Parmi les différents espaces permettant la pratique sportive, l’environnement naturel est devenu le lieu le plus fréquenté (Lefèvre et Thiery 2010). Les sports de nature ont ainsi connu ces dernières années un important développement, à la fois quantitatif et qualitatif (Truchot 2002, Bouffin, Foirien et Richard 2008), qui s’est traduit par une diffusion sur l’ensemble du territoire (Mao et Bourdeau 2008). Longtemps considérées comme marginales, les activités sportives de nature ont connu une institutionnalisation et, pour certaines d’entre elles, un développement touristique. L’évolution des sports de nature conduit à une série de transformations. Les sites naturels servant de support aux sports de nature ont évolué en se complexifiant, notamment en produisant des interactions entre des acteurs aux intérêts divergents (Mounet 2007a) : fédérations sportives, prestataires sportifs ou touristiques, aménageurs, collectivités territoriales, protecteurs de l’environnement, agriculteurs… La liste de ces acteurs devant coexister est longue et spécifique à chaque contexte d’action. La loi sur le sport de 2000 a participé à une certaine institutionnalisation des sports de nature, clarifiant leur organisation sur le territoire par la mise en place des Commissions Départementales des Espaces, Sites et Itinéraires (CDESI) au sein des Conseils généraux. Dix ans plus tard, l’instauration de ces CDESI se révèle assez disparate au sein du territoire français, avec des initiatives très poussées, mais aussi parfois des démarrages poussifs. Par ailleurs, si la pratique sportive se réalise souvent en dehors des institutions classiques (Leblanc 1992, Chifflet 2005), cette tendance se vérifie tout particulièrement dans le cadre des activités sportives de nature. En s’insérant massivement dans la nature, ces activités posent une double question : comment sont gérés les sports de nature et quelle est la place accordée à ces activités dans la gestion des espaces naturels ?
Cet article porte sur l’insertion des sports de nature dans les espaces protégés et sur la régulation de ces activités sportives par les gestionnaires d’espaces naturels. Il repose sur une étude de cas réalisée dans les Alpes, sur le site du col du Coq et de la Dent de Crolles dans le massif de Chartreuse (France). L’étude conduite est de type monographique et a fait l’objet d’un contrat de recherche avec le Parc naturel régional de Chartreuse [1] (PNRC). L’objectif de cette recherche est double. D’une part, il s’agit de comprendre le rôle des gestionnaires d’espace protégé et les effets de leurs actions sur le développement des activités sportives de nature. D’autre part, il faut appréhender la manière dont les différents individus concernés par un même espace interagissent, se coordonnent, coopèrent ou entrent en conflit. Il s’agit d’investiguer les relations qui s’établissent pour créer un « vivre ensemble » spécifique et localisé. Cette étude apporte donc un éclairage à la fois sur la gestion intentionnelle et sur la gestion effective d’un site (Mermet 1994), c’est-à-dire le rôle et l’action des gestionnaires attitrés d’une part et les interactions entre l’ensemble des parties prenantes du site d’autre part [2].
Les sports de nature : un phénomène hybride et une concertation émergente.
Malgré d’importantes différences entre les disciplines, l’un des points de convergence de l’ensemble de ces activités sportives se manifeste par l’incursion nécessaire qu’elles font dans la nature. Or, aucun consensus n’existe autour de la catégorie « sports de nature » et encore moins sur la définition de la nature, qui ne va pas de soi. En s’insérant massivement dans la nature, ces activités sont plongées au cœur de controverses liées à l’environnement, à l’aménagement, à l’économie… L’un des points de discorde concerne notamment l’impact environnemental de ces activités :
différemment perçue par les acteurs concernés, confrontée à une connaissance imparfaite du double point de vue de l’écologie et des sports de nature, confondue souvent avec des conflits d’usage, l’évaluation de l’impact environnemental des sports de nature conduit à une incertitude scientifique et renvoie donc fondamentalement aux intérêts et aux valeurs de chacun des protagonistes en présence. (Mounet 2007a, p. 164)
