« Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer dans ce pays déshérité, sinon le désir d’y rester » [1] ? Telle serait l’antienne incompréhensible du converti au judaïsme, son credo insolite. La formule de Kafka, reprise par Sébastien Tank, et qui résonne comme le pendant imprévu du « ticket d’entrée » de Heine dans le monde des « nations », comme son inversion surprenante au siècle des tragédies, donne bien la mesure des mystères et des ambivalences propres au périple rien moins que linéaire de ces candidats à la conversion. Étrange pays en effet, qui les accueille comme à regret et laisse à chacun le soin de trouver le sésame ; drôle de contrée, où les bâtisses que l’on croyait solides s’effritent à mesure qu’on y pénètre ; invraisemblable voyage, dont aucune cartographie ne dessine le trajet et qui s’invente pourtant au fil d’une détermination aussi insondable qu’inébranlable. Par ce déplacement inattendu de la frontière, par ce dépassement des enclos de la naissance et de l’enfance, le prétendant à la conversion brouille les cartes, rue dans les filiations pour mieux les recomposer, s’approprie son destin singulier, mais pour mieux l’accrocher, en une étreinte parfois désespérée, au lieu de l’historique et du collectif. Sujet souverain, mais mal assuré en sa légitimité ; général parti en conquête, mais sans nation pour le supporter ; prince de l’improvisation, et mendiant pourtant auprès des « initiés» quelques menus trésors pour asseoir ses audaces. Tout au long du chemin, ces « monstres de carrefour » [2] n’en finissent pas d’interroger l’identité, de rapiécer l’ancien et le nouveau monde, de résoudre la tension en creusant toujours davantage l’énigme. À l’« apparenté » (Tank, 2007, p. 32), converti par alliance ou «juif du mauvais côté » (ibid), manque la tranquille et sereine complétude que les charmes de l’hybridité ne suffisent pas à faire oublier ; mais avec le « non-affilié » (ibid, p. 31), que rien sinon l’acte d’une volonté pure, ne prédestinait à ces révolutions intérieures, c’est le sol tout entier qui se met à trembler ; ce juif d’élection ne serait-il pas un juif pour du beurre ? Reconduite à l’irréductible singularité de son origine, la figure du converti n’est pas sans inspirer le soupçon. Après tout, le converti n’est-il pas toujours d’abord un apostat (ibid, p. 12) ? La créature à deux têtes inquiète ; on en souligne l’artifice, ce je-ne-sais-quoi de factice, d’emprunté. Juif « inauthentique » ? Sartre est ici débouté, car le converti serait bien au contraire « trop Juif » pour être honnête. Son zèle même l’accable ; la mouche du coche n’en finit pas de tourmenter le klal [3].
Destins multiples, inracontables, in-superposables, et qui semblent pourtant échouer sur la même rive, oscillant d’une sentence l’autre : aux damnés de la conversion, l’infortune de mâcher les herbes amères d’une errance sans fin, sans jamais trouver le Passage ; aux heureux élus, la traversée sur l’autre continent, chèrement acquise et pourtant toute provisoire, éternellement recommencée ; exigence de la tradition imposée certes à tous, mais comme redoublée ici du fait d’une initiale ambiguïté, d’une ineffaçable étrangeté. Peut-on jamais savoir que l’on est « converti » ? Le converti au fond ne se convertit-il pas sans fin, juif errant de lui-même ? Comment alors rendre compte de l’aventure ? Geste héroïque ? Passion à jamais indomptée, à jamais inassimilable ? Roman de l’âge moderne, consacrant le triomphe d’une individualité, solaire et solitaire, affranchie mais séparée, se reconnaissant à son visage perpétuellement mobile ?
Trop souvent la sociologie des religions, absorbée par son objet, et comme hypnotisée par ces don quichotte des idéaux modernes, n’en retient que la force créatrice, la puissance d’inventivité, de la transgression des normes verticales à l’élaboration de nouvelles horizontalités qui porteraient la marque d’un processus d’individualisation du croire : artisan disposant les mosaïques à sa guise au libre jeu du « bricolage », le converti viendrait court-circuiter les autorités religieuses et manifester les vertus cardinales du croire en modernité, subjectivité, volontarisme, authenticité et nomadisme. Si l’image se voit confirmée par la plupart des témoignages et des récits de conversion, ces conceptions oublient pourtant l’essentiel : que de l’institution résiste à ces forçats du « Je », que de l’hétéronome, toujours, souffle sur les braises de son ancienne puissance. « L’exemple, écrit l’auteur, du processus de conversion au judaïsme nous montre que malgré l’autonomie revendiquée par les candidats, du pouvoir est à l’œuvre, de l’hétéronomie s’affirme. » (Tank, 2007. p. 20). S’il est un mérite au livre de Sébastien Tank, c’est d’abord celui-là, celui de redonner vie à ce face-à-face entre les individus et l’institution, celui d’en retracer les étapes et d’en présenter les tensions, souvent tragiques. Les individus s’y brûlent presque toujours les ailes ; les institutions, vulnérables elles aussi, apprennent à apprivoiser et à maîtriser ces chahuts imprévus, à réorienter « l’énergie croyante » qui s’y manifeste au service de leur propre conatus.
