Les recherches [1] que j’ai entreprises sur les spatialités dans les arts de la scène (Calbérac 2021 ; 2022) s’inscrivent à l’intersection de deux évolutions qui ont renouvelé en profondeur la géographie à la charnière des 20e et 21e siècles. D’une part, son tournant culturel (Claval et Staszak 2008), qui a non seulement permis de faire de la culture et des arts des objets légitimes de la géographie, mais aussi, en remettant en cause l’universalité des énoncés scientifiques au profit des savoirs situés, de réduire la séparation radicale que le positivisme a entérinée entre la science et les arts : ce tournant a ainsi ouvert la voie à des hybridations inédites ainsi qu’à un dialogue fécond entre des scientifiques et des artistes (Athanassopoulos 2018 ; Boudier et Déchery 2022 ; Grésillon 2020 ; Lévy et Sartoretti 2018 ; Talon-Hugon 2021 ; Volvey 2014 ; 2021). D’autre part, son tournant actoriel (Lussault 2000) qui mobilise une nouvelle manière de penser la société (Dulac 2022) et renouvelle en conséquence les cadres épistémologiques, théoriques et méthodologiques pour l’étudier. La focale porte désormais sur des situations dont Michel Lussault écrit que chacune « constitue une sorte de condensation de l’ensemble des pratiques – qui permet son appréhension et, in fine, sa compréhension – au sein de laquelle les individus sont à l’épreuve » (Lussault 2000, 24 – souligné par l’auteur). Ce sont à ces situations, en tant qu’elles permettent l’accès à la dimension spatiale de la société dans son ensemble, que les géographes s’intéressent désormais : le tournant actoriel fournit ainsi un cadre non seulement épistémologique qui permet de faire émerger un questionnement renouvelé sur l’espace et les spatialités (Lussault 2010), mais aussi méthodologique pour le mettre en œuvre : l’analyse d’études de cas – les situations – permet l’accès à la compréhension globale des multiples enjeux spatiaux qui saturent les sociétés.
Ce double arrière-plan rend possible de faire de la scène et de ce qui s’y joue des objets légitimes pour la géographie. Même s’il est de petite dimension et se distingue ainsi des échelles nationales et régionales que la géographie a longtemps privilégiées (Clout 2009), le plateau est un espace redevable comme tout autre d’une approche géographique, et ce qui s’y déploie quand des artistes l’habitent [2] relève aussi bien d’une démarche esthétique et artistique (que la géographie est désormais capable d’étudier) que d’une situation qui met en jeu la dimension spatiale de la société ; après tout, le théâtre, la danse, le cirque, la performance sont bel et bien des arts de faire avec l’espace [3] et si la spatialité est leur fondement (Perrin 2006 ; 2019 ; Volvey, Perrin et Pichaud 2013) la géographie est pertinente pour les étudier. En résumé, le tournant culturel permet de faire des arts de la scène des leviers pour non seulement interroger la société mais aussi pour explorer des hybridités nouvelles entre artistes et chercheurs alors que le tournant actoriel offre un cadre opératoire pour analyser à la fois l’espace (le plateau) et les spatialités qui s’y déploient. Les arts de la scène constituent donc un observatoire privilégié [4] ainsi qu’un cadre méthodologique opératoire, car ce qui s’y déroule renvoie doublement à la société – par ce qui y est énoncé (Calbérac 2021), mais aussi parce que ses modalités d’énonciation renvoient à la dimension spatiale de toute la société – et offre un dispositif méthodologique pertinent.
Ma démarche apparaît. D’une part, il s’agit, par un recours aux arts du spectacle et à la scène, de mettre à l’épreuve et au travail les questionnements et les concepts que la géographie a formulés ; d’autre part, il s’agit d’enrichir, en mobilisant l’appareil théorique et conceptuel de la géographie, les approches du plateau et des spectacles. Une ambition conceptuelle se dessine : il s’agit bien sûr, dans l’horizon de mes précédents travaux, de questionner un habiter propre à la scène (Calbérac 2022), partie prenante d’un habiter artistique déjà bien travaillé (Lazzarotti, Mercier et Paquet 2017), mais aussi d’élaborer plus avant le concept de spatialités scéniques [5], c’est-à-dire les spatialités propres aux arts du spectacle et qui se déploient sur des scènes ou in situ, et que l’on peut définir comme « les spatialités propres [aux arts de la scène, c’est-à-dire], ce qui se joue sur scène quand des [artistes] jouent un texte devant un public à un moment donné » (Calbérac 2021, 82). Le but de cet article est donc double : participer à la réflexion théorique sur les spatialités d’une part, et d’autre part mobiliser ces questionnements pour construire une approche géographique des arts de la scène et instruire plus avant le concept de spatialité scénique.
Lors d’un récent colloque, Michel Lussault a fait le point sur les acquis et les débats toujours au travail dans le chantier théorique de la spatialité (2019) : cinq points retiennent particulièrement mon attention.
- La géographie et plus largement l’ensemble des sciences humaines et sociales ont bel et bien pris un tournant de la spatialité [6] : cela autorise donc une saisie des arts de la scène sous ce prisme, ce qui a d’ailleurs déjà été entrepris (Boissière, Fabbri et Volvey 2010 ; Perrin 2006 ; 2013 ; 2019).