Les controverses qui se déroulent sur ce type d’espace présentent des ramifications complexes, où s’entremêlent l’environnement, le sport et le tourisme. À l’instar de Latour (1991), il semble essentiel de reconsidérer la question de l’artificielle dichotomie entre culture et nature. C’est dans cette perspective théorique que s’inscrit cette contribution, puisque les sports de nature sont véritablement hybrides au sens où ils ne relèvent ni purement du social, ni du naturel. En réalité, leur développement produit des interactions multiples et leur organisation relève davantage de collectifs dont la composition demeure à être étudiée. La question de l’organisation des sites se pose donc avec acuité puisque les sportifs ne sont pas les seuls à investir une nature « ordinaire » ou « emblématique » (Mougenot 2003). Si la question centrale est bien celle de l’organisation d’un site, l’approche mobilisée n’est pas simplement celle de l’action collective (Friedberg 1993), puisque « cette approche théorique se focalise sur un ordre local relié à un unique problème alors que les sports de nature ne sont pas réductibles à cela en ce qui concerne leur gestion » (Perrin-Malterre et Mounet 2009). La théorie de l’acteur-réseau (ANT) (Latour 2006) est une alternative intéressante pour penser l’organisation des sports de nature en offrant une vision panoramique du fonctionnement des sites (Mounet, Perrin-Malterre et Rech 2012). L’ANT repose notamment sur une vision élargie du social incluant les entités non humaines, qui sont souvent au cœur des problèmes de gestion des sports de nature. Par ailleurs, l’ANT propose une analyse dynamique du social en se focalisant sur les changements, les innovations, et la manière dont ces évolutions se structurent en réseaux socio-techniques. Or ce processus d’innovation technique est inhérent aux sports de nature (apparition de nouveaux engins, de nouvelles pratiques, découverte technologique transformant l’activité, etc.). La question de l’évolution permanente des sports de nature est au centre des problèmes de gestion que posent ces activités, car l’équilibre qui peut être trouvé en terme de régulation des pratiques par les gestionnaires est régulièrement mis à mal par ces innovations. Enfin, une extension de l’ANT a été proposée par les réflexions de Callon, Lascoumes et Barthe (2001) sur les controverses. Ils expliquent notamment que
parce qu’elles mettent en forme un triple inventaire, celui des acteurs, des problèmes et des solutions, les controverses constituent un très efficace dispositif d’exploration des états du monde possibles lorsque, du fait des incertitudes, ceux-ci ne sont pas connus. (Callon, Lascoumes et Barthe 2001, p. 55)
Les incertitudes qui pèsent sur les activités sportives de nature (en termes d’impact sur l’environnement, par exemple) et les controverses liées notamment à l’aménagement des espaces de pratique renvoient également à ces réflexions théoriques.
La concertation est devenue, ces dernières années, le maître mot des politiques environnementales (Beuret et Cadoret 2010). Cette évolution de l’action publique se manifeste par un changement d’esprit de la démocratie (Blondiaux 2008), en accordant une nouvelle place à la participation citoyenne face à la représentation. Beuret définit ainsi la gestion concertée :
comme un processus dans lequel des acteurs s’engagent afin de gérer ensemble un ou des biens, espaces ou territoires qui leur sont communs ou d’influencer des actes et décisions déterminantes pour l’avenir de ces biens communs. (2006, p. 73)
En développant des controverses environnementales spécifiques, les sports de nature n’ont pas échappé à ce développement de la concertation (Mounet 2007b). Les CDESI en sont un exemple au niveau départemental. À une échelle plus locale, les initiatives sont nombreuses et variées pour tenter de concilier les usages sans user d’arbitrage autoritaire. Toutefois, des modes de gestion autoritaire subsistent et induisent d’importants conflits, notamment dans certains espaces protégés (Paget et Mounet 2009). L’étude empirique de ce phénomène demande à être systématisée, en interrogeant l’inévitable tension entre développement des activités sportives et préservation de l’environnement.
Des pratiques variées et une superposition des modes de gestion.
Le terrain d’étude a été le site du col du Coq et de la Dent de Crolles dans le massif de la Chartreuse (Carte 1). Il se situe à environ une demi-heure de voiture de Grenoble et de Chambéry. Compte tenu de notre problématique, le site présente un double intérêt. D’une part, le maillage territorial apparaît complexe avec un découpage administratif (et foncier) impliquant différentes collectivités territoriales (Parc naturel, Conseil général de l’Isère, différentes communes…) et une superposition des modes de gestion concernant les espaces protégés avec la présence du Parc naturel régional de Chartreuse, la Réserve naturelle des Hauts de Chartreuse, l’Espace Naturel Sensible de Pravouta (ENS). D’autre part, l’offre sportive se révèle particulièrement large, autant pour les pratiques estivales qu’hivernales. Les pratiques sportives sont variées et représentent des niveaux d’engagement et de technicité différents (Tableau 1). Par ailleurs, l’organisation de cette offre est elle-même éclatée, puisqu’il peut s’agir de pratique intégrant une offre commerciale, associative, de service public ou se développer de manière autonome.
Avant d’entrer plus avant dans cette étude de cas, il semble nécessaire de présenter le rôle formel de certains acteurs et notamment des gestionnaires d’espace protégé. En effet, la gestion intentionnelle du site est complexe et mérite d’être précisée.
