Cet article est proposé par le rhizome Chôros.
On se souvient peut-être de ces deux épisodes concernant la chancelière allemande à propos de la pandémie de la Covid 19 : dans l’un, daté du 3 mars 2020, madame Merkel passe derrière son ministre de l’Intérieur, qui se retourne pour la saluer. Elle lui tend la main, il la lui refuse, elle lève alors les bras en l’air, dans un geste à la fois d’excuse et d’éloignement face à un danger. Dans l’autre, le 16 février 2021, elle prend la parole au Parlement, comme d’ordinaire, puis se rend compte brusquement qu’elle ne porte pas de masque, montre les signes de la contrition, et file en chercher un. Ces situations illustrent les bouleversements dans les rites d’interactions personnelles induits par la pandémie et le nécessaire recours aux « gestes barrières » : refus ou fin des anciens usages, renversement des valeurs jusqu’ici implicitement et explicitement admises, inventions de nouvelles manières de se saluer. Cela met en cause tous les rituels de la vie sociale, et il n’est pas certain que les gestes de la civilité reviennent tout à fait à l’identique après la Covid. Après tout, il n’y a plus de placard « interdit de cracher » dans le métro. Même les footballeurs ne se mouchent plus dans leurs doigts. Pourquoi la bise ne serait-elle pas condamnée aussi, à l’occasion de la Covid – mais peut-être pas seulement à cause du danger de transmission du virus ?
Renversements.
Les rituels des interactions sociales ont été longuement et très précisément étudiés par Erwin Goffmann (1973 [1959]). Il a montré, en observant notamment la société étatsunienne, la manière dont nous interagissons dans les espaces publics et privés, selon des codes appris et intériorisés, qui deviennent donc pour partie mécaniques, et qui nous permettent d’éloigner les fantasmes d’agression ou de gêne, pour entrer en interaction avec l’autre, ou pour l’éviter sans créer de tension. Il s’agit des règles de la sociabilité, qui ne sont pas les mêmes partout dans le monde, ce que d’ailleurs la pandémie contribue encore à mettre en valeur. Prenons l’usage du masque : pour un Parisien il y a encore un an ou deux, un porteur de masque dans le métro est un Asiatique, un touriste effrayé par la pollution, ou enrhumé. Rien d’habituel en Europe, sauf dans les blocs opératoires, à poser un masque chirurgical sur son visage. On se souvient du reste des difficultés des débuts le concernant : Sibbeth N’Diaye, alors porte-parole du gouvernement français, ne sait pas l’utiliser, et d’ailleurs, ce n’est pas si important, et d’ailleurs il n’y en a pas, ça tombe bien. Comme on a vu, cela a évolué très vite. Nous avons fait connaissance avec le port du masque, et nous nous sommes habitués peu à peu, malgré tous les inconvénients de l’engin, à sortir et interagir avec, au point que lorsque l’obligation de le porter est levée, beaucoup se sentent tout nus dans la rue.
Le mot même de « masque » est noté par le dictionnaire Le Robert comme « d’origine incertaine ». Pour le Grand Larousse du 20e siècle, il viendrait du bas latin « masca » signifiant « sorcière », lié à la couleur noire dont on se couvrait le visage (qui a donné le mascara du maquillage, en repassant par l’italien ou l’espagnol, et qui selon certains, renvoie à la sorcellerie). Le masque est un objet ou un morceau de tissu couvrant tout ou partie du visage, dont les usages sont courants dans le théâtre ou les cérémonies religieuses notamment. Il a des aspects festifs : le Carnaval, ou des usages de protection : médecine, sports, activités industrielles entre autres. Notons que dans le théâtre antique, il permet de figurer un caractère et se nomme « persona ». Il cache et il protège, il permet aussi d’incarner un autre que soi. Les expressions liées au masque (jeter le masque, bas les masques, lever le masque) évoquent toutes l’idée d’une révélation de la vérité face au mensonge.
Que signifie dans notre civilité courante le fait de porter un masque ? Dans la mesure où nous n’essayons pas de nous cacher, mais au contraire d’interagir socialement, le masque est évidemment une gêne. Une gêne pour la vue : reconnaître l’autre est parfois rendu difficile, surtout si l’on ajoute le port d’un couvre-chef ou de lunettes. Les éléments de reconnaissance sur lesquels nous nous appuyons pour reconnaître l’autre, parfois de très loin, nous font défaut. Nous devons nous approcher davantage, surtout si notre propre masque génère de la buée sur nos lunettes ! Ce qui manque surtout, une fois l’autre reconnu, c’est son expression faciale. Nous nous servons énormément des muscles du bas du visage pour les mimiques : la bouche, le menton en disent beaucoup. Il est difficile, par exemple, de sourire des yeux, ou du moins de faire passer uniquement par le regard des sentiments même simples comme l’accueil ou la sympathie. Cela est d’autant plus vrai dans la culture européenne, comparée à celle des Etats-Unis : là les gens sourient beaucoup, ici, beaucoup moins ; mais du coup notre sourire a beaucoup plus de valeur. Regarder quelqu’un dans les yeux peut être ressenti comme un défi. C’est le sourire accompagnant le regard qui désamorce cette impression : avec le masque, c’est plus compliqué.
