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Sujets de sciences.

Illustration : Ynot-Na, « Déambulations ectoplasmiques », 08.05.2015, Flickr (licence Creative Commons).

Sujets de sciences des objets.

Alors que les sciences sociales semblent traversées par une crise existentielle particulièrement profonde, il n’est peut-être pas inutile de réanimer les réflexions engagées depuis plus d’un siècle sur la particularité de l’humain parmi les objets de science. Déjà engagée avec Wilhem Dilthey en 1883 lorsqu’il proposait la distinction entre l’explication et la compréhension, cette préoccupation fut largement entretenue par Max Weber, et opposa vigoureusement Karl Popper et Theodor Adorno à la fin des années 1960. Depuis, le doute est toujours à l’œuvre et les méthodes des sciences de la matière ne cessent de s’imposer, au point de convaincre une partie des sciences sociales de leur proximité avec la littérature, assurant une scission croissante entre des pratiques scientifiques incommensurables.

Pour comprendre ce que traversent les sciences sociales contemporaines, il est toujours impératif de clarifier ce qui les distingue parmi les sciences. Mais comprendre cette singularité exige paradoxalement de commencer par clarifier ce que les sciences, quelles qu’elles soient, ont en commun. Car plus que les sciences sociales, c’est en effet la démarche scientifique dans son ensemble qui fut largement reconsidérée depuis Robert Merton et Karl Popper. La production de connaissances rationnelles, expérimentales, universelles et réfutables fut largement soumise à la critique, révélant l’environnement social qui participe de son émergence. À l’image des jeux de langage de Wittgenstein, un énoncé serait un énoncé scientifique s’il est reconnu comme tel par les scientifiques. Cette contextualisation de la science fut largement décrite par les paradigmes de Thomas Kuhn, les épistémés de Michel Foucault ou les ruptures épistémologiques de Gaston Bachelard. Elle fut aussi associée à la lutte pour le capital symbolique par Pierre Bourdieu ou à un système politique institutionnalisé et normatif par Bruno Latour, soulignant à quel point les connaissances scientifiques ne sauraient se soustraire à leur contexte de production, les chercheurs œuvrant généralement plus à confirmer leurs hypothèses qu’à les réfuter.

C’est essentiellement de la relation entre le sujet qui pense le monde et les objets de la pensée qu’il est finalement question. En éclairant la construction sociale des faits scientifiques, ainsi que le caractère conventionnel et normatif de l’énoncé scientifique, la science s’inscrit donc dans l’histoire et perd de son exclusivité. La science ne se situe ainsi pas seulement dans le principe de critique constructive et de réfutabilité des énoncées suggéré par Popper, mais aussi parmi les édifices mouvants qui organisent la réfutation légitime.

De ce constat, c’est la modernité dans son ensemble qui fut ébranlée. Cette évolution de la sociologie des sciences n’est en effet pas sans relation avec la postmodernité, puisqu’elle relativise la rationalité. La réalité étant une construction sociale toujours située, elle ne peut plus être un projet de science, la rationalité étant elle-même relative. Cette conclusion, bien qu’elle soit inégalement assumée et partagée, se traduit par une remise en cause de la fonction sociale de la science. Aussi, elle suggère que les difficultés des sciences sociales à faire sciences sont partagées par les sciences de la matière.

Cette supposition est pourtant particulièrement infondée et préjudiciable. Elle confond des problématiques de nature tout à fait différente, porteuse d’un obscurantisme peu éclairé, qui autorise à ne plus considérer la qualité scientifique des énoncés proposés, tout en ne s’abstenant pas de les produire. L’incapacité des sciences sociales à proposer des paradigmes relativement stables et efficients ainsi que la coexistence d’une multitude d’approches parfaitement contradictoires seraient justifiées par l’illusion de la prétention scientifique, dont aucune science, pas même la physique, ne serait épargnée. Pour appuyer ce présupposé et rendre comparables des environnements scientifiques qui ne le sont pourtant pas, deux grands classiques des sciences de la matière sont régulièrement cités en exemple : le principe de complémentarité proposé par Niels Bohr (1927) (à la suite du principe d’incertitude d’Heisenberg), relatif à la physique quantique et plus particulièrement à la dualité onde-corpuscule, et les controverses relatives au changement climatique.