Le massif de la Chartreuse a été classé Parc Naturel Régional par décret par le ministère de l’Environnement en 1995. Il fonctionne sous la forme d’un syndicat mixte et regroupe soixante communes. Le PNRC se situe à la proximité de plusieurs villes (Grenoble et Chambéry) et la problématique du tourisme, mais aussi des loisirs de proximité, apparait prégnante. Ainsi, le bilan de la première charte en 2006 soulevait le problème en ces termes :
Le territoire est très fréquenté par une clientèle de proximité, génératrice de coûts d’entretien pour les collectivités et de conflits entre les pratiques sportives et les fonctions économiques (agriculture, sylviculture) et résidentielles (habitat permanent) de la Chartreuse. (PNRC 2006, p. 47).
Le Parc dispose d’un chargé de mission « tourisme » et d’un chargé de mission « sports de nature », dont la tâche est notamment de gérer les différentes activités sportives, de les promouvoir et de concilier les différents usages.
Une partie du site a été classée en Réserve naturelle en 1997. Celle-ci est gérée par le PNRC depuis 2001. La Réserve Naturelle des Hauts de Chartreuse (RNHC) est un espace protégé à prérogatives fortes qui a pour mission la préservation de la faune, de la flore et du paysage en gérant les différentes activités du territoire pour les rendre compatibles avec les enjeux environnementaux. Son plan de gestion fait un bilan de l’ensemble des enjeux du site (environnementaux, sociaux…) et définit des objectifs sur cinq ans.
Le Conseil général de l’Isère joue également un rôle important sur le site, à la fois pour la gestion de l’espace et des diverses activités (sportives, touristiques, pastorales…). En effet, le Conseil général a racheté une partie du site en 2004 et l’a classé en Espace Naturel Sensible (ENS). L’ENS fait l’objet d’un plan de gestion qui prévoit les différentes actions à mener (aménagements, plan de préservation…) et différentes zones sont définies en fonction des enjeux environnementaux. Par ailleurs, un dernier gestionnaire est présent puisque l’Office National des Forêts (ONF) est chargé de gérer une petite forêt domaniale. Dans ce cadre, différentes missions lui sont dévolues comme la surveillance, la coupe et la vente de bois, mais aussi l’accueil du public.
C’est cette imbrication de différents gestionnaires qui paraît pertinente à étudier pour comprendre d’une part les différents modes de gestion, puisque des acteurs à prérogatives fortes ou faibles [3] se côtoient, et d’autre part la place qui est accordée aux pratiques sportives et touristiques en fonction non seulement du type d’espace, mais aussi du type de gestion mis en œuvre.
Éléments méthodologiques.
Une pré-enquête a été nécessaire pour déterminer une première liste d’acteurs. Elle a consisté en une rencontre avec un technicien en charge des sports de nature au sein du Parc naturel régional de Chartreuse. D’autres acteurs se sont toutefois révélés pertinents au cours de l’enquête. Le matériau empirique récolté repose sur vingt-cinq entretiens semi-directifs, réalisés de février à juillet 2008. Les acteurs ont été interrogés à leur domicile ou sur leur lieu de travail, et la durée des entretiens a été variable (de cinquante minutes à une heure et demie). Les acteurs sont des porte-parole d’une organisation (ou d’une administration), des acteurs indépendants ou des élus. Nous avons privilégié les acteurs qui structurent le contexte d’action de manière directe ou indirecte. Nous avons rencontré les gestionnaires d’espace (6), les élus à l’échelle communale et intercommunale (5), les Offices de tourisme (2), un hébergeur, les prestataires sportifs (5), les associations de sport et de loisir (4), une association de protection de l’environnement et un agriculteur. Différents thèmes étaient abordés lors des entretiens : l’usage du lieu, l’histoire du site, l’aménagement de l’espace, les rapports aux autres pratiques, les rapports aux autres acteurs (et aux actants), leur représentation de la gestion du site, les changements perceptibles sur le site, le degré d’organisation entre les acteurs et l’action collective. Les entretiens ont été retranscrits dans leur intégralité et une analyse thématique de contenu a été opérée.
Par ailleurs, de nombreuses sources écrites ont également été analysées : conventions entre acteurs, baux, relevés cadastraux, brochures touristiques, données cartographiques, plans de gestion, arrêtés, comptes-rendus de réunions, etc. Tous ces éléments sont autant de traces du social permettant de reconstruire les associations d’acteurs (Latour 2006).
La gestion de l’ENS, entre concertation et exclusion.