Écoutons en effet l’auteur présentant le cœur de l’ouvrage et ouvrant à ce renversement fécond, « l’intérêt presque exclusif porté jusqu’à une époque très récente par la sociologie des religions sur les processus d’individualisation du croire a conduit à l’effacement progressif de toute réflexion sur l’autorité religieuse et sur les processus de régulation institutionnelle pouvant perdurer ou se recomposer dans le paysage religieux contemporain. » (ibid, p. 19). Et de prolonger l’hypothèse de travail en ces termes,
« […] même en contexte de modernité avancée, pour assurer sa pérennité, tout groupe religieux doit mettre en place des dispositifs d’autorité et de pouvoir. Ce qui change avec l’émergence de l’individualisme et de l’affirmation croissante de l’autonomie individuelle, c’est que ces dispositifs deviennent problématiques et qu’ils sont appelés à se recomposer.[…] Il m’a dès lors semblé intéressant de saisir comment, dans la relation instaurée lors du processus de conversion, se nouait la relation d’autorité entre des candidats à la conversion qui arrivaient avec une demande identitaire et religieuse personnelle et subjective d’un côté, et des autorités religieuses, qui, de leur côté, entendaient aussi défendre et préserver une conception spécifique de cette identité.» (Tank, 2007, p. 21)
À l’heure où l’institution nous est bien souvent présentée comme déclinante, voire moribonde ; à l’heure où elle n’est plus qu’un fantôme conceptuel, l’ombre portée d’une vaste entreprise de dérégulation qui serait toujours plus patente ; à l’heure où les sociologues insistent chaque jour un peu plus sur les logiques dé-constructrices qui assaillent ses anciennes prétentions, la thèse de l’auteur apparaît bel et bien libératrice. Elle nous préserve en effet de nombreux sortilèges. D’abord en ce qu’elle permet de briser le modèle binaire, bien souvent décrit, entre d’un côté l’« offre » — autrement dit l’institution — et de l’autre, la « demande » — le candidat à la conversion —, où l’un des termes de l’équation finit invariablement par disputer la préséance à l’autre. Sébastien Tank nous met en garde contre cette pétrification du regard et nous appelle à dépasser les points aveugles de chacune de ces théories : pas de logique unilatéralement causale qui ferait découler la « demande » d’une offre déjà configurée en amont, pas de déterminisme moniste faisant dériver l’« offre » d’une « demande » dont elle ne ferait que reproduire sagement les variations, mais un mouvement dynamique, fait d’interactions et d’imbrications permanentes ; « penser la relation établie comme une relation d’identification réciproque » (op.cit., p.17), tel est alors l’enjeu. Si l’offre est largement façonnée par la demande, la demande est toujours, elle aussi, cousue dans l’interrelation avec l’offre. Il s’agira en effet d’« insister sur le double paradoxe voulant, d’une part, que les identités, pour aussi subjectives qu’elles soient, passent nécessairement par des processus normatifs de validation et d’objectivation et que, d’autre part, ces dispositifs normatifs de validation et d’objectivation des identités subjectives ― en d’autres mots ces structures d’autorité religieuse ― ne peuvent s’imposer, en contexte de modernité, qu’en intégrant pleinement l’affirmation croissante d’autonomie individuelle. » (op.cit., p. 27). Jeu à double entrée donc, les individus modernes cherchent auprès des institutions religieuses les ressources symboliques qu’une modernité désenchantée leur refuse, sans pour autant vouloir ployer sous les raideurs du dogme ; les autorités religieuses entendent bien quant à elle préserver leur continuité grâce à l’arsenal juridique hérité de la tradition, et prenant acte des métamorphoses contemporaines de la subjectivité, s’emploient à réaménager leurs mécanismes de contrainte pour en sauvegarder l’efficace. Si les institutions religieuses sont désormais pour partie à la remorque de la société civile, le livre de Sébastien Tank montre qu’elles ne cèdent pourtant pas sur l’essentiel, leur puissance d’imposition normative, leur force de Loi, et s’attèlent à la reconquête méthodique de leur autorité, qu’elle soit de nature « prescriptive » (Consistoire central de France) ou « négociée » (Seminario Rabinico Latinoamericano) [4].