- Si, pour les besoins de l’analyse, on a précocement entériné une dissociation entre l’espace (le contenant) et les spatialités (les pratiques qui s’y déploient), cette séparation artificielle n’a aujourd’hui plus lieu d’être : la spatialité s’impose désormais comme l’entrée à privilégier, même s’il faut garder à l’esprit que ces spatialités sont intrinsèquement liées aux configurations spatiales spécifiques qui les produisent. La polysémie du mot scène permet justement de réduire cette opposition et d’embrasser conjointement espace et spatialité : ce mot désigne en effet aussi bien le plateau (un espace) que le « le segment temporel dans l’acte » (Pavis 2009, 314) (délimité par les entrées et les sorties des personnages), c’est-à-dire des actions (donc des pratiques) qui se produisent dans et avec l’espace (les spatialités).
- Une articulation problématique avec le temps : si les géographes privilégient une entrée par les spatialités analysées au moyen de situations, celles-ci doivent être également analysées sous l’angle de leur insertion dans les temps individuels (biographiques) et sociaux (historiques). Là encore, la scène permet d’articuler espace et temps, dans la mesure où une scène désigne non seulement une unité d’action, mais aussi une unité de temps, depuis l’époque où la durée des actes (découpés en scènes) était déterminée par la durée de vie des chandelles.
- L’abandon de l’échelle : si l’échelle – c’est-à-dire le « rapport de taille entre réalités » (Lévy 2003, 284) – reste essentielle pour déterminer la taille d’un espace considéré, celle-ci n’est plus décisive dès lors qu’on s’intéresse à des pratiques spatiales car ce sont elles qui déterminent l’échelle à considérer. C’est le cas des pratiques scéniques : elles restent toutes appréhendables par la seule vue du public qui définit à la fois la dimension de l’espace considéré mais surtout par l’échelle que l’on pourrait définir comme une échelle du plain-pied – pour reprendre la belle formule d’Olivier Orain (2009) – c’est-à-dire une échelle qui coïncide avec une vue sans entrave sur l’espace considéré.
- Enfin, la nécessité ontologique de récits spatialisés qui servent de cadre aux spatialités dans la mesure où ils les expliquent et les signifient : « Ce que nous faisons également, nous géographes, c’est prendre au sérieux qu’il existe des récits spatiaux et des figures qui tout à la fois expriment l’action hic et nunc et offrent de saisir ce qu’il en est du rôle de l’imagination géographique des êtres humains ». Après tout, les arts de la scène n’offrent rien d’autre que de tels récits spatialisés – des drames si on reprend les catégories propres au théâtre – qui non seulement mettent en jeu l’espace mais surtout se déploient dans l’espace de leur représentation.
Afin de prendre part à ce débat théorique sur les spatialités, j’élabore donc une hypothèse que cet article permettra de discuter : je définis les spatialités scéniques (c’est-à-dire les spatialités propres à la scène) par leur capacité à produire un récit spatial(isé) [7] qui articule étroitement spatialité, espace, et temps. J’appelle ce récit spatialisé une dramaturgie [8].
Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, je mobilise une méthode originale : l’adaptation, ou plutôt l’analyse de deux œuvres dont l’une – Espæce [10], un spectacle créé par Aurélien Bory en 2016 au Festival d’Avignon – est l’adaptation scénique de l’autre, Espèces d’espaces, un essai écrit par Georges Perec en 1974 [11] (Perec 1974). Le choix de travailler sur cet essai de Perec n’est pas original tant il a inspiré les géographes qui en font un programme de travail à part entière (Forsdick, Leak et Phillips 2019 ; Lussault 2003 ; 2022 ; Phillips 2016). En effet, l’un des projets que Perec s’est donné consiste à interroger l’espace et sa matérialité, notamment en « épuisant » des lieux (comme dans Tentatives d’épuisement d’un lieu parisien, ou dans son ouvrage posthume Lieux) et en questionnant le rapport des individus à l’espace, dans l’horizon de ce qu’il appelle l’infra-ordinaire. Ouvrage de commande [12], Espèces d’espaces constitue ainsi un ouvrage central car programmatique et qui contient en puissance de nombreux textes à venir, anthumes (La vie mode d’emploi, Tentatives d’épuisement d’un lieu parisien…) ou posthumes (L’infra-ordinaire, Lieux…), notamment ceux que Georges Perec consacre à la problématique spatiale. L’intérêt d’Espèces d’espaces est en effet de poser la question de l’espace depuis l’écriture : quand Perec définit dans son prière d’insérer son livre comme « le journal d’un usager de l’espace », il faut prendre au sérieux le terme de journal qui renvoie aux pratiques d’écriture que Georges Perec ne cesse de questionner. Il pose ainsi la question de la spatialité depuis la textualité (Calbérac et Ludot-Vlasak 2018 ; Bohnert et Calbérac 2021), et a fortiori grâce à un montage de textes qui ne sont pas narratifs : la structure repose en effet sur un emboîtement d’échelles – démarche familière des géographes et qui n’est pas sans rappeler la structure de La poétique de l’espace de Bachelard (Bachelard 1957) – de la page (le plus petit espace) à l’univers (le plus grand). Dans ce panorama multiscalaire, certains lieux intéressent Perec plus particulièrement : la page blanche bien sûr, le lit (espace matriciel incontournable, si l’on a en tête Un homme qui dort ; sans compter l’homophonie entre lit, le meuble, et lit, du verbe lire, soit le sommeil et la lecture, deux activités à la fois fondamentales et indissociables pour Perec), l’espace domestique mais surtout la ville ; Perec est un écrivain de la ville et c’est depuis la ville qu’il questionne son rapport à l’espace. Ce n’est pas cet espace urbain qui intéresse Aurélien Bory, mais plutôt celui que les physiciens ont l’habitude d’étudier : l’espace théorique, abstrait, géométrique ; celui du plateau vide. Avant de se former, en autodidacte aux arts du spectacle (le cirque tout d’abord