La transformation de la nature ordinaire en nature « remarquable » est souvent source de tensions, de négociations et de jeux d’acteurs (Blot et Milian 2004). L’instauration de l’ENS de Pravouta sur le site du col du Coq n’échappe pas à la règle et le processus de classement a exacerbé les tensions. En effet, les acteurs ont été très partagés entre l’idée de favoriser le développement touristique, en relançant une petite station de ski à l’abandon depuis 1995, et la volonté de préserver un site en l’intégrant à la politique départementale de gestion des espaces naturels sensibles. Alors que chaque acteur a défendu ses intérêts, l’instauration de l’ENS ne s’est pas faite de manière autoritaire et soudaine, mais a fait l’objet d’une concertation et d’un comité de pilotage. Ce comité de pilotage était composé des acteurs du site, des institutions et des gestionnaires déjà présents. Cependant, l’enquête révèle qu’une partie des acteurs du site a été en partie « oubliée » dans ces réunions. En effet, alors même que l’offre sportive (hivernale ou estivale) est particulièrement étoffée, les acteurs « sportifs » n’ont pas été conviés ni aux réunions du comité de pilotage, ni par la suite au comité de site. Aucun prestataire d’activité sportive et aucune fédération sportive ne figurent dans cette liste. Dans cette situation, on peut avancer que la concertation produit parfois non seulement de l’évitement (Fortier 2007), mais aussi de l’exclusion. Au sujet de la concertation, les acteurs tenaient le même discours : « pas plus que ça » (Accompagnateur), « on ne nous a pas informés » (Moniteur de parapente), « on n’a jamais été sollicités » (Guide de haute montagne). Il y a donc eu une concertation autour des acteurs non sportifs qui a donné lieu à un débat permettant l’expression de points de vue contradictoires, mais cette concertation ne fut que partielle puisque les prestataires et les associations sportives n’ont pas été conviés aux réunions. En réalité, on observe une double situation avec d’un côté une négociation autour des activités cynégétiques et de l’autre, une gestion autoritaire qui exacerbe un conflit.
La première des activités à être concernée par l’Espace Naturel Sensible est la chasse. En effet, le plan de gestion de l’ENS est particulièrement orienté sur la protection du Tétras-lyre, un galliforme dont la population est globalement en baisse sur l’ensemble des Préalpes (ONCFS 2010). Or, cette espèce est également un gibier [4] chassé depuis des années sur le site du col du Coq. La première source de conflit a concerné l’usage même du lieu, compte-tenu de sa forte fréquentation et de la difficulté à concilier une activité de chasse avec d’autres activités sportives. Alors que le Conseil général n’approuvait pas l’activité de la chasse dans un Espace Naturel Sensible, il a été contraint de négocier et d’accepter l’activité. L’établissement d’un bail entre le Conseil général et l’association de chasse a formalisé le contexte d’action (Friedberg 1993), en précisant notamment les dates et les horaires de chasse. Mais cet accord entre les deux acteurs n’est pas partagé par tous les gestionnaires et il traduit davantage une situation de coopération conflictuelle entre des acteurs aux projets antagonistes :
ce bail il n’a pas réglé tous les conflits d’usage. Sur un site comme la Dent de Crolles, il faut être sérieux, il n’y a pas possibilité même en semaine de faire une battue le long d’un chemin où il y a des dizaines, des centaines de personnes qui montent, même en semaine. […] Surtout qu’il y a moyen d’organiser la chasse autrement tout en chassant les mêmes espèces. (Réserve)
Le second problème posé par l’activité cynégétique a été la question des espèces chassées, objet d’âpres négociations entre les différents acteurs. En acceptant de ne plus chasser le Tétras-lyre, les chasseurs ont obtenu en compensation l’autorisation de chasser le lièvre sur une partie de l’ENS. L’association de chasse a joué au mieux son jeu dans ce contexte d’action, puisqu’elle conserve son droit de chasse alors qu’un espace protégé s’est créé, obligeant le gestionnaire à négocier et effectuer des concessions.
