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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Essai de sociologie territoriale sud-africaine.

Connexions et déconnexions entre zones et réseaux.

Dans cet article, je propose une réflexion sur un champ de recherche nouveau par son appellation, la « sociologie territoriale », mais ancien par son contenu. Il est nouveau car le terme de sociologie territoriale n’a jamais été formulé tel quel [1], mais ancien car des sociologues et des anthropologues se sont depuis longtemps intéressés au territoire et à l’espace, et des géographes ont incorporé dans leurs recherches le champ du social [2]. Les uns et les autres privilégient une méthodologie intégrant l’étude spatialisée des acteurs sociaux, individuels, collectifs et institutionnels (Gervais-Lambony, 2003, b ; Grafmeyer, 1994 ; Gumuchian et al., 2003 ; Guyot, 2003 ; Marie, 1997 ; Olivier de Sardan, 1998 ; etc.). La sociologie territoriale peut se donner pour objet de réfléchir sur les rapports que les acteurs sociaux entretiennent avec l’espace, les lieux et le (leur) territoire. On peut donc proposer des typologies « d’acteurs sociaux territorialisés » qui permettront de constituer des grilles de lectures évolutives et comparatives, un socle pour réfléchir à d’autres espaces. J’ai choisi ici l’exemple de l’Afrique du Sud, surtout celle des espaces non-métropolitains [3], qui montre des liens très forts, souvent conflictuels, entre les acteurs et les territoires, du fait des héritages des périodes coloniale et d’apartheid, mais aussi du fait de son insertion actuelle dans la mondialisation.

En Afrique du Sud, les conflits territoriaux sont fonction à la fois des dynamiques de territorialisation en cours — temporalité du changement — et des « accumulations territoriales » — temporalité des héritages — (Gervais-Lambony, 2003, a). Parfois ils sont seulement une étape du processus en cours conduisant les acteurs à négocier des compromis durables, comme pour les nouvelles limites municipales instaurées en l’an 2000[4] (Folio, Guyot, 2004). Ils sont souvent persistants et se recomposent au gré des évolutions. La transition sud-africaine perçue par les Blancs comme un grand changement (discrimination positive, baisse de la qualité de vie…) et au contraire vécue par les Noirs[5] comme une transformation réelle mais encore timide (chômage, demande de services ruraux…) tend à multiplier les situations conflictuelles (Mabin, 1995 ; Houssay-Holzschuch, 1997 ; Guillaume, Tepo, 2002). Ces conflits recomposés, s’ils permettent de trouver des consensus acceptables par tous, sont bénéfiques. En revanche, s’ils conduisent à des impasses ou à des nouvelles formes d’autoritarisme, ils apparaissent alors comme les symptômes d’une société malade et repliée sur elle-même. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’Afrique du Sud offre toutes ces facettes à la fois.

Quels outils méthodologiques, théoriques et conceptuels peut-on se donner pour comprendre les rapports qu’entretiennent les acteurs et les territoires dans le contexte de l’Afrique du Sud post-apartheid ? À quelles lectures de sociologie territoriale peut-on aboutir ? Les connexions et les déconnexions entre les territoires-zones et territoires-réseaux en Afrique du Sud sont-elles purement « économiques » ou n’incorporent-elles pas aussi des aspects importants liés aux « représentations sociales » ?

Territoire, lieu, territorialité : de quoi parle-t-on ?

Cet article est fondé sur deux positionnements conceptuels liés. Le premier consiste à adapter les théories de Veltz (1996) sur les « économies d’archipel » à l’Afrique du Sud post-apartheid mondialisée, en distinguant des territoires-zones et des territoires-réseaux. Le second positionnement est une tentative de précision de définitions sur le territoire et les lieux que j’utiliserai pour formaliser un essai de sociologie territoriale sud-africaine.

Réfléchir en termes de territoire-zone et de territoire-réseau permet de comprendre de manière schématique la discrimination territoriale renforcée par la phase actuelle de la mondialisation (Veltz, 1996). Ce cadre général distingue des espaces gagnants, les territoires-réseaux et des espaces perdants, les territoires-zones. Les territoires-réseaux sont connectés — ou confondus — avec les parties les plus prospères des grandes aires métropolitaines, de certaines villes moyennes ou zones touristiques internationales, accueillent des investisseurs, génèrent de la croissance et comprennent une majorité d’acteurs « inclus ». Les territoires-zones sont exploités, marginalisés, parfois oubliés et comprennent une majorité d’acteurs « exclus », alors qu’une minorité « d’inclus » s’enrichit. Il existe bien sur de nombreux profils territoriaux intermédiaires entre ces deux extrêmes. Cette dialectique territoriale implique des positionnements d’acteurs beaucoup plus complexes, fortement reliés à la mobilisation d’un capital spatial[6], lui-même relié à un capital social (Bourdieu, 1980 ; Woolcok, Narayan, 2000). Quelles sont les connexions et les déconnexions existant entre ces territoires et leurs acteurs ?