Pourtant, ces problèmes relèvent parfaitement de l’exercice conventionnel de la science. Le principe de complémentarité, selon lequel il ne serait pas possible d’observer simultanément quantité de mouvement et position, est un problème méthodologique qui souligne les limites de l’appareillage théorique et empirique de la science physique. Cette limite ne change en rien la compréhension que l’on a par ailleurs de la lumière dans des situations extrêmement diverses, allant de la fibre optique aux rayons laser. Nous en avons à présent une maîtrise considérable, mais dépassable. L’erreur serait de croire que la physique prétendrait dire ce qu’est le monde physique, alors qu’elle n’aspire qu’à le rendre intelligible dans des conditions comparables et cumulatives.

La controverse relative au changement climatique révèle des difficultés sensiblement différentes, mais qui ne remettent pas plus en cause le projet des sciences de la matière. Dans ce cas, c’est essentiellement la quantité de données à prendre en compte, ainsi que leur relativement faible cohérence qui pose problème. Ajouté à la complexité systémique de l’ensemble, l’exercice est particulièrement périlleux. La société pose une question à la science, alors même qu’elle ne se l’était pas posée à elle-même. En cela, elle n’est pas prête à y répondre et il se pourrait qu’elle ne le soit jamais. Le fait qu’il n’y ait pas consensus dans un domaine de la science est au contraire le propre de la science en train de se faire et non la preuve de son inexistence. Le fait que certaines réfutations ne soient pas valorisées et mettent du temps à s’imposer est aussi le propre de la science. L’instrumentalisation de la science par son contexte historique n’est plus à prouver, mais elle ne remet néanmoins pas en compte la cumulativité des sciences de la matière et leur maîtrise croissante de notre environnement.

Sciences des sujets.

Ainsi s’opposent les limites des modèles de compréhension, les limites des données et les limites de l’environnement social d’institutionnalisation de la connaissance. Ces trois problèmes sont en effet communs avec les sciences sociales. La différence fondamentale entre les sciences de la matière et les sciences sociales ne se situent pas là ! Il n’est aucunement question de la subjectivité des chercheurs, qui est consubstantielle de la science, qui est toujours humaine, mais de l’objectivité des recherches.

Quels que soient les doutes sur le contexte de production des énoncées scientifiques, les sciences de la matière proposent des énoncés qui, une fois stabilisés, restent généralement efficients dans un contexte comparable. La subjectivité du chercheur est affaiblie par la confrontation des subjectivités, qui s’apparente à une objectivation. C’est d’ailleurs sur ce point précis que repose le principe de l’expérimentation, de la quête d’universaux et de la réfutation. Avec ce procédé, les sciences de la matière connaissent toujours de nouvelles limites, mais progressent régulièrement, cumulativement, dans leur compréhension de notre environnement physique.

En insistant non seulement sur le contexte du chercheur, mais aussi sur celui de l’objet de recherche (Passeron en particulier) et de l’historicité des sociétés, les sciences sociales soulignent ce qui les distingue profondément des sciences de la matière. L’historicisme fut d’ailleurs largement critiqué par Karl Popper au nom de l’indétermination. Les sciences sociales disposent en effet d’une complexité particulière puisque, lorsque l’on étudie la société, ce n’est pas seulement le regard des chercheurs sur les objets de recherche qui change, mais les objets eux-mêmes. Ce problème, qui s’apparente au principe d’incertitude d’Heisenberg, est pourtant d’une nature tout à fait différente, car dans un tel cas, les objets sont aussi des sujets. Cette distinction entre objet et sujet, en apparence anodine, remet complètement en cause le projet scientifique tel qu’il a été pensé et institutionnalisé. Aussi, cette distinction pose des problèmes spécifiques aux sciences sociales, qu’il convient de distinguer de ceux propres à la science en général (relation des sujets aux objets médiée par un environnement social).