Un second exemple peut illustrer le mode de gestion au sein de l’ENS, autour des activités sportives hivernales que sont la raquette à neige et le ski de randonnée. Parmi les différents enjeux environnementaux du site qui ont motivé la création de l’ENS, la protection du Tétras-lyre est une priorité des gestionnaires. Particulièrement vulnérable en hiver et durant sa période de reproduction, jusqu’au début de l’été, au moins, cette espèce est fortement perturbée par les activités humaines. Le dérangement hivernal occasionné par les randonneurs, les skieurs ou les raquettistes affaiblit le Tétras-lyre par une dépense énergétique considérable et le dérangement printanier empêche sa bonne reproduction. La survie de l’espèce est donc directement menacée. Comme l’explique le gestionnaire du site,
il se trouve que comme ça a été acheté avec les ENS, on est quand même obligé de s’occuper du Tétras, on peut pas faire pire que ce qui était avant puisqu’on a quand même une vocation de préservation. (Service environnement du Conseil général)
D’importants moyens sont dégagés et mis au service de la protection du Tétras-lyre. Les guides nature ont pour mission de sensibiliser le public à cette espèce et de prévenir des effets néfastes de la divagation des randonneurs. Outre la sensibilisation, d’autres moyens sont employés par les gestionnaires pour préserver l’espèce. Par exemple, des jalons et un fil délimitent un secteur sous un sommet fortement fréquenté, dans le but de canaliser les flux humains durant la période hivernale. Cette zone de mise en défens a pour objectif de permettre le maintien de la population de Tétras-lyre sur le site mais en contrepartie, ne permet plus d’accéder à ce sommet, qui est un parcours de raquette et de ski de randonnée. Comme souvent, ce non-humain qu’est le Tétras-lyre fait débat et les aménagements qui l’accompagnent sont diversement appréciés. Ces prises de position révèlent des sensibilités différentes à la nature et des références à des éthiques environnementales distinctes (Larrère 1997). Elles mettent aussi en exergue les différentes évaluations que les acteurs font de la gestion du site, notamment quand une même action d’aménagement est perçue comme « concertée » pour les uns, et « autoritaire » pour les autres [5].
Certains accompagnateurs en montagne se plaignent du peu de concertation et du manque d’informations dans la mise en place de la zone de mise en défens.
Je vois comme l’an dernier j’y suis monté en raquette […] quand tu n’es pas informé de ça et que tu arrives avec des clients… […]. C’est vrai que… manque d’information… on pourrait être informé au moins. (Accompagnateur)
Ce n’est donc pas l’interdiction en soi qui est contestée, mais davantage la manière dont cette interdiction est imposée, sans qu’un dialogue ne s’établisse. Malgré une volonté de conciliation de la part du gestionnaire, le caractère autoritaire de certaines mesures est justifié comme relevant d’une construction du bien commun :
si on va tous dans ce sens-là il n’y aura jamais plus d’espèces sauvages nulle part… […] Nous c’est notre rôle de fonction publique d’essayer de sauver l’intérêt général et ça va toujours contre les intérêts particuliers, ça on est bien conscient. (Service environnement du Conseil général)
Or, c’est précisément l’imposition aux acteurs de certaines mesures de protection qui génère des conflits. En tant que propriétaire foncier, les gestionnaires de l’ENS ont une capacité à contraindre les acteurs en imposant certaines décisions. L’exclusion des acteurs sportifs n’est cependant pas une stratégie délibérée de la part des gestionnaires. Ces derniers conçoivent davantage les activités sportives comme une contrainte supplémentaire dans la gestion de l’environnement. Les activités sportives demeurent en quelque sorte illégitimes et sont exclues du collectif.
Une mise en réseau singulière dans la Réserve de Chartreuse.
La Réserve naturelle dispose de moyens matériels et humains très faibles en rapport à la superficie de son territoire. Dans un tel contexte, on pourrait aisément croire que la gestion de cet espace protégé se concentre sur les enjeux environnementaux au sens strict, délaissant les activités sportives de nature en se contentant de les réglementer. Il n’en est rien et les sports de nature font l’objet non seulement d’une forte réflexion, mais aussi d’une véritable concertation puisque les acteurs du sport participent, plus ou moins régulièrement, à cette dynamique. Chaque activité sportive fait l’objet d’un suivi et des groupes de travail ont été instaurés pour discuter des enjeux en fonction des activités et des priorités. Aucune activité sportive n’a été omise de la gestion de l’espace et chacune fait l’objet d’un suivi spécifique. Des commissions ont été établies et impliquent les différents acteurs (sportifs, environnementalistes, politiques…). Si des restrictions sont établies pour certaines activités, elles n’engendrent pas de réaction conflictuelle de la part des acteurs. Le travail de concertation mené par les gestionnaires de la Réserve implique davantage les acteurs qui comprennent ainsi mieux les enjeux. Plusieurs cas de figure se présentent, qui renvoient à une négociation entre acteurs pour entrer dans un jeu à somme positive :
– Un partage de l’espace : l’escalade a ainsi un espace délimité, mais suffisamment vaste pour convenir aux acteurs. Sa délimitation s’est faite dans la concertation et les acteurs sportifs (tout du moins les porte-parole) acceptent la situation.
– Un échange d’espaces de pratique : le vol libre a un ancrage historique et touristique tel que la Réserve naturelle ne peut que négocier avec les acteurs de cette activité [6]. Ainsi, l’autorisation de pratique du parapente sur la Dent de Crolles (et sur pratiquement l’ensemble de la Réserve) est « échangée » contre une interdiction de survol d’un autre site, où un impact sur la nidification de l’aigle royal est probable.
