à penser le monde comme déjà là, déjà fait, indépendamment de la perception. Alors qu’en fait, nous dit-il, et c’est là un point commun avec la conception pragmatique de William James, le monde ne peut être décrit qu’en tant qu’il advient dans l’expérience, qu’en tant qu’il est perçu.
C’est aussi, de manière un peu décalée, un point d’achoppement important dans ce livre. Quelle est la part instituée et la part instituante du processus de l’expérience musicale ? Y a-t-il un arrière-plan commun, sorte de condition nécessaire à l’expérience musicale ?
Pour les auteurs sollicités dans la première partie « expériences vives », l’articulation entre l’attention portée au thème de l’expérience musicale et le genre de regard porté sur leurs terrains n’est pas une ambition vaine, mais bien une préoccupation sérieusement mise en œuvre. Respectivement menées sur les terrains de l’opéra Three Tales de Steve Reich et Beryl Korot, de la « Folle journée de Bach » à Nantes et des concerts de jazz, ces trois études s’attachent à comprendre comment sont produites les « conditions de félicité » [9] de l’expérience musicale et comment elles sont vécues. Autrement dit, il s’agit, pour reprendre les anglicismes de rigueur, d’enquêter sur les modalités d’articulation entre l’affordance et l’implémentation.
Chez Denis Laborde, c’est quasiment le centre du questionnement. L’opéra ne se déploie pas dans un « espace culturel vierge de tout présupposé » (p. 32), il y a une tradition, un genre reconnu comme tel, des attentes du public, etc. Autant d’éléments qui font du concert une institution, qui non seulement donne à la création musicale son statut d’œuvre d’art, mais aussi « garantit les conditions de félicité du concert » (p. 44). Ensuite, à un autre niveau selon Denis Laborde (celui de l’implémentation), chacun s’ajuste à cette norme et l’expérience du concert est alors soumise à « une prolifération de sanctions diffuses ».
Ces deux niveaux de l’institution et de l’implémentation semblent correspondre peu ou prou au dispositif festivalier et à l’engagement de l’amateur – « mise à l’épreuve du goût et performance de soi comme amateur » (p. 102) – chez Sophie Maisonneuve. Il s’agit pour elle de penser le festival comme événement en s’intéressant à l’expérience des festivaliers et, conséquemment, de comprendre l’enjeu d’un tel événement dans la carrière d’un amateur.
L’expérience musicale […] apparaît bien comme un fait inscrit dans la durée, où l’émotion de l’instant renvoie toujours à une carrière, des expériences passées qui alimentent de diverses manières l’expérience présente. […]Les « arts de la prise » dégagés ici ne représentent qu’une partie de ces « arts de faire » de l’amateur qui sont aussi des arts de se faire amateur (p. 113).
Les expériences analysées synchroniquement sont donc à articuler aux autres, celles-ci comme celles décrites par l’ensemble des autres contributions. Mais, ici, l’expérience est essentiellement rapportée à des trajectoires individuelles d’amateurs, pour lesquelles on ne sait pas trop s’il y a un arrière-plan collectif quelque peu institué comme c’est le cas pour l’opéra chez Denis Laborde. Nul doute que Sophie Maisonneuve pourrait répondre sérieusement à cette requête, mais, ici, elle force un peu le trait pragmatiste, en contredisant du coup en partie l’esprit pragmatique : par exemple, s’intéresser à « un sujet acteur de ses émotions » n’interdit pas de l’envisager aussi comme « doté de compétences » en tant qu’acquises collectivement et nécessaires à l’intelligibilité des actions.
Chez Wenceslas Lizé, l’expérience du concert est précisément informée par l’entrée des conversations des « jazzophiles de premier rang » (et ce malgré quelques traces d’une sémantique des « marchés des biens linguistiques » et « gratifications » dont on ne voit pas bien en quoi elle nous aide à penser l’expérience concernée). Les conversations en amont comme en aval du concert sont indexées au concert lui-même comme à d’autres expériences jazz vécues auparavant. Elles semblent à la fois constituées/constituantes de l’institution concert, « partie prenante de toute cérémonie culturelle » (p. 72) et relever d’une forme particulière d’implémentation : « L’activité de commentaire apparaît aussi comme une nouvelle instance du processus de réception, où se perpétuent des actes d’appréciation qui suscitent, là encore, un plaisir d’ordre esthétique ». (p. 73) Manifestations réflexives et publiques de perceptions sensibles et intelligibles enchevêtrées, ces conversations participent d’une expérience toujours collective du jazz.
Dans le chapitre écrit par Karim Hammou, il apparaît assez clairement que nos formes de vie actuelles entremêlent sans cesse les expériences publiques, médiatiques et esthétiques. En s’intéressant aux « opérations de conversions » (p. 138) de l’expérience rap dans les émissions télévisées à l’époque des premiers albums du genre en français, Karim Hammou décrit des conflits de définition qui transformeront un tant soit peu l’arrière-plan interprétatif du rap pour l’avenir. Avec cette hypothèse forte : l’indétermination première de toute expérience musicale s’est ainsi trouvée restreinte par une focalisation générale sur les textes des chansons – et non sur l’ensemble des caractéristiques expressives performées par la pratique du rap.