Le masque est aussi une gêne auditive ; d’abord il étouffe la voix, surtout il interdit de lire sur les lèvres, ce qui est d’une grande aide à la compréhension, y compris pour ceux qui n’ont pas de problème d’oreille.
Mais le port du masque en temps de pandémie dit aussi autre chose : il signale la volonté de protéger les autres. On notera au passage la mauvaise communication de certains gouvernements, comme en France, qui ont proposé le port du masque pour se protéger soi-même. D’où de petites rébellions individuelles de refus, devoir se masquer étant jugé comme une insupportable atteinte aux libertés, voire même un geste de soumission. Plusieurs pays ont connu des manifestations contre le port du masque. Et il est vrai que toute occasion est saisie pour l’enlever ou le baisser : fumer ou manger dans la rue, téléphoner, faire du vélo ou du jogging. Une certaine conception de la virilité a conduit beaucoup d’hommes, dans les quartiers populaires notamment, à le porter sur le menton, comme une sorte de filet à barbe peu gracieux. Et bien sûr tous les complotistes de la Covid, les pas-convaincus-du-danger-d’un-virus-qui-tue-moins-que-la-grippe, s’en sont dispensés, sauf obligation absolue, c’est-à-dire dans la crainte d’une amende ou d’une répression sociale forte, comme dans les transports en commun.
Mais le masque, et toutes les gênes qu’il induit, est en même temps le marqueur social de la pandémie : nous sommes tous dans le même bateau, nous arborons le même signe de cette compréhension. Encore une fois, ceux qui ont refusé le port du masque sont souvent ceux qui ont nié l’importance donnée à la pandémie par le corps social et médical. En même temps, l’objet n’a pas échappé aux tentatives de distinction, au sens bourdieusien (Bourdieu, 1979). D’abord par la customisation des masques fabriqués à la maison puis par des industriels. Masques reproduisant un visage ou un sourire, masques assortis exactement à la tenue (la Présidente de Slovaquie a donné l’exemple, une des premières), masques de couleur, masque LGBT, acquérant du coup une valeur supplémentaire, telle que l’enseignante française qui en portait un a été critiquée au nom de l’interdiction des signes distinctifs à l’école. Dans un océan de bleu chirurgical, des îlots de différenciations ont commencé à se faire jour (et les ventes de rouge à lèvres ont chuté).
Anciennes et nouvelles civilités.
Nous sommes, disent les anthropologues, qui se sont intéressés tardivement au toucher, après avoir davantage travaillé les autres sens (Gélard, 2016) dans une civilisation du contact. Autrement dit, nous nous saluons en nous touchant mutuellement : poignée de main, bise, embrassade. Tous ces gestes contreviennent à la distance hygiénique et, comme Angela Merkel, nous avons dû y renoncer, non sans, comme elle, avoir commis des erreurs ou nous être montré décontenancés.
La poignée de main, signifiant au départ qu’on n’a pas d’arme, s’est répandue au 19e siècle. Elle est pour beaucoup le symbole même d’une société d’égalité entre les individus : finies les révérences, les courbettes, les marques de la déférence (qui n’ont pas disparu partout ni en toute circonstance, mais s’adressent désormais à quelques personnages précis, comme la reine d’Angleterre ou le pape). La poignée de main transmet beaucoup d’informations sur celui ou celle que l’on rencontre, par la force du geste ou sa mollesse, par la manière dont une main prend l’autre, sans parler de transpiration… Là encore, en perdant ces informations, nous sommes privés d’une minuscule mais précieuse connaissance de l’autre. Mais elle risque aussi de transmettre le virus : nous avons dans les mains une nouvelle arme, d’autant plus pernicieuse qu’elle est invisible.
La bise, elle, s’est répandue largement ces dix dernières années dans toute la société, inégalement, il est vrai, en Europe. Réservée au départ aux amis proches ou à la famille, elle est un geste au départ surtout enfantin et féminin, au travail ou dans l’espace public. D’après Dominique Picard (2007), elle a acquis un sens micro-culturel. Les gens ne font pas la bise à leur concierge mais à leurs collègues de bureau, oui : elle signale donc l’appartenance au même micro-groupe. C’est un geste particulièrement intime, puisqu’il permet de toucher l’autre – ou y oblige. Outre le toucher, elle sollicite aussi l’odorat (parfum, haleine). Devenue un geste également masculin, elle a envahi les lieux de la pause-café et les relations même non amicales. De ce point de vue, elle est critiquée, notamment par certains groupes féministes, qui y voient une sorte de viol de l’intimité du visage, et une oppression. Ils posent la question du consentement. Pourquoi obliger un enfant à faire une bise à un inconnu et à en recevoir de lui ? Il n’est pas sûr que toutes les bises survivent à la pandémie. D’après un sondage IFOP de mars 2021, 78 % des Français affirment qu’ils ne referont pas la bise à des inconnus pour se présenter, et 50 % non plus pour les amis et collègues.