– Un échange d’informations scientifiques : c’est le cas des acteurs de la spéléologie qui renseignent les gestionnaires de la Réserve naturelle sur l’évolution de certaines espèces.
– Une entente sur l’aménagement de la montagne : c’est notamment le cas du balisage minimaliste qui satisfait les professionnels de la randonnée, en leur permettant de faire découvrir des espaces peu fréquentés à leurs clients.
Un projet partagé semble émerger autour de la gestion des activités sportives dans la Réserve naturelle. Afin de décrire la mise en réseau (Latour 2006) qu’opère le gestionnaire, nous pouvons nous focaliser sur l’action menée dans le cadre de la gestion de l’activité escalade. Tout d’abord, un travail de recensement des acteurs locaux a été effectué afin d’identifier les futurs partenaires. Il leur a été proposé de s’impliquer dans la gestion du site par le biais d’un groupe de travail. Ce groupe est composé d’associations sportives locales, de prestataires d’activité, d’associations de protection de l’environnement. Il dépasse le simple cadre des porte-parole puisque des grimpeurs spécialistes du massif ont également été impliqués. La seconde étape a consisté à mobiliser les sportifs pour recenser les voies :
les grimpeurs ont fait le travail de réunir eux leurs données escalade […], nous on n’avait pas toutes ces données-là. Donc d’une part lister les voies, on se dit toujours c’est simple, mais entre les anciennes voies, les voies modernes, les voies récentes, les voies plus utilisées, il y avait tous les cas de figure. (Réserve naturelle)
La deuxième étape a consisté à croiser les données relevant de l’activité « escalade » avec les données « environnementales » connues par les gestionnaires de la Réserve. Ce croisement a permis d’établir une connaissance des interactions entre des secteurs de pratique et des zones présentant des enjeux faunistiques ou floristiques. L’ensemble des acteurs a été d’accord pour créer trois types de zones formalisés dans un premier temps par un document : des zones de veille (autorisation de l’escalade et échange d’informations), des zones à limitation saisonnière (interdiction de l’escalade du 1er février au 31 août) et des zones de protection intégrale (interdiction de l’escalade et de l’équipement). Ces différentes zones ont permis de constituer un plan de circulation spécifique à l’escalade dans la Réserve. Le club d’escalade local explique ainsi que « pour ce qui est du col du Coq, maintenant il y a une Réserve naturelle qui a été créée […] parce que chaque fois qu’on veut équiper sur la Chartreuse il faut se mettre d’accord avec eux » (Club d’escalade). Mais cette obligation n’est pas vécue comme une contrainte (ou un mode de gestion autoritaire) et la démarche de concertation a fait converger les acteurs :
ils ont accepté l’idée aussi que c’était pas… que l’activité escalade présentait des limites et qu’on n’allait pas tout équiper, qu’on allait partager l’espace, c’est-à-dire que toutes les falaises n’étaient pas dédiées à l’escalade. Donc ça c’était assez novateur. (Réserve naturelle)
La dernière démarche a été de proposer une convention qui convienne à tous les acteurs entérinant les propositions du groupe de travail. Ce document signé par tous les acteurs formalise la réglementation de l’activité et participe à une certaine stabilisation du contexte d’action :
il y a une pratique qui se fait dans la Réserve et tout n’est pas autorisé dans la Réserve, notamment l’équipement des voies, il y a un plan d’équipement. Donc là on a participé au départ, il y a eu quelques réunions de manière à pouvoir cadrer et structurer la chose […] et voilà une fois que c’est fait il n’y a pas… il n’y a pas besoin de revenir dessus. (Guide de haute montagne)
Cette démarche a été la même, avec quelques variantes, pour les autres activités sportives. Au lieu d’user de ses prérogatives, le gestionnaire intègre les acteurs sportifs au réseau et évite d’entrer dans une spirale conflictuelle. Il y a bien un collectif qui se crée avec un projet partagé autour de la gestion des activités sportives dans la Réserve. En effet, les différents acteurs sportifs sont pleinement intégrés au réseau et les attachements débouchent sur des conventions. Le travail de concertation mené par le gestionnaire de la Réserve se rapproche d’une forme de traduction au sens de Callon (1986). Cela se traduit par un partage de l’espace, des échanges d’informations ou une entente sur les aménagements à réaliser.
Cependant, l’équilibre du collectif est fragile. Par exemple, l’irruption d’un simple topoguide de randonnée pédestre peut remettre en cause la stabilité du social. L’ouvrage décrit des itinéraires vertigineux mais accessibles à un public important sur de nombreuses sentes de la Réserve naturelle. Les randonnées décrites dans le topoguide remettent en cause certains accords. Par exemple, ces randonnées se déroulent parfois dans des zones interdites à la pratique de l’escalade. Ainsi, le plan de circulation de l’escalade risque d’être à nouveau en débat puisque là où l’escalade est interdite, des randonneurs s’y promènent maintenant par le biais du nouveau topo. L’intrusion de ce non-humain, collectant à son tour une foule de randonneurs peu au fait des réglementations de la Réserve, provoque une déstabilisation du monde commun que les acteurs avaient patiemment construit.