puis la danse et le théâtre), Aurélien Bory étudie en effet la physique : c’est là qu’il développe son intérêt pour cette catégorie qui constitue le fil directeur de ses créations, bien avant qu’il ne lise Perec et qu’Espæce ne parachève sa démarche : il ne cesse de vouloir mettre « l’espèce dans l’espace » (Blondeau et Bory 2017) [13] et, tout comme Perec l’a fait, questionne ce que fait l’espace à sa pratique artistique. Mais là où Perec interroge l’écriture, Aurélien Bory questionne la scène. C’est en cela qu’on peut parler – contre l’avis de l’artiste – d’une adaptation : loin d’adapter une quelconque histoire qui du reste n’existe pas [14], Aurélien Bory transpose avec son vocabulaire et ses approches issus de la scène les questionnements que Perec pose à l’écriture. L’intérêt de la démarche de l’adaptation apparaît : la comparaison des deux œuvres permet de pousser à la limite les questionnements liés à l’écriture de l’espace, et à les poser depuis deux formes d’écriture radicalement différentes : l’écriture textuelle non-narrative d’une part et l’écriture scénique (qui nécessite toujours un récit, une dramaturgie, même si elle n’est pas toujours narrative) d’autre part. Alors que Georges Perec a fait de l’épuisement du lieu un programme d’écriture, comment Aurélien Bory s’y prend-il pour « épuiser » à son tour la scène ? En quoi ces questionnements me permettent-ils in fine d’instruire une réflexion sur les spatialités scéniques ?
Pour résumer, il s’agit donc de dénouer toute une série d’enjeux que viennent éclairer la confrontation entre Espèces d’espaces et Espæce avec la géographie :
- Un enjeu épistémologique qui consiste à interroger la relation entre art et science, et plus précisément la rencontre entre les arts du spectacle et la géographie.
- Cette rencontre se produit autour d’un enjeu théorique : le chantier toujours sur le métier de la spatialité.
- Ce chantier se nourrit d’élaborations qui constituent un enjeu conceptuel, à savoir l’instruction des spatialités scéniques et, au-delà, de propositions conceptuelles comme la scène, la dramaturgie ou la scénographie qui permettent de construire un dialogue entre les arts de la scène et la géographie.
- Ce dialogue est rendu possible grâce à un dispositif méthodologique, l’adaptation, qui permet de pousser la question de l’écriture de l’espace – par le texte ou par la scène – dans ses ultimes retranchements.
Dans un premier temps, j’interrogerai la dramaturgie comme un récit spatial(isé), ce qui permet de dépasser l’opposition entre espace et spatialité, c’est-à-dire entre le plateau et les pratiques des artistes, et donc de questionner la scène et les récits qui peuvent s’y déployer. Dans un second temps, je verrai que pour se déployer ce récit a besoin d’un espace non seulement équipé mais aussi spécialement aménagé – c’est-à-dire une scénographie – pour permettre à ce récit de se déclencher et de s’inscrire dans l’espace. Tout au long de la démonstration, je m’appuierai sur des extraits d’Espæce que je mettrai en relation avec des extraits d’Espèces d’espaces, de manière à analyser précisément les propositions que fait Aurélien Bory pour porter à la scène les questionnements que Georges Perec pose à l’écriture. Ce sera l’occasion d’interroger la spécificité de l’espace scénique par rapport aux espaces que la géographie a l’habitude d’étudier, et d’interroger la spécificité des spatialités qui y sont mises en œuvre.
La dramaturgie, un récit spatial(isé) pour penser la scène.
Dans une précédente étape de travail qui se voulait un programme de recherche sur l’habiter théâtral (Calbérac 2022), j’ai séparé, à des fins heuristiques, l’espace (le plateau) et les pratiques (le jeu). Cette séparation me permettait d’envisager chacune de ces instances, d’en déplier la signification, avant de penser leur intrication. Le prétexte m’était donné par les deux premières phrases de L’espace vide de Peter Brook qui fondait ainsi le point de départ de ma démarche : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. » (Brook 1977, 25)
D’un côté l’espace (« n’importe quel espace vide ») ; de l’autre les pratiques (« l’acte théâtral », c’est-à-dire, littéralement, le théâtre défini ici comme une action). Cette dichotomie efficace fait écho, je l’ai rappelé, aux approches que les géographes ont longtemps menées et permettait donc de définir précisément ce que pouvait être d’un côté cet espace vide, et de questionner de l’autre cet acte théâtral. Seulement voilà : il est illusoire de chercher à dissocier ces deux instances, car, plus que la volonté d’un metteur en scène tout puissant [15], c’est le jeu qui fait de n’importe quelle instance une scène, et c’est parce qu’une scène existe que la nature des pratiques qui s’y déploient acquiert une signification spécifique. Soit donc la scène, ainsi que je l’ai définie en introduction, qui permet de saisir en même temps l’espace, les pratiques et les temporalités dans lesquelles elles se déploient, et de dépasser cette opposition factice. Penser la scène permet d’analyser conjointement l’espace, les spatialités et les temporalités. Dans la mesure où la dramaturgie est l’écriture propre à la scène, je voudrais voir en quoi cette forme d’écriture met en jeu à la fois l’espace et les spatialités, mais aussi le temps car la dramaturgie, comme tout récit, appelle une inscription temporelle. Je définis donc la dramaturgie comme un récit spatial(isé) : un récit spatial qui met en jeu la dimension spatiale des sociétés, mais aussi un récit spatialisé car il se déploie sur une scène, mais aussi dans l’espace et le temps de sa représentation. Pour illustrer cette proposition, je m’appuie sur la scène d’ouverture du spectacle : en posant la question du début du spectacle (qui interroge en creux les débuts du livre), Aurélien Bory fonde un récit qui repose à la fois sur l’organisation du plateau et sur les pratiques des artistes ; ce faisant, il porte un regard aigu sur l’œuvre de Georges Perec.