Ainsi, au lieu de s’approcher, il faut s’éloigner et se tenir à distance. Comme le montre Hall (1971 [1966]) il est des distances interpersonnelles qui définissent le degré d’interaction, plus ou moins intime. Rester à un mètre d’une personne interdit les proximités propres à l’amitié et à l’intimité, et c’est tout juste la limite de l’approche nécessaire pour une conversation avec une personne qu’on connaît déjà. Il existe sur ce point une intéressante étude de Jean-Christophe Gay (juin 2020), qui revient sur les spatialités anthropologiques au temps de la Covid.
La Covid n’a pas introduit dans nos vies que ces bouleversements, il y en a eu bien d’autres, et peut-être plus graves : mais les gestes de salutation, de politesse, ceux qui régulent les interactions sociales sont si quotidiens, si fréquents, si déterminants, que leur interdiction a décontenancé et même bouleversé. Rappelons que le toucher est un sens primordial : le premier à fonctionner, le seul à perdurer dans la vie sans accident. Les bébés explorent le monde d’abord en le touchant, et ils ont besoin de caresses et de contacts pour un bon développement. Les personnes âgées peuvent faire l’objet de soins par massages-caresses, c’est le « toucher relationnel », et en général l’être humain se porte mieux s’il peut toucher l’autre et en être touché (Hall, 1971 [1966], Florence Vinit, 2007). Ce manque-là est difficile à compenser, mais la société a rapidement inventé des subterfuges, ou des gestes de remplacement si l’on veut, pour continuer à ritualiser tant bien que mal les entrées en interaction personnelle. En préface d’un numéro de la revue Terrain, « Toucher », Christian Bromberger (2007) souligne « une dévalorisation croissante de la tactilité dans l’appréhension du monde ». C’est ce que Norbert Elias évoquait déjà dans La Civilisation des mœurs (Elias, 1991 [1939]). Pourtant nous conservons massivement pour nous saluer des rituels qui l’impliquent. Du coup, comment faire quand le danger de transmission du virus l’interdit ?
Certains se sont tournés vers les gestes des civilisations où on ne se touche pas pour se saluer : la courbette japonaise, qui est plutôt ressentie comme un geste de soumission, n’est pas accomplie comme telle, mais par une inclinaison de la tête. Le namasté indien est parfois utilisé aussi. Les deux peuvent faire l’objet d’un commentaire ou d’un geste de dérision : je fais cela faute de mieux.
Les différents saluts comme le salut militaire, l’ave romain, le salut fasciste, le poing levé, le salut scout, sont bien trop spécifiques ou connotés ; ils ne sont pas repris. On pourrait se saluer comme le Dr Spock, mais la connaissance de la civilisation Vulcain n’est pas assez répandue.
En guise de remplacement, deux gestes se généralisent : le fist-bump, poing contre poing, pour lequel le français n’a pas (encore) trouvé de nom. Ce geste, popularisé par Barack Obama lors de sa première victoire aux primaires (il en a fait un à Michelle) vient du monde sportif. Emmanuel Macron l’a utilisé dans ses bains de foule lors de sa tournée en France de juin 2021. Le deuxième est le toucher de coude, qui oblige cependant à une petite contorsion compliquée (voir la danse du même Macron et de Boris Johnson au G7 de juin 2021).
Mais la question est celle de l’accord des deux individus. Alors que se serrer la main ou se faire la bise allait sans hésitation, le fist-bump ou le toucher de coudes, pour être exécutés sans anicroches, demandent une volonté commune, ce qui est loin d’être le cas la plupart du temps. La mécanique acquise des rituels de présentation est grippée.
Ainsi, les gestes-barrières, la distance physique nécessaire pour protéger et se protéger, contreviennent absolument à la logique propre des interactions sociales telles qu’elles sont acquises et intériorisées en Europe. Toute une société est bousculée dans ses habitudes et mise en état d’incertitude. Certes, on peut parler, dire bonjour, un mot gentil. Mais la fluidité relationnelle se trouve entravée. La question est de savoir ce qui restera de cette période – en admettant qu’on en sorte complètement un jour. D’une certaine façon, comme pour d’autres éléments, la pandémie sert de laboratoire en temps réel, et nous verrons ce qui se passe . Il est possible que si l’épisode de lutte contre le virus est très long et passe par de nombreuses phases comportant des confinements et des interdictions strictes, les gestes de remplacement auront tendance à s’installer. La souplesse des sociétés est évidemment très grande : on inventera, puisqu’on le fait déjà, de quoi se saluer et interagir de la manière à peu près huilée qu’on avait avant. Mais si l’épisode demeure relativement bref, il y a fort à parier qu’on reviendra aux gestes traditionnels et qu’on oubliera les substituts maladroits qu’on avait mis en place. Il n’est pas sûr cependant que le retour en arrière revienne exactement au même : la bise au travail, par exemple, pourrait bien régresser notablement.