Une hypothèse singulièrement validée par la controverse sociale, médiatique, voire politique, au sujet de la chanson Jeteur de pierres, du groupe de rap Sniper accusé d’être là antisémite, analysée par Anthony Pecqueux. Chez lui, « l’écoute-en-action » peut certes connaître des gradations diverses dans l’attention portée aux chansons de rap. Pour autant, elle est pétrie d’une culture partagée, ne serait-ce d’abord que parce que tous les auditeurs francophones peuvent comprendre les textes en français. Les formes de l’écoute du rap renvoient également à des capacités, des habitudes, des dispositions et des techniques, qui constituent l’arrière-plan nécessaire à une expérience vécue pleinement. Autrement dit, l’écoute située est celle de membres habitués à certaines « règles constitutives de la pratique du rap ». Comme le condense la formule attribuée à Ludwig Wittgenstein, « il n’y a pas de règle au repos ». Et c’est en ce sens que si la chanson Jeteur de pierres n’est pas antisémite, certains usages sociaux peuvent l’interpréter comme telle.
On peut dire du travail d’Anne-Sophie Haeringer qu’il cristallise à la fois les éléments de discussion possibles pour savoir s’il y a un arrière-plan à l’expérience musicale et pour faire la transition avec la perspective d’une expérience impersonnelle, en guise de conclusion. Cristallisation produite par les pratiques mêmes des conteurs qu’elle observe, mais qu’il fallait voir et ne pas perdre dans l’analyse. Car, en effet, si au principe de nos attitudes ordinaires, il y a ce « préjugé du monde » décrit par Maurice Merleau-Ponty, celui de sa facticité autonome, au principe de la théorie pratique des conteurs, il y a ce préjugé homologue d’une séparation du corps et du texte, d’une « rupture » entre le sensible et l’intelligible. Une « rupture » qu’il faut réparer : « il s’agit [pour les conteurs]d’inventer des expériences qui permettent de rafistoler ce qui a été irrémédiablement séparé » (p. 228).
L’expérience musicale comme expérience impersonnelle, à notre corps entendant.
L’expérience musicale est bien le thème central d’Écologie sociale de l’oreille, mais on ne sait pas toujours si c’est bien à partir d’une même appréhension de l’expérience qu’elle est décrite. Pour autant, il semble possible de s’appuyer sur ce livre pour reprendre, du point de vue de l’enquête en sciences sociales, certaines pistes très fécondes ouvertes par le philosophe Ludwig Wittgenstein. Ce dernier envisageait en effet l’expérience musicale – chez lui autant un phénomène pratique que matière à philosopher – comme l’exemple type de l’irréductibilité de l’expérience au vécu [10].
Les actions situées qui produisent l’expérience musicale permettent de l’éprouver comme telle. Les amateurs, les musiciens ou les conteurs, observés ou interviewés ne découvriront pas dans ce livre un sens caché derrière leurs pratiques, car le sens émerge avec ces pratiques ; il est donc potentiellement accessible à la réflexivité des individus eux-mêmes autant qu’à l’observation scientifique. Mais ils retrouveront sans aucun doute décrites de manière plutôt juste et appropriée les manières qu’ils ont d’éprouver la musique, d’en faire l’expérience. Expérience qui n’est ni rabattue sur des stratégies de distinction (sans pour autant nier les modalités d’appariement sélectifs chez les musiciens professionnels), ni réduite à des appartenances « objectives » ou à des régimes de sociabilités (certes pour autant souvent des dimensions importantes comme le décrivent Jean-Christophe Sévin ou Wenceslas Lizé), ni encore embarquée dans une spirale spéculative qui se rapprocherait davantage d’un travail poétique de sublimation de l’épreuve de la musique (même si cette forme peut faire partie de l’herméneutique pratique mise en œuvre par les indigènes comme c’est le cas chez les musiciens improvisateurs observés par Olivier Roueff).
Par contre, peut-être, ces différents amoureux de la musique verront-ils tout de même mis à mal le « mythe de l’intériorité » (Bouveresse, 1987), ou le fantasme d’un « langage privé » qui consiste à faire du rapport sensible au monde une affaire purement subjective, qui se retrouve aujourd’hui bien partagé dans notre rapport à l’art, voire qui caractériserait plus globalement notre forme de vie contemporaine [11]. Quoique cette piste puisse au contraire être lue comme très congruente avec le travail opéré par les conteurs « laborantins » observés par Anne-Sophie Haeringer et qui consiste justement à mettre à mal ce fantasme. Leur activité herméneutique relève
[d’]une expérience à part entière : tomber d’accord sur le sens de ce qui a été vécu c’est faire l’épreuve du partage de la sensation […] éprouver les sensations que l’on a personnellement comme ne relevant pas d’une corporéité inaccessible, ni même d’une sphère mentale, mais comme étant observables publiquement et de là, objectives (p. 236).
La grande vertu potentielle de ce livre, du moins de la complémentarité entre bon nombre de ses chapitres autonomes, est bien de donner à saisir l’expérience musicale comme expérience impersonnelle. Une expérience constituée à la fois d’habitudes acquises au sein d’une même culture – les actions situées qui l’actualisent sont autant d’« actes traditionnels efficaces » et notamment des « techniques du corps » (Mauss, 1950) – et d’une forme de vie partagée sur laquelle sont étayées les expériences vécues par les uns et par les autres.
Anthony Pecqueux et Olivier Roueff (dir.), Écologie sociale de l’oreille. Enquêtes sur l’expérience musicale, Paris, Ehess, 2009.