Que voit-on quand le spectacle commence ? Un espace vide, nu, faiblement éclairé. L’imposant mur de fond de scène est offert à la vue du public : de couleur sombre, il est percé à ses extrémité de deux portes actionnées par des barres anti panique et surmontées de blocs autonomes d’éclairage de sécurité. Le reste du plateau, notamment ses bords, est faiblement éclairé. Le spectacle commence quand sept artistes [16] (des hommes et des femmes), entrent en scène, depuis le côté jardin, et se mettent en ligne, au lointain, contre le mur, face au public (figure 1). Ils ont un livre en main, sans doute Espèces d’espaces. Sur le mur de fond de scène apparaissent alors, sous une forme de sur-titrage à une situation muette, des phrases et un dialogue muet se tisse, mot après mot, phrase après phrase, entre une instance d’élocution et les artistes qui, sans voix, réagissent et obéissent aux injonctions ainsi formulées :
« LIRE
LIRE – LIRE – LIRE – LIRE – LIRE
LIRE ESPÈCES D’ESPACES
EN ENTIER ».
Cette dernière injonction plonge les artistes dans l’incrédulité et la stupeur. Les projections se poursuivent :
« LIRE EN ENTIER
OU PLUTÔT
LIRE LES PREMIERS MOTS ».
Sont ensuite projetés (alors que les artistes ouvrent tous le livre au début) les premiers mots du texte de Perec :
« J’ÉCRIS [17]
J’ÉCRIS : J’ÉCRIS
J’ÉCRIS QUE J’ÉCRIS ».
La citation de Perec s’interrompt mais les projections, elles, continuent :
« LIRE AUSSI LES DERNIERS MOTS ».
Puis, entre guillemets, les derniers mots de l’ouvrage de Perec : « QUELQUES SIGNES », puis « J’ÉCRIS… QUELQUES SIGNES [18] ». Apparaît enfin un énigmatique « VOILÀ » ; énigmatique car il suggère une conclusion alors que le spectacle n’en est qu’à son commencement. La projection continue :
« LIRE
À PRÉSENT
LA PHRASE
LA PLUS IMPORTANTE »
Les artistes sur le plateau sont perplexes, s’interrogent, feuillettent frénétiquement le livre et se demandent de quelle phrase il s’agit.
« OU PLUTÔT
NE PAS LA LIRE
LA FAIRE »,
Ce qui plonge les artistes dans la stupeur. Après un temps de réflexion, ensemble, en formant chaque lettre avec le livre, les artistes forment minutieusement chaque lettre, chaque mot, de la phrase la plus importante du livre, qui est ainsi non pas projetée, ni même écrite mais bel et bien performée, avec des livres : « Vivre, c’est passer d’un espace à l’autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner [19] » (Figure 2).
Je défends l’idée que pour comprendre ce qui se joue dans ces cinq premières minutes d’Espæce, il faut analyser conjointement les significations apportées par l’espace et par les spatialités. En formulant d’emblée l’enjeu du spectacle – offrir à la réflexion du public la phrase la plus célèbre du livre et en faire le programme du spectacle – Aurélien Bory pose non seulement la question des commencements (comment s’ouvre un spectacle ?) mais aussi celle du récit qu’il instaure : quelle histoire raconte-t-il ? Quelle dramaturgie met-il en place, alors même que le livre qui lui sert de point de départ n’est pas narratif ? Et, en miroir, il pose la question des commencements du livre.
Il est assez simple de déterminer le début d’un spectacle : le noir se fait, le rideau se lève (quand on l’utilise encore), les artistes entrent en scène et commencent à jouer… même si de plus en plus de dispositifs en viennent à briser le quatrième mur et donc à brouiller les limites temporelles et spatiales entre le spectacle et ce qui ne l’est pas. Espæce commence à l’entrée des artistes [20] ; mais où commence Espèces d’espaces ? Ce livre se caractérise en effet par un important dispositif paratextuel – des seuils comme dirait Gérard Genette (1987) – si bien qu’il est difficile d’affirmer définitivement, comme Céline le fait à la première phrase du Voyage au bout de la nuit : « Ça a commencé comme ça ». S’agit-il du prière d’insérer (une feuille volante glissée dans le livre) ? De la dédicace ? Des illustrations liminaires ? De l’avant-propos ou encore du début de la première section (« La page »). Dans le dispositif qu’il invente, Aurélien Bory s’appuie à la fois sur l’avant-propos et sur le début de la première section pour ouvrir son spectacle et lancer sa machine scénique.