Des modes de gestion antagonistes des sports de nature.
Le dessein de cette étude de cas n’est pas d’opposer dos à dos un modèle vertueux de gestion (celui de la concertation) et un modèle problématique (celui de la gestion autoritaire). Il ne s’agit en aucun cas de donner une dimension normative à ces résultats, mais de présenter un cas empirique mettant en évidence différents modèles de gestion du sport et de la nature. La gestion intentionnelle (Mermet 1994) du site étudié est assez complexe puisqu’il s’agit non pas d’un seul gestionnaire, mais d’une superposition de modes de gestion. Les objectifs environnementaux ne sont donc pas toujours les mêmes et les modes de gestion diffèrent. À cela s’ajoute une inversion entre les prérogatives des acteurs et les modes de gouvernance utilisés. Il est ainsi possible de récapituler à la fois le type de gestion censé s’appliquer en fonction des prérogatives de chacun, et la réalité de la gestion telle qu’elle se pratique (tableau 2).
Le rôle du gestionnaire de la Réserve est bien celui d’un médiateur « fort » (Mounet 2007b), au sens où celui-ci dispose d’un important pouvoir réglementaire. Cependant, il préfère mettre en réseau les différents acteurs et entrer dans un processus participatif assurant un jeu à somme positive, plutôt que d’user de ce pouvoir. Par une série de médiations, il consolide le collectif en le formalisant par des plans de circulation, des cartes définissant les zones de pratiques ou par des conventions. Cette formalisation ne peut totalement empêcher les acteurs de jouer avec les règles (Friedberg 1993), mais leur implication initiale dans la régulation (par la concertation) est, semble-t-il, un moyen de limiter cet effet. En revanche, d’autres éléments (humains et/ou non-humains) peuvent remettre en cause de l’extérieur ce monde commun en élaboration.
Le rôle du gestionnaire de l’ENS s’apparente a priori à celui d’un médiateur faible. Or, en impliquant d’autres acteurs comme l’ONF (qui peut intervenir en matière de police de l’environnement), il parvient à imposer certaines réglementations en s’inscrivant dans une gestion purement environnementale, où l’accueil du public apparaît au second plan alors même qu’il est l’un des objectifs des ENS. On peut qualifier de gestion « naturaliste » ce mode de gouvernement de la nature, au sens où il reflète le dualisme du naturalisme (Descola 2005) qui sépare en deux mondes autonomes le social et la nature. La gestion de l’environnement est en effet considérée comme distincte de la gestion des humains (ou tout du moins de certains humains). Les sports de nature viennent bousculer cette dichotomie en s’introduisant dans la nature gérée et sont donc perçus en termes de problèmes. Cette gestion naturaliste repose aussi sur une conception a priori de l’intérêt général, qui est détenu par les gestionnaires (et non pas co-construite avec les acteurs). Comme le soulignent Lascoumes et Le Bourhis,
autant l’action publique classique suppose une conception préalable de “l’intérêt général”, autant l’action procédurale se propose de construire par étapes “un bien commun” localisé, assurant la cohérence et la légitimité des décisions. (1998, p. 40)
Dans notre cas, la volonté de participer à l’intérêt général se fait sans prise en compte des acteurs et rend donc la décision non seulement illégitime, mais surtout difficilement applicable sur le terrain puisque son utilité n’est pas comprise.
L’ONF a également un rôle important dans la gestion du site. D’une part, il est impliqué par l’ENS pour effectuer des tournées de surveillance et ainsi veiller à l’application des réglementations sur le site. En mobilisant cet acteur, l’ENS parvient ainsi à transformer ses prérogatives pour exploiter celles plus contraignantes des agents de l’ONF (qui disposent de prérogatives importantes pour contraindre les comportements). D’autre part, l’ONF a la particularité sur le site d’être très impliqué dans la gestion des activités de loisir. Cet aspect renvoie davantage à des sensibilités personnelles des agents et gestionnaires de l’ONF, qui montrent une véritable connaissance des activités sportives et intègrent la gestion de ces dernières dans leurs missions. On peut qualifier leur intervention de gestion volontariste au sens où leurs missions d’accueil, de surveillance et de gestion des activités de loisir sont placées au cœur de leur action, ce qui n’est pas le cas sur d’autres sites.
