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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Son meilleur rôle.

Un acteur dans une société d’acteurs.

Photo d’après Serguei Supinski, AFP, 3 mars 2022.

Une des qualités de la série Serviteur du peuple (Слуга народу, Oleksiï Kiriouchenko, Studio Kvartal 95, 2015-2019) provient de ce que le héros, un professeur d’histoire qui devient inopinément président du pays, est constamment confronté à un dilemme. Celui de devoir maintenir son unité psychique face à des situations et des personnages qui le poussent à se couler dans les circonstances du moment en oubliant tous ses principes. On comprend vite que la légitimité de celui dont le parcours politique semblait vraiment compromis acquiert une légitimité croissante car, chaque fois, il réussit finalement à mettre en œuvre un certain nombre de valeurs éthiques sur lesquelles il refuse obstinément de négocier.

Ce personnage a été incarné par Volodymyr Zelensky. Lorsqu’il est devenu président pour de vrai, il a conservé cette boussole simple et cela lui a été fort utile quand lui-même et son équipe ont dû opérer des changements de rôle fréquents et rapide. Il a d’abord été un président démuni et sans expérience pour se muer en un homme d’État déterminé et habile. Dans le « monde réel », Zelensky a fait comme dans la série : il avait compris que le système politique corrompu en profondeur dont il héritait devait être transformé de fond en comble et il a choisi des proches en qui il avait confiance pour occuper des postes pour lesquels ils ne semblaient disposer d’aucune compétence.

C’est le cas d’Ivan Bakanov, un copain d’enfance que Zelensky a connu à Kryvyï Rih et qu’il a retrouvé au Studio Kvartal 95, dirigé par Bakanov, qui avait une formation juridique. Celui-ci prend ensuite la tête du parti Serviteur du peuple qui soutient Zelensky dans sa campagne présidentielle de 2019 pour se retrouver chef de la SBU, les services secrets ukrainiens, qui semblent avoir montré une certaine efficacité avant et après le début de l’attaque russe. Depuis le 24 février 2022, Zelensky a, du jour au lendemain, changé de registre, de style et d’échelle. Il est devenu mondial et son talent de comédien n’y est pas pour rien.

Ce protagoniste devenu essentiel sur la scène politique planétaire mais qui appartenait il y a peu au monde du spectacle nous aide à mieux comprendre le concept même d’acteur. Un des paradoxes de la notion, aujourd’hui bien installée dans les sciences sociales, est que ceux qui l’ont promue, comme Erving Goffman (qui s’intéresse au « self ») ou Norbert Elias (qui met en avant l’individu en société) ont eux-mêmes peu employé ce terme. Sans doute Michel Crozier et Erhard Friedberg peuvent être identifiés comme les promoteurs les plus explicites de la notion dans leur ouvrage au titre évocateur, L’acteur et le système (1977), dans lequel ils reconnaissent à l’individu une compétence actorielle. Au moment de cette publication, dans le sillage de Mai 1968, les auteurs les plus en vue de la scène intellectuelle, tel Alain Touraine, usaient parfois du mot « acteur », mais en précisant qu’il ne pouvait désigner qu’un collectif. La notion d’acteur est entrée en collision avec celle d’agent, défendue en même temps par l’économie standard et la sociologie structuraliste. On a aussi pu confondre l’acteur avec le stakeholder (« partie prenante »), un individu, certes, mais agissant au nom d’une organisation visant à représenter un groupe social ou une corporation. Le mot agentivity, qui dérive d’agency (l’agir), est parfois utilisé en français – la mauvaise connaissance de l’anglais servant ici d’atout argumentatif – pour suggérer que l’aptitude à l’action pourrait circuler dans le monde social et s’incorporer dans des individus sans pour autant que ceux-ci en soient transformés en autre chose que des agents. La « théorie de l’acteur » n’est justement pas seulement une théorie de l’action, mais aussi une théorie des porteurs de l’action.

Un acteur n’est pas un être isolé. Il a été et s’est construit dans des environnements donnés dont il porte la marque et il interagit avec d’autres acteurs dans d’autres environnements. Ces interactions contribuent à leur tour à créer de nouveaux environnements sociaux. L’idée puissante de Goffman pour le faire comprendre a été d’utiliser la métaphore théâtrale. Dans La mise en scène de la vie quotidienne (1973 [1959]) (le titre français de The Presentation of Self in Everyday Life est sans équivoque) et dans toute son œuvre, il a montré la force de la résonance entre l’univers du théâtre et la vie sociale. Dans les deux cas, l’interaction définit l’acteur autant que l’inverse. Ainsi, l’usage du mot acteur (comédien) pour désigner un opérateur humain agissant dans un environnement social en mettant en œuvre des capacités stratégiques va bien au-delà du jeu de mots.