Pour résoudre la déconnexion, réelle ou perçue existant entre ces espaces, il est possible de recourir à des politiques territoriales, la discrimination territoriale positive, permettant de connecter et de remettre à niveau ces espaces perdants ou au contraire de ne favoriser que les espaces gagnants. Il est possible aussi de recourir à des politiques de réseau, permettant d’aider toutes les personnes démunies, dans les lieux où elles se trouvent.

Le lieu n’est pas équivalent au territoire (Lévy, 1999). Le territoire est une portion d’espace géographique dont la délimitation et le contrôle visent à exercer un pouvoir sur une population ou des ressources (Sack, 1986). La territorialisation, processus de façonnement territorial, est à l’origine de conflits territoriaux, où la hiérarchie, les prérogatives de ces transformations territoriales ont toute leur portée.

Il est caractérisé par des processus de territorialisation souvent concurrents. En revanche, le lieu est plutôt un espace de reconnaissance et d’identité. Il est caractérisé par l’invention de territorialités parfois divergentes. Je me place volontairement ici à l’échelle des territoires locaux. Plusieurs lieux composent un territoire, dont le contrôle est souvent stratégique. C’est aussi affirmer qu’un acteur peut se reconnaître dans un lieu mais ne pas adhérer au territoire qui l’englobe, même si ce dernier tend à influencer sa vie au quotidien. Je m’écarte intentionnellement d’une définition englobante du territoire surtout par souci didactique pour ne pas confondre dans un même terme des processus de contrôle (par le haut) et des processus d’identification et de représentation (par le bas). L’adéquation possible entre ces deux processus pose question (Guyot, 2005).

En effet, en Afrique du Sud, une nouvelle création municipale n’a pas la même valeur que l’émergence de territorialités émanant de certains quartiers. Ce sont deux processus de territorialisation différents. Le premier contribue à produire, pour le moment, du territoire politique et le second à façonner « un esprit des lieux ». On peut donc être territorialisé malgré soi. Ainsi les petits agriculteurs de KwaDapha, à Kosi Bay (KwaZulu-Natal, cartes 1 et 2), sont très attachés à leur lieu de vie qui fait partie de leur identité. Ils réfutent totalement le territoire du parc national les englobant mais doivent pourtant tenter de s’y adapter. De plus, au sein d’un même territoire, un acteur identifie des lieux où il va, et des lieux où il ne va pas. Un acteur peut se reconnaître dans plusieurs lieux situés dans des territoires différents. Enfin le recours au réseau peut sembler plus bénéfique que l’allégeance au territoire. Comment se positionnent les acteurs sociaux sud-africains dans ce dispositif territorial ?

Essai de sociologie territoriale sud-africaine.

La preuve par six.

Le tableau 1 (séparé en 9 variables de 1 à 9) propose six catégories d’acteurs sociaux en fonction de leurs liens au territoire dans les différentes localités étudiées. Forcément simplificateurs, ces tableaux permettent surtout de comprendre l’articulation entre plusieurs variables. Ils montrent comment le rapport de l’acteur à l’espace et au territoire est une fonction de sa mobilité sur le temps court (le quotidien) et sur le temps long (les tranches de vie), du nombre de ses espaces de référence et de ses lieux de reconnaissance (territorialités), de son capital spatial, de sa richesse, de son adhésion au territoire local et de l’influence que ce dernier a sur son quotidien, et de son recours éventuel aux réseaux. Les localités du KwaZulu-Natal m’ont permis de nourrir cette typologie (Guyot, 2003). Toutefois, beaucoup d’autres espaces sud-africains (campagnes, villes petites et moyennes) correspondent parfaitement à ce schéma. Les aires métropolitaines (qui rassemblent seulement un tiers de la population sud-africaine[7]) sont en adéquation imparfaite avec cette sociologie territoriale, car les mobilités multiples et l’intersection de tous les réseaux qui les caractérisent, induisent encore plus de complexité.

J’ai employé le terme « réseau » en italique pour désigner les réseaux de proximité et de solidarité, par exemple très présents chez les Noirs (Houssay-Holzschuch, 1997 ; Guillaume, 2001), et en police normale pour désigner les réseaux de pouvoirs et d’argent, en général configurés à une échelle nationale et internationale. C’est une distinction relativement artificielle — mais commode pour ma démonstration —, car des études ont montré que les « réseaux du bas » étaient souvent reliés aux « réseaux du haut », comme le montrent les travaux sur les mafias, les migrants ou les itinéraires métropolitains (Bénit, Gervais-Lambony, 2003).

