Il n’est pas impertinent, quelque temps après la visite du pape en Terre sainte, de réfléchir à nouveaux frais sur la rencontre des trois grandes religions monothéistes (judaïsme, christianisme et islam) et sur leur destin commun. Le moment est peut-être d’autant mieux choisi qu’on peut le faire aujourd’hui dans le sillage de Peter Sloterdijk, qui s’est livré, dès 2007, à ce genre d’exercice dans son ouvrage Gottes Eifer, traduit en français par Olivier Mannoni en 2008 sous le titre La folie de Dieu.
La réactualisation de l’intuition de Derrida et l’entrée dans la zone de risque.
L’une des prémisses de la réflexion de Sloterdijk est l’intuition de Derrida suivant laquelle « la guerre pour “l’appropriation de Jérusalem” est aujourd’hui la guerre mondiale. Elle a lieu partout, » écrit-il, « c’est le monde… c’est aujourd’hui la figure singulière de l’out of joint » (1993, p. 101). Commentant un vers d’Hamlet et la théorie de la « fin de l’histoire » de Fukuyama, Derrida nous plongerait au cœur de la géopolitique actuelle. Aux yeux de Sloterdijk, l’intuition de Derrida mérite une interprétation neuve qui ne refuse plus les avancées de la psychopolitique. Ainsi, après avoir formulé les avertissements de rigueur et montré qu’il est conscient de la « zone à haut risque sémantique et politique » qu’il croisera (la situation au Proche et au Moyen-Orient), l’auteur se lance dans une étude, qu’il compare à une « opération à cœur ouvert », des conditions psychodynamiques, politiques et sociales de la naissance et du développement des trois monothéismes.
Étude des fronts et des campagnes monothéistes.
En poursuivant le chemin entrepris dans Colère et temps, l’auteur entend tout d’abord se pencher sur les forces religieuses en présence afin de les caractériser. Ce premier parcours permet d’expliquer le succès historique des monothéistes, lequel repose sur des rituels de stress maximal favorisant une excitabilité de la fierté (le thymós) et une intériorisation de la loi. On reconnaît ici, à l’usage des termes, l’influence de Heiner Mühlmann sur Sloterdijk. Un des secrets de la durabilité des religions exclusives réside dans une « fitness mémo-active » habitant leurs mythes fondateurs (l’exode, par exemple) et produisant un engramme psychique. L’histoire d’Abraham, que Sloterdijk ne remet jamais en question, engendrera dans les trois religions des rituels de soumission, des dramatisations théâtrales et des entrées en missions qui marqueront profondément les « sujets » captifs qui y seront soumis. Quand on applique les sciences (anthropologie, psychologie, sociologie et histoire) au phénomène religieux, on comprend mieux comment peut se construire, sur plus de quatre-vingts générations, l’attachement à un Dieu « unique ».
Or il faut s’attarder ensuite aux combinatoires des conflits (dix-huit au total) entre les monothéistes — par exemple, les chrétiens antijuifs, les islamistes antichrétiens, etc. Sloterdijk estime que les affrontements intra- et inter-monothéistes ne peuvent que culminer dans le théâtre de l’hypermotivation des convaincus et des élus. Parler des « fronts » monothéistes oblige l’auteur à présenter le caractère polémogène des campagnes (les croisades, le djihad…), qu’elles présupposent. L’expansion des communautés de conviction traduit des missions, des politiques, mais aussi une mondialisation déjà en marche. Cette mondialisation ne sera possible qu’au prix fort d’une « économie générale de la cruauté » et de la fabrication de double binds, c’est-à-dire d’injonctions paradoxales : l’ordre donné peut impliquer la suppression de l’acteur lui-même. Le succès des fronts se mesurera entre autres à la capacité de mobiliser les croyants, de s’adapter aux exigences de l’époque, de rentabiliser la vexation organisée, et de profiter de l’institutionnalisation de la soumission et d’une prétention à l’universalité. Des combinatoires, on retiendra que le caractère polémogène n’est pas encore épuisé aujourd’hui et que les athées, de par leur conviction, participent également à cette guerre de l’out of joint. Bref, l’agressivité inhérente à la foi exclusive des monothéismes et le travail patient et organisé des zélateurs de Dieu doivent être montrés, démontés et expliqués pour être enfin compris.
Sur la proximité de Dieu et le problème herméneutique de la distance.
