© Benoît Vollmer, sans titre, Nouakchott, 2007.
[1], une parmi des milliers d’autres produites en suivant un protocole précis, un mode d’emploi à l’usage des chercheurs urbains (Chenal, 2006).
L’expérience a consisté à photographier toutes les trente minutes des scènes urbaines, sous un même angle de vue, sur un seul axe, dans une même ville, du lever au coucher du soleil. Des trois villes (Nouakchott, Dakar et Abidjan) ayant fait l’objet d’une recherche approfondie, des dizaines de cadrages, des centaines de prises de vue, nous choisissons une image, qui les explique toutes, qui les « contient ».
L’image fait partie d’une série de vingt cadrages identiques, réalisés à intervalle de trente minutes, donnant le « rythme » de la rue au cours d’une journée de juillet. L’idée n’étant pas ici de jouer au jeu des sept erreurs en identifiant les changements intervenus de demi-heure en demi-heure — nous l’avons fait pour vous — mais d’isoler cette photo des autres de la même série afin d’y relever des aspects n’appartenant qu’à elle. Sur cette image désormais orpheline, on peut décoder ce que l’on a sous les yeux et savoir, pour mieux en saisir le mouvement général, quels aspects de l’étude doivent être encore approfondis par des séquences supplémentaires. On cherche dès lors à comprendre par l’étude détaillée d’une journée quels sont les éléments fixes de l’image et quels autres changent en fonction du passage des heures.
Problèmes techniques.
La prise de vue, aussi simple soit-elle, demande une technique qui, pour être minimum, n’en est pas moins importante, tant il ne suffit pas, en touriste averti ou en voyageur amoureux des paysages ou des diaporamas, de prendre des photos. Il faut un dispositif et un protocole scientifiques, certes simples, mais non négociables. Pour que l’image puisse être utilisée comme support d’une recherche, il faut une résolution maximale, il faut pouvoir zoomer, afin de retrouver les détails lointains, ceux que l’œil lui-même ne voit pas. Du fait de leur bonne résolution, le travail sur négatifs de jadis — il y a quelques années seulement — permettait même aux plus petits d’entre eux de contenir une information importante, insaisissable en temps réel par l’œil humain. Dans une première phase, l’avènement du numérique et la transformation de tout individu en photographe de plage ou de banquet a signifié une baisse constante de la résolution, une altération de la qualité que les téléphones portables ont achevée, en inventant du même coup la photogénie « sale », qui est une des esthétiques de notre temps. Aujourd’hui, on obtient avec le numérique professionnel — et même amateur — une excellente qualité. Mais le goût du public pour une image « ordinaire » est resté, influençant le travail de nombre de photographes professionnels, en commençant par Martin Parr (1986) et son style documentaire « cheap ». À l’inverse, notre volonté d’obtenir des photographies d’une très haute qualité mettait hors course tout travail effectué avec du matériel photo trop low cost, ainsi qu’avec une caméra vidéo, toujours trop faible en résolution pour capter les détails véritablement « hors d’atteinte » dans la ville.
Une fois trouvé l’appareil, il faut choisir le bon cadrage. Dans ce domaine, l’apprentissage par l’échec permet assez rapidement d’ajuster la méthode de prise d’images aux conditions du terrain. Une fois dans la rue, l’installation, tôt le matin, d’un trépied doit tenir compte du fait que, trente minutes plus tard, le photographe devra pouvoir retrouver strictement le même cadrage — entre-temps, il aura réalisé d’autres images dans une autre rue, en suivant les mêmes modalités — et ainsi de suite, toutes les demi-heures jusqu’à la nuit. Il faut qu’une marque soit faite au sol, sur un emplacement qui restera libre l’entier de la journée, un endroit qui, par exemple, ne se transformera pas en place de stationnement d’une voiture au bout de quelques heures.
Mais la réalisation d’un tel travail demande surtout une période de test. Le soleil, qu’on pourrait oublier aux petites heures du matin, tant il peut être timide à l’aube dans les pays du Sud, va ensuite, en montant dans le ciel, perturber la séance, aveuglant le photographe, blanchissant tout l’espace au point de l’anéantir. Un camion, apparu vers onze heures après que quelques images aient été prises, décide de se placer entre la scène choisie et l’appareil photo pour les quelques prochaines heures, le temps nécessaire pour décharger sa cargaison.
Nous passons sur les nombreux autres aspects techniques, des conditions de sauvegarde des images, toujours délicates à moyen comme à long terme, aux aspects de « gestion » des forces de l’ordre, celles-ci n’étant pas souvent enthousiastes à accorder aux photographes le droit de faire des prises de vues sur l’espace public. On peut, par le biais de ces exemples, se faire une idée des difficultés, grandes et petites, qui vont rythmer la recherche et que nous sommes obligés de prendre en compte.