De fait, chacun des deux acteurs Zelensky, le comédien et l’homme politique, ne peut exister que s’il y a d’autres acteurs avec lui. Il avait appris cela dans son premier rôle et il a utilisé sa compétence d’acteur pour devenir « acteur ».

C’est même ainsi qu’a été construite la doctrine militaire ukrainienne : une décentralisation maximale pour laisser à l’intelligence de petits groupes bien reliés entre eux la liberté de prendre des initiatives. La VTO, force de défense territoriale, comprend environ un million de combattants qui paraissent avoir joué un rôle majeur dans la résistance à l’attaque russe. On pourra dire que cette manière de faire, très différente de celle d’une armée soudée par la seule discipline, s’est déjà rencontrée dans d’autres conflits, à chaque fois qu’il s’agissait de réagir à une invasion. Le capital spatial des résistants repose alors sur une bonne adhérence – selon le mot que Georges Amar (2010) a appliqué aux enjeux de mobilité – à chaque parcelle du territoire, tandis que l’espace de l’agresseur est plutôt un réseau fait de points (ses positions, ses frappes) et de lignes (d’attaque, de front, d’approvisionnement). Dans le cas de l’Ukraine, c’est une société d’individus contemporaine ayant atteint récemment une réelle maturité, qui, un matin de février, s’est trouvée confrontée à un problème inédit et l’a abordé en cherchant à conserver l’essentiel de ce qu’elle vivait en temps de paix.

Et notamment l’humour. Début mars, le reporter d’une radio française a enregistré cet échange à Kiev, dans la queue devant une pharmacie. Une personne dit qu’elle a besoin de somnifères car depuis le début de la guerre, elle ne trouve plus le sommeil. « Vous n’avez qu’à relire Le Capital de Karl Marx », lui rétorque, goguenard, une autre. La série Serviteur du peuple est pleine de ce genre de petits gags évoquant souvent le style des blagues soviétiques : résignation à vivre dans un régime écrasant et maintien jusqu’au bout d’une humanité résiliente déjouant les pronostics, exprimée par une syncope rhétorique à la chute de l’histoire. Quand, entre deux guerres en Ukraine, Bernard-Henri Lévy demanda à Zelensky quel était son rapport à la judéité, celui-ci lui répondit : « Ce point arrive au moins en vingtième position dans la liste de mes défauts ». Même dans les situations les plus terribles, ne pas se résigner à être ce qu’on est de part en part : il y a toujours quelque chose qui fait que l’identité d’un individu ne se réduit pas à un a = a, c’est-à-dire à un moi = je. Quand on est impliqué dans une guerre sans merci où se joue le droit de constituer une société autonome, on ne peut pas être totalement réductible à cet engagement car sinon, cela signifierait qu’on a perdu la petite voix intérieure qui nous répète sans cesse de ne jamais oublier quelle est la paix qui donne sens à cette guerre. Même dans ces situations-limites, il faut toujours s’employer à subordonner les moyens aux fins. C’est ce rôle, proche de celui de Serviteur du peuple, qu’il joue fort bien.

Est-ce qu’il est « sincère » ? Autrement dit, est-ce que son personnage duplique sa personne ? Ce n’est pas vraiment le problème. Les comédiens savent que pour incarner la « vérité d’un personnage », ils doivent par définition s’écarter de ce qu’ils sont par ailleurs et c’est la capacité à opérer en permanence, par une méthode ou une autre, ce « mentir-vrai » (l’expression est d’Aragon) qui définit leur qualité professionnelle. Ce que Zelensky peut être dans sa vie privée n’est certes pas sans importance, notamment quand cela touche à des éléments indivisibles : on peut difficilement être éthique ici et anéthique ailleurs, car l’éthique consiste justement en une critique des incompatibilités dont le monde moral, fait en apparence de normes transcendantes et d’injonctions absolues, était perclus. Si la concordance entre ses différents univers se révèle suffisante pour que, comme acteur politique, il ait le rôle dans la peau, alors on n’est pas surpris qu’il fasse un tabac.

Dans ses tournées à distance des parlements du Monde, Zelensky a évoqué ici Winston Churchill, là, Jean-Paul Belmondo. Les mettre sur le même plan nous projette inévitablement dans une fiction riche en personnages savoureux. Cela permet de faire de l’imaginaire une composante active du réel. La fiction n’est nullement le contraire de la vérité mais une de ses figures, un de ses régimes, et nous, chercheurs, le savons bien, qui nous flattons d’inventer des théories pour rendre compte de réalités dont la complication nous défie.