Tableau n°1 : La sociologie territoriale sud-africaine peut se décliner en six groupes selon neuf variables. Exemples.

Tableau n°1 : La sociologie territoriale sud-africaine peut se décliner en six groupes selon neuf variables. Exemples.

Les captifs.

Le terme est fort, un brin provocateur, mais n’est pas à interpréter comme du mépris ou de la condescendance par rapport aux acteurs concernés. En effet la « captivité » se comprend d’abord par rapport au critère de la mobilité. En effet, un acteur habitant un lieu situé dans des marges territoriales, est isolé. Prenons l’exemple des résidents de KwaDapha (Guyot, 2004), village enclavé dans le parc naturel de Kosi Bay. Franchir la distance qui les sépare du chef-lieu (Manguzi[8], Mbazwana), des grandes villes (Richards Bay[9], Durban) ou même de certains villages voisins n’est pas une chose aisée. Il faut un véhicule à quatre roues motrices et donc de l’argent. La plupart en sont dépourvus. Le recours au transport collectif est parfois possible mais il est exceptionnel. L’attachement au lieu de vie (la maison, le village…) est très fort, car il est l’unique lieu de reconnaissance, c’est souvent aussi le lieu de naissance.

L’espace de référence est strictement local. L’adhésion aux nouveaux territoires post-apartheid semble faible. Une méfiance héritée de l’apartheid persiste. Ces résidents vont-ils se faire chasser car ils habitent à l’intérieur d’un parc national, vont-ils recevoir les services promis par des nouvelles autorités locales fort lointaines[10]… ? L’influence du (ou des) territoire local sur leur vie quotidienne est forte. Il faut respecter des règlements, des nouvelles lois, éventuellement payer des impôts, aller voter.

Le recours aux réseaux de proximité et de solidarité est important. Effectivement, les habitants se sont organisés depuis longtemps entre eux pour remédier aux services que l’État ne leur a jamais apportés. Ils vivent de ce qu’ils cultivent, vont prendre l’eau au lac, et utilisent les ressources naturelles de la faune et de la flore avoisinante dans la mesure des interdictions mises en place par le Parc. Les plus jeunes refusent cette « captivité » et choisissent d’émigrer pour chercher du travail en ville, et ainsi de faire bénéficier la famille restée au village d’une partie de leurs revenus. Ce sont les « évadés ». L’évasion en Afrique du Sud, c’est surtout l’exode rural, qui est encore un phénomène majeur, quoique peu étudié.

Les évadés.

Les « évadés » se sont démarqués de leurs aînés captifs en quittant le lieu d’origine dans l’espoir d’une vie (matériellement) meilleure ailleurs. Ils assurent une certaine connexion entre les territoires-zones et les territoires-réseaux. Leur mobilité s’en est donc trouvée accrue. Leurs lieux de reconnaissance deviennent doubles, même si parfois leur identité reste plutôt forgée sur leur lieu de vie d’origine. Leurs espaces de référence associent donc l’échelle locale et l’échelle régionale. Ce sont des grands utilisateurs de « combis » collectifs.

On trouve beaucoup « d’évadés » dans les townships noirs du KwaZulu-Natal (Folio, 2003) ou du Gauteng[11] (Guillaume, 2001 ; Bénit & Gervais-Lambony, 2003), ou encore parmi les employés des parcs (qui reviennent chez eux à la fin du mois), ou parmi certains Afrikaners ayant migré à Richards Bay pour trouver du travail dans les industries[12] (Guyot, 2003). Leur adhésion au territoire local (et l’influence de ce dernier) est difficile à cerner car certains n’ont pas toujours de statut officiel, en particulier les résidents des camps de squatters.

Les réseaux de proximité et de solidarité fonctionnent beaucoup en associant les résidents du lieu d’origine aux résidents du lieu d’arrivée (Gervais-Lambony, 2003, b). Financièrement, ce sont des débrouillards qui arrivent à survivre et à se déplacer, malgré des conditions de vie parfois plus difficiles que dans leur lieu d’origine, sans parler de l’exposition à la violence urbaine, très forte. L’évasion c’est la liberté, mais c’est aussi le risque[13]. En effet, entre une zone rurale isolée et un camp de squatters, l’exposition aux risques (en particuliers urbains) est évidemment très différente. Les uns seront mal connectés au développement alors que les autres en subiront les effets, positifs mais aussi souvent négatifs (Houssay-Holzschuch, 1997).