Dans le chapitre intitulé « La matrice », la psychologie et la logique doivent dire leur mot sur la religion. L’objectif est de montrer que la foi repose sur un modèle logique et que la montée vers l’Un ne va pas sans exprimer un zélotisme qui « ne tolère rien à ses côtés ». Le chapitre se résume dans l’idée que les monothéistes n’acceptent pas la possibilité du chiffre 2 : l’Être suprême ne peut être que l’Un. Se concentrant sur l’impossibilité de reproduire Dieu, Sloterdijk ne prend pas assez en compte le problème psychologique de la fusion. L’un des problèmes majeurs des monothéismes selon nous — et Sloterdijk ne ve pas assez loin dans cette direction — est celui du sentiment de proximité : même à distance, Dieu est proche. Partout, on le trouve : il est fusionnel dans la proximité. Les monothéismes semblent reposer sur des confusions relatives à l’espace et au temps : le récit de la Genèse, loin de rester paradoxal, s’explique historiquement et devient religion quand il y a fusion. La religion du Livre tend à la monovalence et l’exclusivité, mais toujours dans une interprétation engagée de la distance nous séparant de la vérité, qu’elle soit dans le temps ou l’espace. Or la distance avec Dieu est toujours franchie dans la foi. Dans cette communication exclusive, les appels entrants sont illimités et gratuits. Au lieu de critiquer, au nom de la logique et de la psychologie des effects, les paradoxes du récit, Sloterdijk pourrait également questionner l’identité du Dieu d’Abraham, mais il en reste à la psychodynamique de l’exclusion. Le hic avec les monothéismes en conflit bref, c’est qu’ils s’affrontent au nom de la proximité dans l’interprétation du « message » abrahamique, un message toujours revu et corrigé selon les besoins des générations.
Sloterdijk veut voir dans l’exégèse une voie d’ouverture. Il paraît toutefois oublier que l’interprétation ne peut venir à bout de l’extrémisme ontologique. Au contraire, l’extrémisme se nourrit des interprétations exclusives. La langue, il le dit lui-même, ne peut devenir transparente et nommer l’Un, la vérité sans voile, voilà pourquoi les zélateurs trouvent toujours des mots nouveaux. S’il est permis de poser le problème de l’irréconciabilité des monothéismes dans une question, nous demanderons : quelle religion a le mieux compris Abraham ? Quand on parvient à donner une réponse claire à cette question, c’est parce que nous sommes déjà dans une vérité exclusive qui veut s’imposer sans discuter, en dehors de l’espace et du temps. Aussi ouverte soit-elle, l’interprétation fait partie du problème ; elle ne peut, à elle seule, le solutionner.
Or revenons aux monothéismes en compétition et demandons-nous comment une religion peut, en conservant son statut, faire l’économie d’une prétention à l’absolu, comme semble le suggérer Sloterdijk en valorisant l’exégèse. Car, ce qui constitue une religion, n’est-ce pas ce besoin humain d’atteindre quelque chose qui échappe à l’époque ? Face à ce genre d’interrogation, qui questionne l’immanence dans son rapport à la transcendance, c’est-à-dire le problème de la relativité de la religion, Sloterdijk reste muet, peut-être parce qu’il préfère présenter la logique du religieux plutôt que sa nécessité culturelle. Sur le plan culturel et politique, nous avouerons que l’auteur de la Folie de Dieu fait preuve de cohérence en ne s’engageant pas dans la justification philosophique du relativisme ou du pluralisme culturel contemporain. Tout se passe comme s’il ne voulait pas, contrairement aux communautariens relativistes et aux laïques nostalgiques des Lumières, discuter de ce qui ne se discute pas. De l’Un, Sloterdijk l’a vu, on ne peut rien dire. Et s’il n’a pas recours, comme Vattimo et Rorty, à une « pensée faible » post-déconstruction pour envisager les limites rationnelles des religions et encadrer le dialogue souvent caricatural entre elles, il demeure néanmoins capable, en vertu de sa perspective d’ouverture par la plurivalence, de proposer des remèdes aux rencontres futures entre les monothéismes, ce que nous devons voir ici.
Une pharmacopée afin d’atténuer les extrémistes de service.
Pour montrer qu’il a su développer l’intuition de Derrida, Sloterdijk propose ensuite une « pharmacopée », un recueil de remèdes, capable de nous aider à affronter le futur. Pour composer aujourd’hui avec la situation explosive du Proche et du Moyen-Orient, il importe de défendre des formes plurivalentes de penser, comme l’herméneutique et l’humour. D’après lui, l’enjeu derrière les conflits monothéistes n’est ni plus, ni moins que la dissolution de la monovalence religieuse.