Alors que le prière d’insérer qualifie le genre de l’ouvrage – « le journal d’un usager de l’espace » – l’avant-propos expose son objet : « L’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, mais plutôt ce qu’il y a autour ou dedans » (Perec 1974, 13). Il précise ensuite ce qu’il entend par espace : il s’agit de l’espace matériel, banal, « infra-ordinaire » pour reprendre un terme qui n’est pas présent dans ce livre mais qui constitue une catégorie importante pour Perec, bref, l’espace où l’on vit : « Nous vivons dans l’espace, dans ces espaces, dans ces villes, dans ces campagnes, dans ces couloirs, dans ces jardins » (p. 13 et 14). Le vide dont il est question ici renvoie à la dimension autobiographique fondamentale qui traverse toute l’œuvre de Georges Perec : le deuil lié à la disparition de sa mère, déportée puis assassinée à Auschwitz (Moncond’huy 2022). Écrire le vide, le décrire, l’épuiser est une manière de le conjurer. Et c’est ce vide que montre Aurélien Bory. Alors que ses créations sont habituellement caractérisées par des scénographies complexes et sophistiquées [21] (Bory 2012 ; Blondeau et Bory 2017), c’est le dénuement du plateau qui frappe le public d’Espæce. Il n’y a apparemment pas de scénographie : le mur de fond de scène se confond avec un vrai mur de fond de scène [22]. Il faut attendre la suite du spectacle pour comprendre que ce mur est bel et bien un élément de scénographie dont la mise en mouvement engendrera l’action des artistes sur le plateau. Aurélien Bory parvient donc à adapter au langage scénique (par la scénographie, les éclairages) l’interrogation fondamentale qui traverse le livre : il parvient à montrer et à mettre en espace le vide et la solitude existentielle de Perec. Mais dans le même temps, il adapte l’autre commencement du livre, la première section consacrée à la page, et parvient à lier la page (l’espace que maîtrise l’écrivain) à la scène (l’espace que domine le metteur en scène, le scénographe).
Espèces d’espaces est traversé par la problématique de l’écriture, celle du diariste usager de l’espace. Dès lors (et c’est l’enjeu de la première section du livre), la page est le premier des lieux à épuiser, car c’est le lieu vide par excellence (la page blanche) qu’il faut remplir, non seulement pour combler la solitude existentielle laissée par le deuil mais aussi pour que l’œuvre (littéraire) advienne. Cette section commence donc logiquement par une succession de « J’écris », disposée selon une mise en page destinée à souligner la matérialité de la page et du texte. Pour Georges Perec, décrire l’espace, le circonscrire, c’est avant tout l’écrire : la description vient épuiser le lieu, et la mise en page évoque l’aménagement de l’espace [23]. Loin d’être passif face à un lieu (comme le serait le spectateur d’un paysage), Georges Perec met en avant le sujet (le premier mot du texte, je, renvoie au genre du journal) qui agit : écrire, c’est faire le choix de l’action de manière à avoir une prise sur l’espace. C’est ce que traduit Aurélien Bory dans le dispositif qu’il invente, à la fois très différent du livre (il transforme le soliloque intérieur du journal en un dialogue silencieux entre une voix qui s’écrit et des artistes silencieux qui lui obéissent) mais aussi très fidèle : d’emblée, Aurélien Bory (à moins qu’il ne s’agisse du public) se définit comme un lecteur de Perec : la litanie des « lire » projetée sur le mur répond à celle des « j’écris » au début du livre [24]. Mais très vite, lire ne suffit plus. Il ne s’agit en effet plus de lire la phrase la plus importante du livre, mais bel et bien de la faire, c’est-à-dire de la performer. De fidèles lecteurs de Perec, les artistes sur le plateau se mettent à agir (c’est-à-dire à faire leur métier de performeurs) et à faire ce que le livre contient. Ce début définit donc l’ambition du spectacle : établir un parallèle entre la pratique d’écriture de Perec, et la pratique de la scène pour les artistes d’une part, et d’autre part poser le programme du spectacle, à savoir « faire » Perec, c’est-à-dire à transposer, avec toutes les possibilités qu’offre le plateau, les questionnements que rencontre Perec alors qu’il écrit.
Enfin, Aurélien Bory parvient aussi à transposer dans le langage scénique une dimension fondamentale de l’écriture de Perec et qui apparaît déjà dans cette litanie des « J’écris » : l’humour, qui réside en grande partie dans le maniement de la langue (ce qui n’est pas surprenant chez un membre de l’OuLiPo) n’est pas transposable en l’état à la scène (d’autant plus que le spectacle ne contient pas de paroles prononcées, sauf dans une langue étrangère). Aurélien Bory mobilise donc l’héritage du cinéma muet et de la figure de Buster Keaton : le dialogue entre une instance d’énonciation qui s’exprime par écrit et des artistes qui répondent par des mimiques, des décalages, des incompréhensions, en un mot par des gags, renvoie à l’imaginaire du cinéma, également très présent chez Perec [25]. Cela mobilise aussi la diversité des langages scéniques qu’utilise Aurélien Bory dont le travail relève autant du théâtre, du cirque que de la danse : le corps est mobilisé dans toutes ses dimensions. La suite du spectacle met en avant les disciplines des différents artistes : l’acrobatie, la contorsion, le théâtre, le chant [26], la danse [27]… Dans Espæce, ce sont les corps qui sont confrontés à l’espace, manière s’il en est de mettre en scène (et en mouvement) ces usagers de l’espace, c’est-à-dire des corps qui font l’usage de l’espace – comme d’autres font « l’usage du monde » (Nicolas Bouvier) et définissent ainsi l’environnement dont il est question dans le prière d’insérer : ce qui environne. Pour Perec, l’écrivain rédacteur du journal est au centre de l’espace ; pour Aurélien Bory, c’est le corps qui est au centre de l’espace, et c’est à partir de ce corps qu’il l’éprouve.