Enfin, l’action du PNRC sur le site renvoie davantage à un mode de gestion « déléguée » du site. La gestion environnementale est largement déléguée aux autres acteurs déjà présents sur le site, plus spécialisés et disposant de moyens dédiés spécifiquement à la gestion du site. Concernant la gestion des sports de nature, le PNRC œuvre pour une concertation des acteurs et tente de structurer les professionnels du secteur par une mise en réseau. Cependant, la démarche est pour l’instant embryonnaire puisque les changements de technicien au sein de la structure et des arbitrages politiques complexes n’ont pas permis à cette structure de pleinement jouer son rôle.
Vers une gestion hybride et symétrique des sports de nature ?
Cette étude montre la complexité de la gestion des sports de nature sur un site. Elle met en évidence la diversité des acteurs amenés à gérer ces activités, en pointant les différents styles de gestion qui peuvent exister. Cette étude de cas a le mérite de montrer la complexité de la gestion intentionnelle (Mermet 1994) et tente de qualifier les modes de gestion de la nature et des activités de loisir qui utilisent l’environnent comme support. Les résultats montrent qu’il n’est pas possible d’associer de manière systématique un type d’espace protégé à une forme de gestion. En effet, lorsque l’on se penche sur les rapports entre les espaces protégés et leurs modes de gestion, l’échelle pertinente semble être davantage celle de l’acteur plus que celle de l’espace concerné (ou du type de structure). En termes d’action concrète de gestion, chaque acteur agit et gère l’espace dont il a la charge de manière spécifique (en fonction de son éthique environnementale, de sa génération, de sa formation…). Il semble peu pertinent d’établir un modèle qui établirait des corrélations entre des espaces protégés et des styles de gestion, puisque chaque étude de cas viendrait déconstruire cette catégorisation. L’entrée par les actions individuelles, plus que par les organisations, est par ailleurs plus pertinente et cohérente du point de vue de l’acteur-réseau. En effet, cette théorie se fonde sur le refus de regroupements a priori. On constate ici que même les regroupements les plus évidents et les plus structurés sont actuellement débordés et traversés par le réseau qui relie des actants — humains et non humains — sans tenir réellement compte des frontières et des formalisations organisationnelles.
La question de la gestion effective (Mermet 1994) est, elle aussi, très complexe car elle renvoie aux interactions entre tous les acteurs présents sur un site. Or, la gestion des sports de nature est particulièrement ardue, car elle se heurte au problème des porte-parole. L’identification des bons porte-parole n’est pas toujours aisée pour les gestionnaires. C’est donc une source de frustration à la fois pour les acteurs écartés des débats comme pour les gestionnaires eux-mêmes, qui parviennent difficilement à trouver les interlocuteurs ou sont confrontés à des porte-parole parfois très revendicatifs, mais peu représentatifs. Cette question de la représentativité des porte-parole est elle-même centrale, car l’on sait que les sportifs de nature pratiquent souvent sans être licenciés, c’est-à-dire sans être directement représentés au sein des différentes instances. Ainsi, il s’agit souvent de porte-parole « lointains », dont la préoccupation première n’est pas toujours la gestion locale de l’espace naturel.
La gestion hybride des sites de pratique peut être une manière de réconcilier la gestion intentionnelle et la gestion effective, sans introduire de séparation entre les deux. La mise en place de nouvelles procédures expérimentales renvoie à de nouvelles manières de pratiquer la démocratie et de construire un collectif (Callon et al. 2001). La concertation environnementale n’échappe pas à ce mécanisme puisqu’en démocratisant la nature, on augmente par là même les procédures. Nous l’avons empiriquement observé dans la Réserve naturelle puisque la mise en place d’une gestion concertée est une suite d’initiatives procédurales : inventorier les acteurs en présence, répertorier les aménagements ou les sites (cartographier), confronter les données sociales aux objectifs biologiques, négocier et s’entendre sur les actions, formaliser le contexte par des conventions. Lorsque l’on suit les étapes de cette concertation, on comprend d’autant mieux pourquoi les mêmes acteurs, pris dans un contexte différent (et beaucoup plus autoritaire), contestent le mode de gouvernement de l’espace et les procédures mises en place.
Enfin, les problèmes soulevés dans cette étude de cas montrent la nécessité d’entrer dans une gestion symétrique de ces activités, puisque la réalité des interactions est hybride, concernant les humains et les non humains. En effet, il ne semble plus possible de gérer de manière séparée les entités naturelles et les activités humaines. Le fonctionnement des espaces naturels met en évidence des brouillages permanents entre ces deux pôles. Sortir de ce dualisme favoriserait la mise en œuvre d’une gestion globale des sites. Ainsi, une gestion hybride des activités permettrait également de sortir de l’incessante querelle entre les éthiques biocentrées et anthropocentrées.