L’analyse permet du même coup d’interroger les phénomènes de circulation au sein de l’univers religieux sans recourir aux classiques perspectives utilitaristes ou fonctionnalistes. Ne serait-il pas urgent en effet d’envisager l’institution «non pas comme un produit mis à disposition d’une demande, mais comme un cadre structurant et stabilisant de l’identité […] » (Tank, 2007, p. 19) ? Les candidats à la conversion ne choisissent pas entre différentes propositions selon la logique de la concurrence libérale ; ils ne tranchent pas, comme le feraient des consommateurs, entre différents biens de salut, pas plus que les institutions ne se définissent dans une relation de vendeur à client. Que l’on observe les mécanismes de régulation mis en place par le judaïsme orthodoxe, le judaïsme libéral, ou ceux établis par le judaïsme conservative (Massorti), on voit bien avec l’auteur que la religion en modernité n’est pas, ou pas seulement, un immense réservoir de symboles laissés à la libre disposition de chacun. Le phénomène de la conversion passé au crible de l’analyse semble bien plutôt dévoiler les limites de l’autonomie moderne. Les individus découvrent en effet ― douloureusement pour la plupart ― le gouffre entre leurs propres représentations, l’art expérimental qui est le leur au fil de leurs tâtonnements éclectiques, et la résistance de l’institution comme réalité granitique, inamovible dans ses prétentions à la définition d’un horizon collectif, et toujours seule détentrice du monopole de la contrainte légitime. Sébastien Tank renverse en effet la question traditionnellement posée ; il ne s’agit plus tant de comprendre pourquoi des individus se sentent suffisamment émancipés des cadres traditionnels pour franchir les frontières au gré des besoins et du for intérieur, mais de comprendre comment cet individu flottant, à la souplesse acrobatique, en vient à assumer une identité s’inscrivant dans la durée, identité strictement codifiée par une autorité religieuse. Les institutions transforment bel et bien, au terme du processus, « le croire “sauvage” des candidats à la conversion en un croire bien ordonné, conforme à leurs conceptions » (Tank, 2007, p. 21).
Poser la question de l’autorité, c’est dès lors s’interroger sur la question du consentement à cette autorité. Car là réside au fond le vrai mystère de la conversion « D’un registre de religiosité autonome, [les candidats] en viennent à accepter, dans des proportions variables selon les cas, de se placer dans un registre hétéronome. Et cette transformation est le résultat du travail de l’institution […] » (op.cit., p. 20). Si l’on comprend bien les étapes du processus, processus traversé par des heurts successifs, le pourquoi de cette subordination finale reste très largement opaque. S’agirait-il d’appuyer les thèses qui, de Marx à Bourdieu, ne considèrent le religieux qu’au prisme du fait de domination ? Si le thème de la servitude volontaire de La Boétie n’est pas sans faire écho à cette expérience, les deux grandes pistes proposées pour en rendre compte semblent ici infécondes. On se souvient que le philosophe évoque d’abord les « drogueries » habiles à conditionner les sujets et l’appareil de contrôle social qui les sert : rien de tel ici, dans la mesure où dans une société juive qui se garde de tout prosélytisme et impose au contraire bien des obstacles aux candidats téméraires, l’autorité de l’institution « se construit essentiellement en se dérobant aux demandes des candidats » (op.cit., p. 199). La seconde hypothèse de La Boétie repose sur l’idée d’une échelle de profits s’étendant du centre vers la périphérie, d’un « filet » de bénéfices, au travers lequel chacun trouverait dans sa participation à l’entreprise une satisfaction manifeste. Mais si le converti gagne bien à ce jeu là une place, il n’évolue pas en réalité dans un univers pyramidal, et ne se voit délégué aucun pouvoir. Gain symbolique alors ? « Fétiche de prestige » comme dirait Elias ? L’argument sonne creux, et particulièrement dans le cas d’une religion minoritaire, au destin souvent inconfortable. Sébastien Tank évoque pour sa part une « lutte pour la reconnaissance » (p. 193), mais la question demeure entière : pourquoi ce besoin d’en référer à l’institution, pourquoi cette intériorisation de la contrainte ? La reconnaissance ne pourrait-elle pas passer par des solidarités horizontales, comme la communauté ou le réseau ? Au regard des témoignages, il semblerait que le « sens auto-construit » (p. 176) des postulants ne parvienne guère, à leurs propres yeux, à authentifier la démarche, à crédibiliser le trajet. Même les conversions libérales, plus poreuses aux revendications modernes, semblent en retour frappées de discrédit, présentées comme des « conversions au rabais ». La vraie question est alors la suivante : « Comment théoriser une modernité, qui en même temps qu’elle produit de l’émancipation, fabrique de la discipline ?» (p. 232). Le livre de Sébastien Tank permet de penser que la légitimité de ces institutions religieuses ne doit pas s’analyser comme la survivance archaïque d’une autorité pré-moderne, mais se voit renforcée, bien au contraire, par l’individualisme moderne lui-même, selon le processus, désormais connu, d’une modernité produisant sans répit les conditions de sa propre réfutation. De l’autonomie renaît inlassablement l’hétéronome…