Aurélien Bory se pose ainsi d’emblée comme un artiste du corps, mais surtout de la scène et du plateau. C’est ainsi qu’il faut comprendre sa réticence à vouloir adapter l’ouvrage de Perec : à aucun moment il ne cherche une transcription littérale, fidèle à la lettre du texte. Il recherche plutôt à être fidèle à l’esprit, et à déployer, dans son imaginaire et ses langages, les questionnements que soulève Georges Perec. Dans cette perspective, la question de la narration est centrale. S’il a écrit quelques romans (comme W ou le souvenir d’enfance ou encore La vie mode d’emploi), Georges Perec n’est pas un écrivain de la fiction : il s’inscrit ainsi dans l’ère du soupçon de son époque et, sans participer aux débats qui accompagnent la naissance du Nouveau roman, il cherche une écriture littéraire non fictionnelle. Ce qui pose bien sûr des problèmes, car un texte a sa logique propre, un début, un milieu et une fin ; s’il ne raconte pas toujours une histoire, du moins impose-t-il un ordre séquentiel de lecture. À la différence de l’espace qui, lui, peut être saisi d’emblée, de manière non linéaire. On comprend alors, au-delà du simple intérêt biographique, pourquoi Perec s’intéresse à l’espace : il y trouve matière à un questionnement formel sur l’écriture : comment épuiser dans un texte qui repose sur un déroulement linéaire et séquentiel, une instance comme l’espace qui échappe à toute linéarité ? Georges Perec définit donc une forme et une démarche : l’emboîtement des échelles et donc des espaces [28]. On passe ainsi constamment d’un espace à un autre, soit par emboîtement (la chambre est dans l’appartement, l’appartement dans l’immeuble…), soit par une discontinuité (comme entre la ville et la non-ville qu’est, pour l’urbain Perec, la campagne) que l’on doit franchir sans se cogner.
Mais comment transcrire cette démarche sur une scène ? Un spectacle, tout comme un texte, s’organise selon une logique linéaire. Comment dès lors écrire un spectacle sans avoir recours sinon à la fiction du moins à la narration ? Comment faire une dramaturgie qui ne soit pas narrative [29] ? Si ce spectacle ne raconte pas d’histoire (tout comme Espèces d’espaces n’est pas un roman), il est pourtant construit sur une dramaturgie précise qui, si elle ne raconte pas d’histoire, permet quand même à mettre en action les artistes sur le plateau et donc à faire en sorte que le spectacle ait lieu [30]. Dans la séquence d’ouverture les artistes sont ainsi mis en mouvement quand on les enjoint à faire la phrase la plus importante. Dans la suite du spectacle, on passe d’une séquence à une autre par des ruptures, des changements de ton et de registres, de discipline même qui renvoient aux discontinuités qui saturent l’espace. De même qu’on essaie de passer d’un espace à un autre sans se cogner, de même les interprètes d’Aurélien Bory passent d’une situation à une autre sans surprise [31] (même si chacune des situations traversées est surprenante), et sans être interrompus : rien n’arrête en effet leur mouvement, pas même leur absence et leur disparition quand leur silhouette fantomatique se dessine sur une surface de projection, très vite remplacée par la lettre e (c’est-à-dire eux, les membres de sa famille déportés et assassinés), la lettre manquante de La disparition et l’unique voyelle des Revenentes (figure 3). La dramaturgie permet de lier ces différentes séquences, d’ordonner le récit séquentiel, et donc de rétablir de la continuité là où domine la discontinuité [32]. Les artistes sur scène mettent ainsi en œuvre le programme fixé par Georges Perec : passer d’un espace à un autre sans se cogner. Et c’est la dramaturgie qui permet de passer d’une séquence à une autre, d’un espace à un autre, donc de dérouler le fil du spectacle. Elle prend ici la forme d’un récit qui porte sur l’espace (c’est la thématique du spectacle et du livre qui l’inspire) et ce récit a besoin de l’espace pour se déployer. La dramaturgie est donc un récit qui articule finement espace et spatialité et qui les inscrit dans le temps de la représentation.
La « scénographie élargie » comme condition de possibilité de l’action.