Si une image unique peut donner des informations pertinentes, certaines dynamiques contenues dans l’espace urbain ne sont visibles que par la série d’images. Ici, nous sommes un peu en contradiction avec nos propres règles, puisque nous avons, pour l’analyser, extrait une image de sa série journalière.
Explorons néanmoins ce que cette image devenue « hors série » nous apprend.
Juste une image.
Au premier plan, une femme se voile ; elle s’est détournée du regard du photographe. Elle ne veut pas être sur la photo. Pourtant, en Mauritanie, les femmes, bien que pour la plupart voilées, montrent leur visage. Cette situation renvoie donc moins au regard qu’à la photographie, ou plutôt au photographe qui a pris place dans la rue, créant une gêne par son immobilité même et son travail.
Assise à l’ombre, de côté, elle se repose. Mais elle n’a « rien à faire là » — autrement dit, elle est momentanément inoccupée ; elle est assise comme une invitée un peu timide, et on peut penser que, si elle connaissait l’homme qu’un morceau de tissu à sa droite sur l’image nous laisse deviner, elle resterait sans doute vers lui, sur un petit banc qu’il sortirait sûrement pour l’occasion. Mais ce n’est pas le cas, et elle prend place furtivement sur le socle de la petite boutique.
L’image montre une rareté : l’implantation d’une construction privée, en dur et durable, sur le domaine public. Une exception qui trouve son explication dans la publicité visible sur le fronton du kiosque, le nom d’une marque de cigarettes. Le poids des cigarettiers est le même dans toutes les villes, et peut-être encore plus dans celles du Sud. Dans les rues de Nouakchott, les boutiques des vendeurs de cigarettes sont les seules constructions en dur autorisées. Parce qu’elles représentent la modernité que la cigarette symbolise peut-être encore parfois, ceux qui la vendent ont droit à une construction métallique qui éloigne l’idée même de la boutique traditionnelle, en bois jadis, en ciment aujourd’hui, mais toujours en bordure de trottoir. Mais quand on vend des cigarettes, il faut se montrer : le progrès doit être visible dans l’espace public. L’édicule est ainsi dessiné et vendu comme un élément de mobilier urbain, un équipement standard, à l’instar des kiosques parisiens, vendu pour l’image moderne qu’il offre.
Quoi qu’il en soit, c’est l’architecture qui donne à voir la modernité des lieux, cette forme d’alter-modernité — d’une modernité qui se développe dans un contexte local, mais qui peut utiliser un langage international, quelquefois résolument venu d’ailleurs. Nous refusons d’y voir l’œuvre d’un métissage des genres. Le métissage résulte de mélanges entre deux modèles opposés qui s’affrontent puis se fondent en un nouveau modèle. Si nous choisissons de parler d’alter-modernité, c’est parce que les formes inventées ici sont plus complexes, elles empruntent certains éléments à la modernité occidentale, certains autres à la tradition locale, un peu aussi à Dubaï, qui maintient sa position de premier idéal-type architectural en Afrique, et pourquoi pas quelques éléments, de fabrication peut-être, à Shanghai ; elles empruntent au passé et au présent. Il s’avérera peut-être qu’elles empruntent même au futur…
Le dispositif de toiture est conçu de manière à protéger du soleil quel que soit l’emplacement de l’édicule. Il peut être décliné dans l’ensemble de la ville ; il protégera des rayons de la même manière. Il est conçu pour être reproduit, comme un symbole, véhiculant une image de la marque. La forme de ce module n’est donc pas négociable. Elle représente la cigarette alter-moderne, même si la toile commence à être fatiguée [2], même si le soleil a délavé les couleurs, même si le sable et la poussière parachèvent le côté usé du décor. Le clinquant qu’on imagine avoir été le sien dans les premiers temps — les premiers jours — le climat, la ville l’ont émoussé. Même s’il est récent, il est aujourd’hui un objet ancien. Comme si le temps cherchait plus vite qu’ailleurs à unifier les formes, à les ramener à la poussière et au sable. Comme si le temps parvenait plus vite qu’ailleurs à faire de la modernité une idée vieillotte.
Une série d’images.
Ce simple abri, presque anodin, va nous apprendre encore de nombreuses choses ; pour cela, il faut passer à la série d’images. Le lecteur devra quant à lui imaginer cette série.