Bien que cela ne soit généralement pas le cas, la distinction entre objet et sujet devrait être beaucoup plus centrale, car sa puissance herméneutique est autrement plus efficace que les distinctions entre sciences de la matière et sciences sociales, exactes et non exactes, expérimentales et non expérimentales. La dichotomie première est avant tout celle qui oppose les objets et les sujets et, en cela, la distinction entre les sciences des objets et les sciences des sujets. Dans les deux cas, ce sont des sujets qui en font l’expérience et qui en sont les investigateurs, mais les premières portent sur des objets, et les secondes sur des sujets.

Il faut définir un socle commun, qui ne soit pas celui de l’expérimentation, de la reproductibilité, des lois et des universaux. Car de ce point de vue là, la rupture est trop nette et les démarches incommensurables. Le socle commun peut en revanche être celui de l’intelligibilité, en s’inscrivant dans une démarche qui consiste à rendre le monde plus lisible. La lisibilité a le mérite de se situer à l’interface entre la compréhension et la description, sans prétendre à la première et sans se limiter à la seconde. La distinction entre objets et sujets devient dès lors une problématique propre aux sciences sociales, qu’il convient de circonscrire afin d’en percevoir clairement les qualités particulières  : l’intentionnalité (les sujets sont dotés d’intention), la réflexivité (les sujets ont la conscience d’être sujet et de leur environnement), la discursivité (les sujets peuvent avoir un discours sur eux-mêmes ainsi que sur leur environnement), l’opacité des sujets (les sujets ne sont pas transparents à eux-mêmes et à leur environnement).

Lorsque nous faisons des sciences sociales, nous devons assumer pleinement cela. Cela suppose en particulier que les expériences ne sont jamais reproductibles, que les entretiens ont une portée et une représentativité limitées dans l’espace et dans le temps, que les énoncés ont une portée et une représentativité limitées dans l’espace et dans le temps, qu’il est décisif de distinguer ce qui relève des sujets objets (le corps) et des sujets sujets (la pensée), ainsi que la relation consubstantielle entre les deux. Faire des individus des sujets parfaitement autonomes et transparents à eux-mêmes est en cela une réduction du réel particulièrement importante. Faire des individus des objets soumis à un environnement qui déterminerait leur action est probablement plus réducteur encore.

C’est de l’articulation entre l’objectivité et la subjectivité des individus que les sciences sociales sortiront grandies. Car les sciences sociales sont en cela plus complexes que les sciences de la matière. Par la double subjectivité de la recherche (sujets qui pensent des sujets) et par la dualité objective et subjective de l’environnement, les sciences sociales ont un projet d’une rare difficulté.

Les conséquences d’un tel constat sont multiples et engagent à prolonger le débat déjà vif sur le sujet. Cela peut mener à la postmodernité, si l’on ne maintient pas le principe de l’intelligibilité comme socle commun. Cela peut mener à la non-modernité, si l’on maintient que l’intelligibilité est de toute façon une illusion. Cela peut renouveler la modernité, si l’on soutient que l’introduction de la réflexivité et de l’intentionnalité est une étape de plus dans le processus de rationalisation de la connaissance de notre environnement, y compris social.