Pour illustrer cela, l’auteur a le génie de réinterpréter la parabole des anneaux de Lessing afin de dépasser la confrontation des terreurs. Dans Nathan le Sage, on s’en souvient, Lessing avait emprunté à Boccace une histoire qui racontait combien il était difficile de savoir qui était le plus sage parmi les trois représentants des monothéistes. Un père avait légué en héritage un anneau à son fils qui avait la propriété de rendre son porteur agréable à Dieu. Or vint une génération où le détenteur de l’anneau eut trois fils. S’il eut l’idée d’en fabriquer deux autres identiques, il ne retrouvait plus alors l’original, ce qui signifie qu’un seul avait l’anneau et que les trois devaient, par leur comportement, prouver qu’ils étaient de dignes héritiers. La querelle entre les trois monothéismes éclata. Si Lessing repoussait au jugement dernier la solution au problème de savoir qui possédait la vraie piété, Sloterdijk réinterprète le récit en montrant que repousser la réponse en avant, dans un deuxième monde, traduit les limites des Lumières. À tout prendre, le communisme n’est pas différent des monothéismes zélateurs puisqu’il carbure à la monovalence autoritaire — voilà pourquoi ce système totalitaire pourrait bien être un quatrième anneau duquel on peut dire, sans se tromper, qu’il n’est pas en or véritable… Car l’expérience du grand mensonge a suffisamment montré qu’il n’a pas réussi à apporter le bonheur ni le partage et la reconnaissance de tous.
Les limites de l’Aufklärung et du communisme.
Ainsi, lorsqu’on voit que les Lumières n’ont pas réussi à endiguer la passion pour l’Un, que la Révolution française empruntait nombre de caractéristiques aux religions zélatrices, il faut convenir que l’anticipation pathologique (la quête vers la fin dernière, du paradis, ou l’apocalypse) crée plus de problèmes qu’elle n’en solutionne. Il aura donc fallu tirer un enseignement de Lessing, de l’époque des Révolutions et de l’échec du communisme à l’intérieur de l’oekoumène mondial, pour comprendre que notre seul avenir est à trouver ici-bas, dans un apprentissage civilisateur. La matrice des métaphysiques religieuses et philosophiques classiques, conclut Sloterdijk, est terminée. Il faut donc vivre ici, dans la civilisation.
Ce qui demeure après le zèle…
Si Sloterdijk aime à critiquer la « religion » communiste sans questionner à fond les injustices du capitalisme sauvage, il continue de penser que la population mondiale, celle qui doit se partager une Terre de plus en plus petite, a traversé les mensonges de la foi exclusive des zélateurs. Le fardeau qu’il fait porter à la gauche politique devrait permettre de comprendre les limites du zèle à l’époque de la civilisation panique et de la mode des gâteries individualisées. Le seul temps possible pour nous hommes, êtres de droit et de démocratie, sera alors celui de la tolérance, c’est-à-dire le temps de l’admission qu’il « existe d’autres chiffres après 1 ». S’il nous est évidemment impensable de revenir à l’idée de tolérance qui avait cours à la Renaissance, Sloterdijk enseignera que l’on peut s’inspirer des avancées de l’égyptologie pour réaliser que la « contre-religion » égyptienne était une forme de sagesse appréciable, non sans parenté avec Zarathoustra, qui a encore beaucoup à nous apprendre aujourd’hui.
Revendiquant la Redlichkeit (probité) nietzschéenne, l’auteur ne manquera pas de critiquer les tentatives de canalisation politico-religieuse contemporaines de la colère et le retour des idéaux vengeurs (qu’il associe indistinctement à tous les nationalismes) au profit d’une « éducation démographique » accompagnée d’une « politique de développement de la production et de la répartition des richesses ». À le suivre, on peut déterminer où n’est pas l’avenir des hommes. Le seul avenir possible pour nous ne se trouvera pas dans le discours tolérant d’un pape tentant, lors d’un récent pelerinage en Terre sainte, de justifier son monothéisme. Cet avenir ne se trouvera pas non plus dans le discours zélateur (selon son vocabulaire) des défenseurs de la laïcité unique (en vérité, ne reproduisent-ils pas, à l’envers, ce qu’ils dénoncent chez leurs ennemis monothéistes ?). Cet avenir humain se trouvera dans ce qu’il appelle une « éthique de la science universelle de la civilisation ». On pourra encore se demander, après avoir pris connaissance d’une telle conclusion, de quel droit et sous quelles prérogatives cette nouvelle éthique appliquée, fût-elle ouverte et plurivalente, empêchera-t-elle les zélateurs de tout acabit de proposer à leurs adeptes une nouvelle interprétation de l’Un?
Peter Sloterdijk, La folie de Dieu. Du combat des trois monothéismes, Paris, Maren Sell, 2008.