En suivant, le temps d’une journée, le jeu de l’ombre et de la lumière sur les murs et le sol, on comprend sans le voir le mouvement des gens qui se déplacent essentiellement en fonction de cette forte contrainte : s’abriter du terrible soleil. Sous l’arbre, les marchandes partent du goudron — elles sont quasiment sur la route — pour se rabattre durant la journée sous la couronne du feuillage, l’ombre portée ayant bougé. Elles suivent la course du soleil, se déplaçant régulièrement durant la journée.
À l’opposé, le dispositif de protection solaire de l’édicule permet à celui qui y a trouvé refuge de ne plus bouger, de réduire presque à néant les effets de la course du soleil. Deux manières de s’implanter, donc, la seconde permettant également des utilisations différenciées en cours de journée ; la place derrière la boutique, contre le mur, devient le lieu de la sieste et de l’attente, entre deux clients, dans les heures de l’après-midi, une fois qu’elle a été gagnée par l’ombre.
L’édicule a un petit socle comme soubassement. Si cet élément classique d’architecture (socle-corps-couronnement) se comprend aisément, ce n’est qu’à certaines heures qu’il prend tout son sens. En Mauritanie, les clients s’agglutinent autour des comptoirs et se « rangent » rarement en files. Ce socle empêche justement l’attroupement, car une seule rangée de personnes peut se tenir devant le comptoir, les autres n’ayant pas accès à la marche et devant attendre plus bas.
Ce kiosque, symbole de la « modernité », devient en cours de journée le lieu de ralliement de nombreux vendeurs de rue. Un point fixe pour eux, un point de départ pour leurs itinéraires de vente, un lieu vers lequel il est toujours possible de revenir. Ce socle, qui l’instant d’avant tenait les gens à l’écart, devient alors le banc sur lequel on vient s’asseoir en attendant les collègues.
À Nouakchott, les règles de stationnement pour véhicules sont inexistantes : les marques au sol qui pourraient délimiter des places ne sont pas présentes. Les édifices doivent donc être protégés par des bornes — malmenées — qui empêchent les voitures de toucher le bâtiment et laissent de la place pour le passage des piétons. Ces dispositifs sont rares dans les rues et, normalement, ce sont les piétons qui se déplacent, se faufilant tant bien que mal entre les voitures. L’architecture de l’édicule vient donc, avec son flot de nouveautés, de découvertes ou de « révolutions », donner sa chance au piéton ; son socle protégé pourrait, pour une fois, tenir les voitures à distance !
Une image insondable.
Ni dans l’image unique, ni dans la série, nous n’avons pu, ou même essayé, d’être exhaustifs. Nous aurions pu décrire encore et encore ce que nous apprenons de chaque cliché, tant toute image est riche en informations : la faible présence des femmes et des hommes dans la rue montre qu’on est aux heures chaudes de la journée ; les allers et venues des vendeurs de cartes dévoilent les stratégies de vente ; le stationnement aléatoire des voitures dénonce l’utilisation que les élites — ils sont les seuls à avoir des véhicules — font du domaine public… Enfin, un filet d’eau descend du climatiseur posé sur le mur de la maison, derrière le kiosque. C’est la preuve irréfutable que, de l’autre côté de ce mur, la maison est habitée. Lorsqu’une image semble comprise et que l’on pense l’avoir épuisée, d’autres choses apparaissent, qui permettent au récit de rebondir, montrent des aspects insolites de la gestion de la ville, informent sur les rapports sociaux dans les quartiers de Nouakchott. Ces choses vues sont d’autant plus riches que les disciplines des chercheurs qui les voient sont multiples.
Il n’y a pas à deviner quelles sont l’utilisation et l’appropriation pratique des dispositifs spatiaux : il suffit de regarder les photos sur lesquelles les usages apparaissent clairement, les utilisateurs parvenant, bien qu’immobilisés par le photographe, à saisir le but de chacune de leurs actions. L’image permet de comprendre non seulement la façon selon laquelle les éléments spatiaux s’ajustent pour composer un paysage urbain spécifique, mais également comment les différents faits sociaux s’inscrivent dans ce paysage. Ainsi l’image permet une réelle prise en compte des rapports que le spatial et le social entretiennent, en produisant du territoire urbain. L’utilisation de l’image et la méthode visuelle que nous proposons pour la recherche en sciences urbaines permettent une interdisciplinarité réelle par la construction d’un langage analytique commun ; elles permettent encore de faire la synthèse de tout cela, ainsi que d’en restituer les résultats sous une forme attractive. Comme la ville même, la connaissance acquise n’est alors plus disciplinaire : elle ouvre sur une vision neuve du développement urbain. Il est 11 heures en Mauritanie ; quelle heure est-il au paradis ?