Pour que la dramaturgie puisse se déployer et pour que le spectacle advienne, celui-ci doit avoir lieu dans un espace dévolu à cette pratique : une scène, ou ce qui en tient lieu. Certes, il est possible comme l’explique Peter Brook de prendre « n’importe quel espace vide et [de] l’appeler une scène » (Brook 1977, 25) – le théâtre in situ (c’est-à-dire en dehors des lieux dévolus aux spectacles vivants) constitue d’ailleurs un volet important de la production – mais souvent, la réussite du spectacle tient à l’illusion que le dispositif spéculaire théâtral peut créer. Le théâtre s’est en effet historiquement construit comme un dispositif à la fois de monstration (pour les artistes) et d’observation (pour le public) : le théâtre à l’italienne, la boîte noire ou encore les multiples dispositifs immersifs (Baillet, Losco-Lena et Rykner 2021 ; Chollet et Freydefont 1996 ; Rykner 2008 ; 2021) sont autant d’agencements architecturaux qui offrent un éventail de possibilités techniques offertes aux artistes qui peuvent s’en saisir pour rendre au mieux les effets attendus. Car la scène n’est justement pas n’importe quel espace vide : c’est non seulement un espace qui concentre les regards [33] mais c’est aussi un espace que les moyens techniques disponibles viennent augmenter (comme on parle d’une réalité augmentée). Les équipements de la cage de scène qu’ils soient sur le plateau, dans les cintres, dans les dessous ou dans les coulisses permettent de faire advenir l’illusion théâtrale. Aurélien Bory affirme son intérêt pour la boîte noire (Blondeau et Bory 2017) dans laquelle il crée tous ses spectacles. L’apparent dénuement de la séquence inaugurale d’Espæce ne traduit pas l’abandon de l’illusion, mais au contraire une utilisation très précise des effets à la disposition du metteur en espace : les éclairages sont savamment étudiés pour que la scénographie laisse croire qu’il s’agit bel et bien du mur de fond de scène. Les bords de la scène sont laissés dans l’ombre, si bien que la séparation entre la scène et le hors scène d’une part, mais aussi entre la scène et le public ne sont pas très nettes : c’est une manière subtile de montrer que, pour radicale que soit l’expérience de l’espace traversée par les artistes, elle peut être partagée par le public. C’est aussi une manière de poser d’emblée la question de la limite qui est centrale dans le texte de Georges Perec. Dans la suite du spectacle, Aurélien Bory mobilise justement toute la machinerie théâtrale, notamment quand il s’agit de mettre en mouvement la scénographie, de mobiliser des lumières ou des sons. La séquence déjà évoquée dans laquelle les silhouettes des artistes impriment un écran (dans une remarquable transposition à la scène de la persistance rétinienne) avant d’être elles-mêmes remplacées par la lettre e n’est rendue possible que par des effets techniques qui prennent le relais des artistes dès lors que les corps (ceux des artistes comme ceux des membres de la famille de Perec assassinés dans les camps) disparaissent : la technique permet de pallier l’absence des corps, de continuer à les montrer et à les faire jouer alors même qu’ils ont disparu. C’est avec le souvenir des corps (un peu comme les souvenirs que ne cesse de convoquer Georges Perec, qu’il s’agisse des souvenirs d’enfance de W ou de la litanie de Je me souviens) que travaille Aurélien Bory.
La scène, c’est-à-dire l’espace dans lequel évoluent les artistes, n’est donc pas un espace comme les autres : il a des particularités qui donnent lieu à des spatialités spécifiques. Quelques caractéristiques peuvent ainsi être mises en évidence. Si son échelle est celle du plain-pied car commandée par la vue du public, cette dernière est sinon empêchée du moins largement contrainte : une dialectique entre le visible et l’invisible – la scène et le hors scène (Coulon 2020) – c’est-à-dire entre le montré et le caché s’instaure. Bien plus, l’espace est augmenté d’un environnement technique qui permet la création d’effets spéciaux, des plus simples au plus complexes (Bataille 1990 ; Sabbattini 2015[1942]). Enfin, l’espace est aménagé : les artistes évoluent sur une scène dont l’aménagement rend possible un spectacle, la scénographie. Celle-ci – l’aménagement du plateau en volume – se distingue de la tradition du décor, qui est historiquement une toile peinte, accrochée en fond de scène, qui relève d’une forme d’illusion théâtrale. Le passage du décor à la scénographie (Fohr 2014) entérine l’utilisation de la profondeur de la scène : à une logique de représentation en deux dimensions (qui a pour modèle la peinture et le paysage) se substitue donc un modèle de représentation en trois dimensions (l’espace).
Aurélien Bory explique le soin qu’il apporte à ses scénographies dont il est lui-même le concepteur (Bory 2012) : bien qu’il soit très inspiré par les arts plastiques (si bien que chacune de ses scénographies peut être considérée comme une installation à part entière, à l’image des fils de Plexus qui rappellent la marionnette, manipulée par des fils), la scénographie n’est jamais déconnectée du propos d’un spectacle. Elle n’est pour autant pas conçue pour accueillir un spectacle dont la dramaturgie aurait déjà été écrite : chez Aurélien Bory la scénographie est première, et c’est l’espace ainsi créé qui offrent des possibilités de jeux dont les artistes peuvent se saisir. La scénographie a donc pour but d’ouvrir des potentialités que la mise en scène peut ou non actualiser. L’espace détermine des contraintes (à l’image du plan incliné sur lequel évolue les interprètes de Plan B) qui conditionnent ainsi la dramaturgie du spectacle en même temps qu’elle y participe. C’est cette conception de la scénographie qu’il faut mettre à l’épreuve, afin de comprendre les liens qu’elle entretient avec la dramaturgie.