Les parvenus.[14]

Le terme « parvenu » dépasse l’emploi péjoratif habituellement admis. Il désigne ici tous les acteurs qui ont pu parvenir à un certain niveau de vie, de confort et de mobilité, par le travail (beaucoup d’Indiens sont dans ce cas-là), par la couleur de la peau (les Afrikaners du temps de l’apartheid promus à des postes de fonctionnaires dans de grandes entreprises publiques, de plus en plus de Noirs de nos jours grâce au recours à l’affirmative action[15]…) ou par chance (les nouveaux gagnants du Loto)… Les parvenus ont en général une voiture et une maison, et font leurs courses au centre commercial du suburb. Ils ne déménagent qu’en fonction des nouveaux contrats de travail possibles. Ce sont, par exemple, les classes moyennes blanches, indiennes et noires de Richards Bay, d’East-London ou de Pietermaritzburg. Une bourgeoisie de couleur noire et métisse[16] (rejoignant l’indienne qui s’était formée avant), accède maintenant à des postes de responsabilité et s’enrichit vite, mais son effectif reste encore minoritaire. Certains Blancs aisés, eux, sont les seuls à dire que « oui : tout a changé ! ». Ils ne sont plus en sécurité dans leurs quartiers, ils doivent faire face à la criminalité et leurs enfants, à cause de l’affirmative action, n’accèdent plus aux mêmes emplois qu’avant. C’est pourquoi ils se retranchent chez eux, avec au minimum, un système de protection privé de type armed response ou plus, un système de bouclage du quartier avec une seule voie d’accès et un garde qui demande un pass pour rentrer (il faut montrer « patte blanche »). Ne se crée-t-il pas une nouvelle forme de ségrégation à l’envers, les murs de la honte ne vont-ils pas maintenant protéger des regards envieux les villas des riches ?

Les espaces de référence des parvenus sont aux échelles locale, régionale et nationale — rarement internationale. Leurs lieux de reconnaissance sont multiples. En général ils adhérent bien au territoire local, payent leurs impôts et reçoivent en échange des services de qualité. Ils n’approuvent pas les nouvelles limites de ces territoires incluant des zones pauvres pour lesquelles ils doivent payer. Ils sont plus individualistes que les captifs et les évadés mais disposent bien sur de réseaux de solidarité et de proximité (églises, entreprise, associations, gangs divers…).

Les enracinés — relais.

Ce sont les notables des localités étudiées. Ils ont la possibilité d’être à la fois au cœur des réseaux de proximité et de solidarité locales et rattachés aux réseaux de pouvoirs. En outre, ils ont de fortes responsabilités dans la gestion et la reproduction des territoires locaux. Cette complémentarité entre les réseaux et le territoire leur donne une assise importante. Par exemple, le maire de Richards Bay (Umhlatuze Municipality) est très impliqué dans diverses associations locales (église, université, sport…), il siège au sein de la Chambre de Commerce et d’Industrie, et entretient de nombreux contacts avec des investisseurs nationaux ou internationaux. C’est un enraciné — relais par choix, et c’est une stratégie souvent payante, mais dans ce cas soumise au jeu des urnes et des alliances politiques.

Les acteurs — réseau.

Ce sont les têtes des régimes locaux et les émissaires des régimes nationaux et internationaux, par exemple les grands responsables industriels à Richards Bay, à East-London ou à Durban, certains hauts fonctionnaires… À la différence des enracinés — relais, ils ne sont pas originaires des localités considérées, et n’ont donc pas la même emprise sur les réseaux de proximité. En revanche, ils sont les représentants des têtes de réseaux de pouvoirs et d’argent, et deviennent donc des acteurs indispensables. L’influence du territoire local sur leur situation est relativement faible. Ce sont plutôt eux qui influencent le devenir de ce même territoire, d’autant plus qu’ils font un choix résidentiel à moyen terme qui leur permet de bien s’intégrer dans les jeux d’acteurs locaux. Leur capital spatial est par conséquent très fort.

Les acteurs réseau — déracinés.

Ils ressemblent aux précédents mais ils n’ont aucune stratégie d’enracinement territorial. Ce sont des temporaires, des déracinés, qui nomadisent de place en place. Ils se recréent leurs propres territoires d’intervention car leur pouvoir est grand. Ce sont les architectes des territoires–réseaux… Ainsi tel grand cadre d’entreprise français, qui souhaite investir dans la construction d’une usine d’aluminium à Coega (Port Elisabeth), peut diriger le montage de l’usine, puis au bout de trois ou quatre années retournera au siège en France, pour repartir ensuite vers un autre lieu d’intervention.

