C’était le 17 octobre dernier, sur une chaîne de la Télévision Numérique Terrestre, à une heure de grande écoute. Le débat juxtaposait deux candidats et une candidate (ou une candidate et deux candidats) à l’investiture pour la candidature socialiste à l’élection présidentielle française de 2007. Interrogés sur des thèmes socio-économiques par deux excellents journalistes, M. Laurent Fabius, Mme Ségolène Royal, et M. Dominique Strauss-Kahn (cités ici par ordre alphabétique de patronyme) exposaient tour à tour leur conception de la politique économique, des marges de manœuvres envisageables en la matière, et in fine de la France et de son avenir.
Arrive le tour de Mme Ségolène Royal, sur la question de l’emploi, c’est-à-dire du chômage. Première à intervenir sur la question, il s’agit d’expliquer comment, une fois élu, le nouveau président de gauche compte réaliser l’objectif du « projet socialiste » : 5% de chômage, soit le plein emploi. Le journaliste pose la question avec humour : « Alors ? êtes-vous magiciens ou magicienne ? ».
Mme Ségolène Royal : « Pas magicienne, non, mais c’est la France qui est magicienne. J’crois qu’la France a beaucoup d’talents qui sont aujourd’hui euh… verrouillés, étouffés, dans une espèce de bureaucratie tatillonne, on le voit dans… dans les régions de France. Moi je voudrais vous montrer la carte des pôles de compétitivité des régions françaises ».
C’est alors que Mme Royal sort de derrière son pupitre une grande feuille de papier de format A3. Elle la tient d’une main, verticalement, et la présente face à la caméra, à hauteur de poitrine. Le pli du papier, encore marqué, empêche le document d’apparaître totalement plat. Sa surface glacée renvoie, sous des angles différents, la forte lumière issue des très puissants projecteurs du plateau, altérant fortement la couleur des disques orangés qui tapissent la carte, seul véritable graphisme que le téléspectateur parvienne à distinguer dans l’image.
Dans le même mouvement, mais de manière imperceptible Mme Ségolène Royal a pris soin de maintenir d’une poigne ferme, au dos de la carte, une liste des pôles de compétitivité, des régions qu’ils concernent et de leur thématique.
Visiblement, au sens premier du terme, Mme Ségolène Royal n’avait pas pour objectif de commenter la carte, mais seulement de la montrer. Cela fait, le spectateur la voit baisser les yeux et poser son regard sur la liste qu’elle maintient au dos de la carte, et d’égrener alors la litanie des pôles, les plus significatifs à ses yeux sans doute car il y en a en tout 66 (sur les 67 d’origine, deux ont été fusionnés).
Le trucage télévisuel n’a pas pour vocation d’être dissimulé. Bien vite la candidate à l’investiture oublie qu’elle est en train de montrer une carte, et sa lecture la conduit à pencher le document jusqu’à le rendre invisible, la liste du verso prenant le dessus jusque dans l’expression gestuelle. Enfin, Mme Royal replie ses documents et les dépose là où elle les avait pris.
Il faut le dire : ce procédé communicationnel est assez connu et pratiqué par les responsables politiques lorsqu’ils prennent la parole à la télévision et veulent y faire œuvre de pédagogie. Le cas le plus souvent observé est toutefois différent. L’interviewé apporte généralement, dans le studio de télévision, un ou deux documents visuels qu’il a pris soin de faire coller sur un morceau de carton ou assimilé, suffisamment rigide pour pouvoir être tenu d’une main et commenté d’une autre. Cette petite astuce technique témoigne d’une préparation « professionnelle », mais aussi que l’importation dans le studio d’un carton à dessin ne représente pas de difficulté. Ce ne fut peut-être pas le cas dans le débat d’investiture des socialistes, dont on sait que les détails et les modalités ont été réglés au millimètre par une bureaucratie sans doute un peu tatillonne.
Second détail, plus technique : le souci de la lisibilité du document. Là encore, les professionnels de la communication qui conseillent les politiques savent que l’image télévisuelle est très contraignante. En cartographie, il faut donc compter sur un graphisme très simple, une carte très lisible, sans subtilité, comportant de gros figurés et des zones franchement distinctes. Ce qui s’est plutôt vu sur les plateaux, ce sont des graphiques, montrant en général l’évolution d’un indicateur social que l’on va pouvoir soit présenter comme le résultat de sa politique si elle est socialement bénéfique, soit présenter comme le résultat désastreux de la politique de l’adversaire qui vous a précédé au pouvoir. Le procédé est sans risque, et visuellement efficace pour peu que la représentation graphique soit construite de manière favorable, et surtout simple. On prendra également soin de choisir un support mat, pour éviter les reflets, et des couleurs qui passent bien à l’antenne, évitant tout ce qui ressemble à une trame et produit des effets de moirage comme les chemises à rayures ou les vestes à carreaux.