L’univers du mensonge, dont les discours de Vladimir Poutine constituent une épure, s’enferme dans la dénégation plate d’une vérité qu’il fige en la refusant. Poutine est bien parfois un acteur mais d’une pièce dont il est le seul personnage autorisé, comme on l’a vu le 7 février 2022 lorsqu’il a il a repoussé Emmanuel Macron au bout d’une interminable table. Ce décor impressionnant faisait partie d’un spectacle alors crypté et son caractère surréaliste avait à voir, on le comprend pleinement maintenant, avec la monstruosité à venir. On peut interpréter cette scénographie comme une métaphore de la société russe : tant qu’elle croira ce que le despote lui montre avec cette table – une métaphore de la profondeur territoriale qui rend l’État russe invincible –, elle ne tentera même pas de la renverser. Mais si elle a le courage d’essayer, elle verra que, comme le magicien d’Oz (The Wizard of Oz, Victor Fleming, 1939), la toute-puissance de cette table se trouve d’abord dans les têtes, dans l’illusion de la force qui lui est attribuée par ceux qui ont envie d’y croire.

Poutine est donc surtout le metteur en scène de vérités travesties mais jamais totalement cachées. Il aimerait sans doute y parvenir mais dans le monde contemporain, cela devient difficile. Dans le petit théâtre du dictateur, les morts de Butcha jouent la comédie car, les médias russes nous l’expliquent [1], ils ne sont pas encore morts : ils bougent ! Dans un dernier effort, ils se sont disposés aux bons endroits pour que la presse occidentale puisse y voir un crime de guerre. Cette scène appartient à un récit plus général dans lequel ce sont les Ukrainiens qui détruisent leur propre pays, bombardant dans de nombreuses villes des milliers d’immeubles d’habitation et contraignant des millions de personnes à fuir vers l’ouest alors que celles-ci désireraient tant partir vers l’est. Même culoté, le mensonge sur un prétendu mensonge ne fait toujours pas une bonne fiction.

Pendant ce temps, chacun en convient : président d’un pays qui résiste au nom de valeurs partagées avec des milliards d’humains et exprimés par des votes massifs de condamnation à l’ONU à un tyran enfermé dans sa mythologie violente, c’est jusqu’à aujourd’hui, de loin le meilleur rôle de Zelensky. En ajoutant une dimension tragique à ce qui avait été jusque-là un passage réussi de la comédie au drame, lorsqu’il était devenu président, il a crevé nos écrans de son talent.

Zelensky s’est adressé à l’ONU pour dénoncer les faiblesses de cette institution : comment est-il possible, a-t-il demandé, que l’État qui, en ce moment, est le plus grand danger pour la sécurité de la planète soit membre du « Conseil de sécurité », y disposant même du droit de veto ? Beaucoup de citoyens de ce Monde partagent cette analyse et cela fait du président ukrainien leur porte-parole imprévu. Or ce qu’il dit n’est pas exprimable dans le langage « réaliste » de la diplomatie. C’est la fiction d’un Monde organisé selon des principes et des valeurs qui permet d’énoncer cette vérité.

Kiev associe un patrimoine exceptionnel d’architecture religieuse à une ville laïque, profane et blasphématoire. À Kharkiv, l’été, le centre-ville, agencé autour d’un vaste parc, s’anime pendant des journées sans fin où des milliers de citadins fêtent la joie d’être ensemble.

La guerre civile mondiale qui oppose les républiques démocratiques aux despotismes et les sociétés d’individus aux communautarismes (Lévy, 2022) se déroule le plus souvent avec une intensité limitée. Elle permettait jusqu’ici aux Ukrainiens de faire leur choix dans un conflit fondamental mais contenu. Depuis le 24 février 2022, la violence de cet affrontement politique planétaire est devenue indissociable d’une violence massive infligée à une société. Pour prendre leur place dans ce drame, les bons acteurs n’ont pas pour mission de nous arracher des larmes. L’actualité s’en charge. Leur rôle, leur meilleur rôle, c’est de nous inciter à être acteurs nous aussi.

Résumé

Acteur et « acteur » : entre le comédien et le concept de sciences sociales, y a-t-il plus qu’une métaphore ? Probablement, et la guerre en Ukraine nous permet d’en prendre plus clairement conscience.

Bibliographie

Amar, Georges. 2010. Homo Mobilis. Le nouvel âge de la mobilité. Limoges : FYP.

Crozier, Michel et Erhard Friedberg, 1977. L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective. Paris : Le Seuil.

Goffman, Erving, 1973 [1959]. La mise en scène de la vie quotidienne [The Presentation of Self in Everyday Life]. Paris : Minuit.

Lévy, Jacques, 2022. Géographie du politique. Paris : Odile Jacob.

Notes

[1] Voir par exemple l’analyse de France Info, le 5 avril 2022.

Auteurs

Partenariat

Cet article est proposé par le rhizome Chôros.

Sérendipité.

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