La partition duale entre territoires-zones et territoires-réseaux n’existe pas vraiment en réalité. On a plutôt affaire ici à un gradient progressif entre les territoires des captifs et ceux des acteurs-réseaux. Des connexions et des déconnexions existent entre tous ces faciès territoriaux dont ce schéma ne saurait bien sur éclairer toutes les particularités et toutes les complexités. Si les connexions ou les déconnexions sont fonction de la distance (isolement ou proximité des moyennes et grandes villes) et des paramètres économiques (migrations « évasions »), elles sont aussi le fait de représentations sociales, parfois encore fortement marquées par certains héritages du passé.

Les lieux de l’Autre.

En Afrique du Sud, au sein des nouveaux territoires municipaux post-apartheid, regroupant ville blanche, ville noire, camps de squatters et zones rurales, il y a des lieux où l’on va et des lieux où l’on ne va pas, et ils ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Les connexions et les déconnexions entre les territoires ne sont donc pas les mêmes pour tout le monde. Le tableau 2 montre quels sont les espaces fréquentés par les différentes catégories socio-territoriales que l’on vient de repérer.

Tableau n°2 : Acteurs et lieux de l'Autre.

Tableau n°2 : Acteurs et lieux de l’Autre.

Les possibilités de mise en relation des différents acteurs sont limitées, en général, aux sphères et aux lieux de travail, à l’exception des quartiers branchés des grandes métropoles (Melville à Johannesburg) et des nouveaux centres commerciaux[17] des périphéries (document 1) des grandes villes (Montecasino à Johannesburg, Gateway à Durban, Hemingway à East-London). L’exclusion est encore malgré tout le phénomène dominant en Afrique du Sud. On s’exclut par sa pauvreté, par sa richesse, et les possibilités de mixage social sont faibles. On s’exclut surtout par la perception que l’on peut avoir d’un espace bien déterminé (Gervais-Lambony, 2003, b). La criminalité et la violence ne facilitent pas la mobilité de certains acteurs (document 2). Certains s’en protègent car ils en ont les moyens (compagnies privées de sécurité) et développent une stratégie d’évitement de certaines zones (townships, zones rurales africaines). On assiste donc à la création d’une nouvelle forme de captivité chez les parvenus. Ce qui fait la subtilité de l’Afrique du Sud réside dans la reproduction de toutes les inégalités sur des métriques très fines. La peur de l’Autre passe par la peur vis-à-vis de son lieu de vie et de son activité (document 3). Beaucoup reste à faire pour transformer des comportements exagérés et généralisateurs en une prudence raisonnée. Les médias ont ici une grande responsabilité. Par exemple, le journal local de Richards Bay, « le Zululand Observer », mentionne la région de Kosi Bay uniquement pour condamner l’impact des populations locales sur l’environnement naturel, lieu de récréation de sa clientèle de parvenus blancs et indiens, et pour sensibiliser à la criminalité (forte potentialité de faire « braquer » son véhicule tout-terrain). Comment réconcilier les espaces quand la presse locale est encore ségrégée ? L’équivalent du Zululand Observer pour les « évadés » du township d’Esikhawini est « Umlozi » écrit uniquement en Zoulou. Seuls quelques rares articles montrent les initiatives positives émanant des zones rurales ou des townships. La plupart du temps, les journalistes se contentent de faire du charity business, et rendent compte des projets paternalistes du Rotary Club ou de la Croix Rouge locale…

Un autre auteur et acteur politique, M. Sutcliffe (1996), fait aussi référence aux lieux de l’Autre en caractérisant sa ville, Durban, comme le produit de cinq villes distinctes, « la ville de la mort, la ville des survivants, la ville de l’espoir, la ville des “ ayant droit ” et la ville du superflu ». Durban est analysée ici selon une série d’espaces vécus distincts qui sont une lecture complémentaire fort pertinente des déconnexions analysées. Les villes de la mort et de la survie correspondraient plutôt à la catégorie des captifs, la ville de l’espoir à celle des évadés, la ville des « ayant droit » à celle des parvenus et la ville du superflu à celles des enracinés-relais et des réseaux. On le voit, il est surtout important de mobiliser les représentations et les formes multiples de sociabilité « interterritoriales » pour arriver à une analyse fine et structurée de la réalité.

Cette grille de lecture amène à s’interroger sur le poids relatif des réseaux de pouvoir et d’argent, ainsi que de la connexion à la mondialisation, dans la construction des territoires, et comment cela influe sur l’existence de groupes sociaux plus universels.

Document 1 : Mixité socio-territoriale dans un centre commercial sud-africain.