Mme Royal, pour différentes raisons dont nous ne savons rien, n’a donc choisi de montrer que la carte, en tant qu’objet considéré globalement, et non de montrer à l’aide d’une carte la dimension spatiale d’un fait social : la politique des pôles de compétitivité, mise en place par les gouvernements successifs de MM. Raffarin et Villepin. Mme Ségolène Royal avait d’ailleurs rendu un hommage vibrant à ses deux adversaires en préalable à l’énoncé des pôles qu’elle avait entrepris : « Moi je pense que la France de demain, c’est cette France des pôles de compétitivité, c’est-à-dire là où se trouve la matière grise, la transformation industrielle, et les synergies entre les entreprises, qui vont de la recherche jusqu’au produit final ».
Ce procédé, qui vise à utiliser une carte-objet plutôt qu’une carte-vecteur d’information, met en lumière l’effet de vérité de la carte. Dans une certaine mesure, il suffit qu’un phénomène soit cartographié pour qu’il accède au statut de réalité, et fasse oublier ce que la représentation à requis l’élaboration, de choix, de décisions. Notons que c’est un procédé similaire qu’emploie M. Laurent Fabius plus tôt dans le débat qui, répondant à la première question des journalistes portant sur les motivations de la candidature de chacun, montre le petit livret rose qui présente le « projet socialiste », manière d’évoquer à la fois sa participation active à l’élaboration du document et son positionnement respectueux de la discipline de parti ; positionnement nouveau au regard de sa dissidence lors du référendum sur le projet de constitution pour l’Europe. Dans la même veine, on connaît aussi bien la technique qui consiste à venir à un débat politique télévisé avec sous le bras quelques chemises pleines de feuilles vierges (ou noircies de textes quelconque), histoire d’intimider l’adversaire sous la menace de dossiers bien remplis et donc lourdement compromettants.
Sur le fond de l’argumentaire développé par Mme Ségolène Royal, nous retiendrons que la carte-objet se veut être d’une part une illustration de la politique par l’exemple des expériences qui fonctionnent bien — les pôles de compétitivité —, et d’autre part un moyen de valoriser l’échelle régionale dans l’organisation territoriale du pouvoir et de l’activité en France, échelle régionale conçue comme « proche des gens » et dont Mme Royal connaît les logiques de pouvoir, étant elle-même présidente de la région Poitou-Charente, dans l’ouest de la France.
Dans cette perspective, la position de Mme Royal apparaît toutefois dans toute sa complexité, qui tient d’une part en la valorisation d’une France réduite à une somme de ses parties régionales, et d’autre part en un désir d’État désincarné et minimaliste, voire technique, garant par principe de l’égalité interrégionale, et dont l’existence n’est pas remise en cause ; une conception qui n’est pas sans rappeler la voie confédérale :
— Mme Ségolène Royal : « Et moi si je suis élue, je réunirai l’ensemble des régions de France ; parce que la totalité des régions de France, c’est la France, précisément ».
— Le journaliste : « Y-aura pas de régions délaissées, les unes par rapport aux autres ? ».
— Mme Ségolène Royal : « Non, parce que l’État assurera la péréquation ».
Notons que nous pouvons lire sur la carte que, comme trois autres régions, la région Poitou-Charentes, que préside Mme Ségolène Royal, une région plutôt rurale arrivant en queue de peloton des régions européennes pour ce qui est des activités industrielles et de Recherche & Développement mais en progrès, compte deux pôles de compétitivité à vocation nationale et régionale : Mobilité et transports avancés (7806), et Automobile haut de gamme (8187), ce pôle concernant surtout la Bretagne et les Pays-de-la-Loire, et seulement trois communes rurales ou périurbaines dans le nord des Deux-Sèvres en Poitou-Charentes (Décret no 2006-856 du 12 juillet 2006). Pour information, les 21 régions métropolitaines qui ont au moins un pôle comptent en moyenne chacune un peu moins de 5 pôles (4,76). Une seule région ne compte qu’un pôle. Neuf régions comptent 5 pôles ou plus, jusqu’à 16 pour la région Rhônes-Alpes.
Si Mme Ségolène Royal est élue, les Français peuvent donc s’attendre à ce que les régions les moins compétitives continuent à bénéficier des performances des plus compétitives, ou, dit autrement, que les régions performantes permettent à celles qui le sont moins de continuer à ne pas s’en faire.
Liens.
Le site gouvernemental des Pôles de compétitivité.
Ensemble de documents officiels décrivant les pôles de compétitivité sur le site gouvernemental, dont les cartes du zonage R&D par région et par pôle.
Un dossier très complet et interactif dans Les Échos.
La carte des pôles de compétitivé parue dans Le Monde.
Documents joints.
La carte des pôles de compétitivité montrée par Mme Ségolène Royal (source : Diact).
La carte détaillée des pôles de compétitivité (source : Diact).