Cette dernière proposition permet de ne pas succomber au relativisme selon lequel toute vérité ne serait valable que depuis son contexte d’énonciation. De ce point de vue, la distinction entre faits et valeurs proposée par le Cercle de Vienne reste pertinente, pour peu que l’on s’impose une rigueur importante quant à ce que l’on qualifie de fait et que l’on n’omet pas leur construction sociale ! L’exercice est difficile, mais il en vaut la peine. Il permet entre autres de contextualiser des propos qui s’extraient de ce projet, tels qu’affirmer que la Terre est plate, que les noirs ou les femmes sont structurellement inférieurs, que les inégalités scolaires s’accroissent parce qu’il y a de moins en moins d’enfants d’ouvriers dans les grandes écoles, ou qu’Internet isole les gens. Autant de propos qui relevèrent longtemps d’un sens commun, mais dont on ne peut s’extraire qu’au prix de la critique constructive et de la confrontation des idées à ce dont elles sont la représentation.

Dit autrement, tous les énoncés sont réels et pertinents du point de vue de leur énonciateur, mais il est important de considérer que certains énoncés, parce qu’ils reposent sur un contexte de production particulier, peuvent prétendre mieux rendre compte du social que d’autres. C’est parfois difficile d’en rendre compte et il y a encore beaucoup à faire pour rendre le social plus intelligible, mais c’est une exigence qui en vaut certainement la peine. Renoncer aux lumières est un projet morbide. Quel serait l’intérêt de renoncer aux énoncés scientifiques ? C’est à la société de décider de ce qu’elle en fait, mais il est inutile de les sacrifier au nom d’un relativisme qui relève plus d’un abandon de la pensée face à la complexité du Monde qu’à un projet pertinent pour le Monde. L’obscurantisme n’est-il pas cet abandon, lorsque des individus dominants un environnement peuvent souhaiter qu’ils ne changent pas pour maintenir cette position, aussi dérisoire soit-elle ?

La réalité de la pensée non scientifique n’est plus à prouver, le fait que cette réalité a une incidence sur l’action individuelle et par continuité sur la société n’est pas non plus à prouver. En revanche, la distinction entre ces réalités et l’environnement plus général dans lequel elles s’inscrivent est importante. Elle permet, par l’action collective, de questionner l’importance que l’on accorde à certaines valeurs et de décider, ensemble, de ce que l’on en fait.

Résumé

L’absence de clarté en sciences sociales sur un ensemble de problématiques fondamentales pose problème. Qu’est-ce qu’une science qui n’a pas vocation à expliquer, qui n’est pas vraiment expérimentale, dont les énoncés ne peuvent pas être sérieusement réfutés ou comparés, dont les expériences ne sont pas réellement reproductibles, qui est exceptionnellement cumulative, qui ne peut concevoir des lois ? Et qui, finalement, si elle existait, assimilerait les sujets à des objets, c’est-à-dire à des réalités comparables dont l’action est déterminée par des dynamiques externes ? Un tel projet ne semble pertinent ni comme moyen ni comme finalité. Ce problème soulève la nature même de la production des sciences humaines et sociales, leur fonction et leur évaluation.

Bibliographie

Bachelard, Gaston. [1934] 2003. Le nouvel esprit scientifique. Paris : Presses universitaires de France.

Berthelot, Jean-Michel. 1997. L’intelligence du social. Paris : Presses universitaires de France.

Bourdieu, Pierre. 1984. Homo academicus. Paris : Les Éditions de Minuit.

Comte, Auguste. [1844] 1995. Discours sur l’esprit positif. Paris : Librairie philosophique J. Vrin.

Dilthey, Wilhelm. [1883] 1992. Critique de la raison historique. Paris : Le Cerf.

Foucault, Michel. 1966. Les mots et les choses. Paris : Gallimard.

Kuhn, Thomas S. [1962] 2008. La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion.

Latour, Bruno. 2006. Changer de société, refaire de la sociologie. Paris : La Découverte.

Passeron, Jean-Claude. 2006. Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation. Paris : Albin Michel.

Popper, Karl. [1957] 2002. The Poverty of Historicism. London : Routledge.

Wittgenstein, Ludwig. [1921] 2001. Tractatus logico-philosophicus. Paris : Gallimard.

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