Pour ce faire, nous allons analyser en détail une séquence du spectacle, à 17 minutes du début, au moment où, dans un bruit de machine assourdissant [34], le mur de fond de scène se met en branle, pivote, se tord (figure 4). C’est, littéralement, un événement extraordinaire et que l’on ne peut voir que sur un plateau. Surtout, on voit les artistes (ré)agir à chacun des mouvements de la machine : ils sortent par les portes, se retrouvent seuls, se cherchent, se perdent de vue alors même qu’ils sont tout près, mais cachés à la vue les uns des autres par les éléments de la scénographie. On retrouve là les mêmes références au cinéma muet et aux gags à la Buster Keaton déjà observés dans la séquence d’ouverture, mais on reconnaît surtout une adaptation très littérale d’un célèbre extrait d’Espèces d’espaces :
« Lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien : il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte. Ça n’a rien d’ectoplasmique, l’espace : ça a des bords, ça ne part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut faire pour que les rails de chemin de fer se rencontrent bien avant l’infini. » (Perec 1974, 159-160)
Pour Georges Perec, l’espace, c’est ce que l’on voit, ce que l’on peut saisir et donc décrire. Le vide n’est donc à proprement pas de l’espace : l’espace naît quand ce vide a des bords, ou quand ce vide se tord. Son projet d’écriture consiste donc à voir l’espace là où précisément on ne voit rien : de là naît son intérêt pour ce qu’il appelle l’infra-ordinaire, l’espace du quotidien, l’espace tellement insignifiant qu’il faut le signifier pour qu’il soit. Et que fait Aurélien Bory ? Il prend le texte de Georges Perec au pied de la lettre : il plie le mur (ou ailleurs qu’au théâtre peut-on ainsi plier l’espace et le tordre ?), le tord de manière à créer un angle. Il découpe la scène de manière à empêcher le regard, non pas du public qui est témoin de cette scène, mais bien des comédiens, de porter loin. Le public assiste ainsi, par le jeu des artistes et de la scénographie, à la naissance de l’espace. Ce sont les artistes qui, par leur étonnement et leur incompréhension, donnent à voir que le regard est heurté par un bord. Le gag naît de l’isolement des artistes les uns des autres, alors même que le public voit leur évidente proximité [35]. Au-delà du gag, ce qui se joue dans cette séquence, c’est la question de la distance entre les humains, c’est-à-dire la question de la co-présence qui subsume à elle seule tous les problèmes de la géographie, qu’on l’envisage depuis l’espace (Lévy 1999) ou depuis les spatialités (Lussault 2007). Le travail d’Aurélien Bory permet donc de recréer – par l’expérience théâtrale [36] – le moment fondateur où l’espace – et donc dans une certaine mesure la société dont il est une composante – apparaît. Loin d’être un cadre ou le simple support d’une action, la scénographie est donc ce avec quoi les artistes interagissent [37] : littéralement, les artistes font avec l’espace mis à leur disposition. Et le fil directeur du spectacle est justement de confronter les artistes à des espaces dont les règles, la consistance, ou même la disposition changent sans cesse. La scénographie est donc non seulement indissociable de la dramaturgie ; elle est surtout ce qui la rend possible. C’est une composante indispensable du spectacle, au même titre que l’espace est une dimension de la société. La dramaturgie ne fait qu’actualiser des potentialités offertes par la scénographie.
Par sa pratique même de la scène, et par la position singulière qu’il occupe en étant à la fois scénographe (donc tourné vers l’espace) et metteur en scène (donc tourné aussi vers les spatialités), Aurélien Bory montre qu’il est illusoire de vouloir dissocier espace et spatialité, mais c’est bien le spectacle qui guide sa recherche, c’est-à-dire de « mettre l’espèce dans l’espace » et de confronter des artistes à des contraintes qui s’exercent par l’espace. Ce faisant, il reprend à son compte la conclusion que Georges Perec donne à son livre :
L’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête (Perec 1974, 179)
La scénographie, une machine spatiale.
Même s’il récuse le terme, le travail d’Aurélien Bory consiste bien à adapter – c’est-à-dire de faire passer d’un langage à l’autre, ici de l’écriture à la scène – les questions que Georges Perec pose à ses pratiques d’écriture. À aucun moment Aurélien Bory n’est dans l’illustration : il cherche à poser dans le champ de la scène les questions que Perec se pose en tant qu’écrivain. C’est sans doute pour cela que ce spectacle peut être déroutant pour le spectateur familier de Perec : on est loin de son imaginaire, du plan du livre, de sa voix si singulière. Et pourtant, l’essentiel est là : passer d’un espace à l’autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner [38], en mobilisant la même inventivité, le même humour, la même réflexivité et surtout la même ambition, épuiser l’espace.
Le travail d’Aurélien Bory permet aussi d’instruire plus avant la réflexion que les géographes peuvent mener sur les spatialités scéniques, en questionnant de manière renouvelée les liens qui unissent la dramaturgie et la scénographie, érigés en concepts à part entière de la géographie, faisant ainsi de la scène une situation spatiale légitime. Il ne s’agit pas tant de faire avec l’espace que de faire avec et grâce à la scénographie. Celle-ci permet justement de problématiser plus avant la question de l’espace en faisant le lien entre espace et spatialité, alors même que la dramaturgie qu’elle sert permet, elle d’articuler espace, spatialité et temporalité. Le théâtre permet donc de renouveler en profondeur le débat et d’enrichir les questionnements que la géographie pose.
Il est enfin possible d’interroger le dispositif scénique à l’aune de ce qu’il fait à l’espace. Si la scène est une manière de saisir en même temps l’espace, les spatialités et les temporalités de la représentation, que reste-t-il alors à élucider pour la géographie ? Peut-être l’essentiel : que voit-on réellement quand on assiste à une représentation, sinon de l’espace et des spatialités (c’est-à-dire toute la machine théâtrale) érigées en spectacle ? Paradoxalement, alors que l’espace reste le point aveugle de nos sociétés, cette dimension tellement évidente qu’on ne le voit pas (Lussault 2010), les arts de la scène nous obligent à regarder l’espace qu’ils mettent en lumière. C’est sans doute le but ultime d’Aurélien Bory dans Espæce : non seulement mettre l’espèce dans l’espace, mais surtout mettre l’espace au cœur de l’endroit où il est déjà, la scène.