Document 1 : Mixité socio-territoriale dans un centre commercial sud-africain.

Document 2 : Ce document a été rédigé fin 2000 par l’association touristique de St Lucia (entre Richards Bay et Kosi Bay) à propos de la regrettable augmentation de la criminalité suite à l’abandon de la barrière de sécurité qui permettait de filtrer les allées et venues. Il semblerait que les habitants de St Lucia veulent « se préserver » des changements en cours… en se réservant l’espace ?

Document 2 : Ce document a été rédigé fin 2000 par l’association touristique de St Lucia (entre Richards Bay et Kosi Bay) à propos de la regrettable augmentation de la criminalité suite à l’abandon de la barrière de sécurité qui permettait de filtrer les allées et venues. Il semblerait que les habitants de St Lucia veulent « se préserver » des changements en cours… en se réservant l’espace ?

Document 3 : L’entrée d’un hôtel à St Lucia, ou la perpétuation du droit d’admission réservé.

Document 3 : L’entrée d’un hôtel à St Lucia, ou la perpétuation du droit d’admission réservé.

Entre territoires-zones et territoires-réseaux…

Cet essai de sociologie territoriale permet de mesurer l’importance des réseaux[18] dans les relations entre les acteurs et le territoire. Si le territoire est un mode de contrôle spatialisé sur les personnes, les processus et les relations sociales, peut-il être seulement assimilé à une zone particulière gérée par un ou plusieurs pouvoirs ou institutions ? En admettant que les réseaux sont un mode de contrôle « informel » des personnes, des processus et des relations sociales, n’a t-on pas ici la preuve d’existence de territoires-réseaux qui seraient complémentaires, imbriqués à des degrés divers — ou concurrents — des territoires zones ? Quelles seraient alors les limites de ces territoires-réseaux ?

Pierre Veltz (1996) apporte un ensemble de réponses à ces questions que ces études de terrain font émerger. L’économie globale est immédiatement présente dans l’économie locale. Les interconnexions entre pôles d’activité sont aujourd’hui, souvent, plus déterminantes que les relations hiérarchisées (centre — périphérie) entre ces pôles et leurs arrière-pays, régionaux, voire nationaux. L’image d’un « territoire en réseaux » — territoire à la fois discontinu et feuilleté, car les réseaux sont multiples, se superposent et s’enchevêtrent — se dessine en contraste avec du bon vieux territoire des zones (Veltz, 1996). Les pôles eux-mêmes apparaissent comme les nœuds de ces réseaux, autant et davantage que comme les places de commandement des zones. On peut caractériser la notion de territoire-réseau par des propriétés abstraites, topologiques en quelque sorte. Deux de ces propriétés me paraissent essentielles : la prédominance des relations « horizontales » (pôle-pôle) sur les relations « verticales » (pôles-hinterland) et le caractère maillé (non pyramidal, non arborescent) des relations. Tout espace est donc, pour une part différente, « gouverné » par un territoire-zone et par un territoire-réseau, particulièrement en fonction de sa participation au phénomène dit de « mondialisation »[19]. Quelle forme de territoire garantit le plus de démocratie et d’équité à ses habitants ? On peut concevoir le territoire-zone comme un moyen de redistribution des bénéfices engrangés par le territoire-réseau. Mais si le « monde mondialisé » n’est plus qu’un « territoire en réseau », quid des espaces — et / ou des acteurs — exclus de ces réseaux ? C’est ici que l’on peut introduire une réflexion plus générale sur la dimension sociologique de la mondialisation, en termes de créations de « groupes ».

Jacques Lévy (1999) propose une sociologie de la mondialisation (tableau 3) qui par ailleurs vient valider les catégories socio-territoriales sud-africaines. Cette sociologie est aussi à mettre en relation avec la notion de capital spatial[20].

Tableau n°3 : Sociologie de la mondialisation (Lévy, 1999).

Tableau n°3 : Sociologie de la mondialisation (Lévy, 1999).

Les mieux connectés sont certes aussi les mieux dotés, et inversement, mais entre les deux bornes extrêmes, on peut trouver des dotés mal connectés (les ouvriers ou les employés des grandes entreprises industrielles ou des administrations des pays en voie de développement) et des connectés mal dotés (les migrants, porteurs d’une stratégie très dynamique, les nouvelles « classes moyennes » des pays émergents) (Lévy, 1999). Les « enclavés » de Lévy ressemblent beaucoup à nos « captifs » et limitent leur appartenance à un territoire-zone. Les « accrochés » ressemblent à nos « évadés » et appartiennent à un territoire-zone souvent en situation de proximité avec un territoire-réseau. Enfin les « branchés » correspondent à nos acteurs « relais » et « réseau » jouant sur la complémentarité entre un territoire-zone et un territoire-réseau. Lévy identifie deux sous-ensembles dans le groupe des « branchés » qui définissent tout à fait un régime mondial territorialisé en réseau.