De ce paradoxe, de cette ruse de l’histoire, le converti serait une figure exemplaire. Symbole de la marge affirmant sa souveraine indépendance, problème brûlant pour les autorités orthodoxes qui aménagent pour le postulant un protocole bien établi mais le maintiennent tout au long du trajet dans un statut de quasi clandestin ; archétype de l’intrus, ressenti comme une éternelle menace pour la cohésion communautaire, le converti ne finit-il pas, paradoxalement, par devenir une figure clef pour l’institution, et presque, pourrait-on dire, une aubaine ? Le processus de conversion se joue en effet selon l’auteur à une plus vaste échelle, vient emboîter ses exigences dans un véritable jeu de marottes : la contrainte exercée sur les candidats à la conversion permet en effet de recadrer plus largement la communauté toute entière. Le fauteur de trouble, porteur d’un risque de désagrégation, devient ainsi la figure pivot à partir de laquelle vient s’éprouver la norme religieuse et la capacité renouvelée de l’institution à fédérer et à orienter ses fidèles. Là où croît le péril, disait Hölderlin, croît aussi ce qui sauve…
C’est plus largement cette thématique d’un danger inversé en promesse que le livre nous appelle aussi à interroger. On sait bien que la question des conversions est indissociable de la question de l’assimilation des Juifs dans la société et du phénomène toujours plus contemporain de la mixité. « Si aujourd’hui plus de gens frappent à la porte du judaïsme, c’est […] aussi parce que de plus en plus de juifs s’en écartent ou plus précisément, brouillent les cadres traditionnels de l’appartenance en transgressant la règle d’endogamie » (p. 12). On sait aussi à quel point la question des mixités a souvent été considérée comme une épine dans la chair de la communauté. Le projet de conversion, conversion par alliance ou conversion par filiation, se propose de résoudre la tension. Mais l’auteur constate qu’elle fait en réalité bien plus ; la conversion des femmes n’entraîne-t-elle pas, dans de nombreux cas, la re-judaïsation des hommes ? « Paradoxalement, le mariage mixte est donc pour ces hommes l’occasion de réévaluer leur propre rapport à l’identité juive et un biais pour s’inscrire, par l’intermédiaire de leurs épouses non juives, dans les dimensions collectives et normatives du judaïsme » (p. 184).
De manière indirecte, en amont de la conversion, la mixité serait ainsi l’occasion, dans la conscience des fragilités qu’elle induit, d’un surcroît de vigilance, d’une persévérance affermie, d’un souci de transmission bousculé, et du même coup, ranimé. Certes, force est de constater, sans angélisme, que « l’hétérogénéité culturelle et religieuse est vécue comme problématique » (p. 101). De fait, qui peut nier, sauf à communier dans le fantasme intégriste d’une fusion/liquidation de toutes les cultures, que la mixité constitue pour une minorité un véritable risque, une difficulté bien réelle ? S’agit-il pour autant de plaider pour des sociétés figées dans une identité close, lancées sur des orbites à jamais distinctes ? Le cas des conversions analysées par l’auteur complexifie brillamment le débat dans la mesure où la « transgression » même apparaît créatrice d’une nouvelle demande d’ordre, où l’interruption devient le ferment d’une continuité ravivée.
Au terme du parcours, passionnant et mené avec une belle souplesse d’analyse qui met bien en évidence le caractère tout à la fois révolutionnaire et conservateur de ces trajets d’identification, la situation de ces candidats à la conversion ne consonne-t-elle pas étrangement avec la condition des Juifs modernes, ces Juifs en rupture avec la tradition ? De la vacance du sens et du malaise dans la filiation à la nécessaire réinvention de la tradition [5], toujours fragile et maladroite ; de l’expérience du « chuchotement » (Walzer) à la situation de l’allogène qui en sait bientôt plus que les autochtones (Tank, 2007, p. 178) et qui n’est pas sans rappeler les analyses d’Isaiah Berlin sur ce Juif étranger, à la porte de la Cité et devenant pourtant le « spécialiste de la tribu » [6], l’expérience des convertis n’apparaît-elle pas comme une formidable réplique de la condition juive moderne ? Ne lui ouvre-t-elle pas du même coup, avec l’intrépidité des irréguliers, les portes de son propre passé ? Ces solitaires, assoiffés de mémoire et de légitimité, ne deviennent-ils pas les inattendus ― et derniers ? ― gardiens du Temple ?
Sébastien Tank-Storper, Juifs d’élection. Se convertir au judaïsme, Cnrs Éditions, Paris, 2007.