– Une élite dirigeante (de quelques dizaines de milliers de personnes) dirigeants d’entreprises, chefs d’États, haut fonctionnaires des organisations internationales. Ils ne sont pas seulement le monde, ils font le monde.

– La « classe » des mondialisés (plusieurs centaines de millions de personnes). Elle forme au sens propre, la jet set d’aujourd’hui. Solidement formée, urbaine, mobile, dotée d’identités spatiales multiples, elle pense et vit « monde » par ses connaissances, ses loisirs, ses attentes. L’essentiel réside dans l’association entre une position sur les réseaux (bonne ou mauvaise accessibilité au centre) et un rapport à la société.

Conclusion : gagnants et perdants ?

L’Afrique du Sud est maintenant entrée dans l’économie mondialisée. Le gouvernement Anc pour ne pas froisser les bailleurs de fonds, les investisseurs potentiels, les grandes entreprises et pour favoriser le retour de la croissance a très rapidement mené une politique néolibérale déléguant à l’échelon local et au secteur privé une partie de l’effort de la remise à niveau en services essentiels à la population noire. Ce contexte économique tend à pérenniser les inégalités. Des territoires économiquement gagnants s’opposent à des territoires économiquement perdants. Les aires métropolitaines (Le Cap, Johannesburg, Durban…) et les villes moyennes bien connectées (Richards Bay, East-London, Pietermaritzburg) se maintiennent à peu près. Les zones rurales marginalisées et isolées sont plutôt laissées à des Ong alimentées par la charité des riches. Elles cumulent le paludisme, parfois le choléra, des pistes défoncées, un manque en services de proximité, un chômage massif… Elles récupèrent parfois les miettes « des gagnants » sous forme d’un paternalisme industriel (construction d’écoles, de cliniques…) ou d’un activisme associatif (tourisme rural…). Les clivages entre rural profond et espaces urbains sont encore très forts en Afrique du Sud (Bond, 2002). Mais les connexions entre ces espaces ne manquent pas, et les captifs de la nouvelle Afrique du Sud ne sont peut-être pas ceux que l’on croyait au départ, non pas les ruraux isolés, mais plutôt les parvenus des gated communities tenaillés par la peur de l’Autre…

Carte 1 : Afrique du Sud.

Carte 1 : Afrique du Sud.

Carte 2 : Le KwaZulu-Natal.

Carte 2 : Le KwaZulu-Natal.

Résumé

La sociologie territoriale cherche à faire réfléchir aux rapports que les acteurs sociaux entretiennent avec l’espace, les lieux et le territoire. Elle propose des grilles de lecture qui dépassent le champ simple de la monographie pour permettre d’amorcer une réflexion comparative. Dans le cadre de l’Afrique du Sud contemporaine non métropolitaine, plusieurs groupes d’acteurs territorialisés coexistent (les captifs, les évadés… etc.), plus ou moins bien connectés les uns aux autres en fonction de leur capital spatial et du niveau de leurs représentations mentales. Si économiquement des territoires-zones perdants s’opposent à des territoires-réseaux gagnants, les oppositions réelles entre ces territoires sont surtout fonction de sociabilités multiscalaires et d’héritages perceptifs (les espaces de « l’Autre ») qu’entretiennent les différents acteurs.

Bibliographie

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Patrick Bond, Unsustainable South Africa : environment, development and social protest, Pietermaritzburg, University of Natal Press, 2002.

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Fabrice Folio, Les villes du KwaZulu-Natal en Afrique du Sud, entre diversité héritée et évolutions récentes, Thèse de Doctorat, Université de la Réunion, 2003.

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Notes

[1] Par exemple si on se réfère au moteur de recherche « Google », l’expression exacte « sociologie territoriale » n’existe pas encore sur la toile (18-03-2005). Cela n’empêche pas certains chercheurs ou certaines formations universitaires d’avoir recours au terme de « sociologie des territoires ».

[2] Champ de la géographie sociale.

[3] On estime que 2/3 de la population sud-africaine vit dans des espaces non-métropolitains selon la définition métropolitaine du Demarcation Board. (http://www.demarcation.org.za)

[4] Les transformations territoriales post-apartheid ont pour objectif la création de nouveaux maillages administratifs aux échelles provinciale, régionale et locale qui tentent de réunir des territoires « blancs » et développés, et des territoires « noirs », largement sous-développés (Antheaume, 1999).

[5] Dans cet essai, même si je suis conscient des implications idéologiques de la classification Noir, Blanc, Coloured, Indien, je suivrai les conventions usuelles et emploierai les catégories ci-dessus telles qu’elles sont comprises dans le contexte sud-africain.

[6] Capital spatial : Pour J. Lévy (2003), c’est l’ensemble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société. Du capital spatial se dégagent toutes les questions relatives aux acteurs territoriaux et à leurs stratégies, ainsi que celles de maîtrise et de pouvoir de décision. Chaque individu possède un capital spatial qui lui permet d’être un acteur spatial. Dans la même visée, l’auteur distingue un capital spatial de position et un capital spatial de situation.

Le premier est lié à un lieu ; « c’est l’inclusion dans un espace sans distance (le lieu-habitat ou de travail, le lieu-ville, le lieu-État, etc.) qui apporte les atouts spatiaux ».

Le second est lié à une aire ; il s’agit d’un espace que l’individu s’approprie globalement, « par toutes sortes de mobilités, sans abolir les distances, mais en les maîtrisant ».

[7] Mais ces aires métropolitaines rassemblent aussi la majorité des travaux des chercheurs (Bénit & Gervais-Lambony, 2003 ; Gervais-Lambony 2003, b ; Guillaume, 2001 ; Houssay-Holzschuch, 1997).

[8] Malgré la difficulté de différencier l’urbain, du périurbain et du rural dans ces zones, nous estimons la population urbaine de Manguzi à 10 000 et à environ 20 000 la population des zones rurales entre la ville et le Parc. La nouvelle municipalité Kz 271 regroupe elle 141 000 habitants. (Demarcation Board, 2003). Son ex-statut de bourgade rurale africaine en fait un espace encore mal développé malgré les débuts balbutiants du développement écotouristique. Cette région est un espace de marges territoriales, relativement éloigné et isolé des centres métropolitains et marqué par la création littorale du grand Parc National du Gslwp d’une superficie de 257 972 ha. Cette région est globalement pauvre, en particulier les territoires qui appartenaient à l’ancien bantoustan KwaZulu. Le développement touristique ne suffit pas encore à connecter pleinement cet espace. Seuls quelques acteurs « relais » semblent tirer leur épingle du jeu.

[9] Richards Bay stricto sensu regroupe 50 000 habitants, plus de 120 000 avec le township d’Esikhawini. La nouvelle municipalité Kz 282 regroupe près de 290 000 habitants (avec la ville d’Empangeni : Demarcation Board, 2003). Richards Bay représente une chance formidable pour le gouvernement d’apartheid des années 1960, composé d’Afrikaners, de pouvoir contrôler une ouverture sur l’Océan Indien. Durban est un port contrôlé essentiellement par des Anglophones. Richards Bay offre l’ouverture sur la mer tant attendue de l’Afrikanerland. (Guyot, 2005)

[10] La grande taille des territoires locaux en Afrique du Sud explique que « le local soit lointain »…

[11] On peut aussi par exemple « classer » dans cette catégorie la résidente d’une récente extension du township d’Alexandra et qui se connecte au territoire-réseau en travaillant à Sandton City comme femme de ménage.

[12] Jusqu’en 1999, Richards Bay disposait d’un camp de « squatters blancs », Afrikaners et miséreux, des petits Blancs… Ils ont été expulsés et relogés par des oeuvres de charité…

[13] L’insécurité et la vie dans l’instant.

[14] Alias les « bénéficiaires de l’ascenseur social ».

[15] C’est la discrimination positive qui a compétence égale privilégie un candidat noir, et une femme de préférence. Les Indiens, face à cela, disent qu’ils n’étaient pas assez blancs avant et que maintenant ils ne sont pas assez noirs.

[16] On peut par exemple aussi classer dans cette catégorie un Coloured du Cap, fonctionnaire, qui achète un logement à prix moyen dans une des innombrables gated communities qui se développent sur la côte au nord de la métropole du Cap.

[17] En général doublés d’un casino.

[18] Je continue ma différenciation entre réseaux et réseaux. Certains auteurs comme Pierre Veltz ne font pas la différence entre les deux car leur réflexion ne part pas d’exemples « micro ». Il entend réseau dans le sens de « réseau ».

[19] Certains auteurs comme Sassen (1991, 1996) pensent que l’augmentation des relations pôle à pôle contribue à une certaine déterritorialisation. Au contraire, on peut penser que cela implique de nouveaux processus de territorialisation.

[20] Voir journée d’étude du 5 juillet 2005 du séminaire « Penser l’espace » du laboratoire Chôros de l’Epfl de Lausanne.

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