De loin, quelques traits rouges discontinus, posés sur du papier, lequel est composé de lignes de force à peine visibles, tracées au crayon, découpées et agencées pour que le volume se creuse. Mais ce n’est qu’en s’approchant que le spectateur commence à distinguer ces découpages, ainsi que des morceaux de dessins ou de photographies, incrustés dans les dessins ou les photographies. À dominante blanche et rouge, l’exposition fait jouer le regard de telle sorte que la perception soit sans cesse obligée de s’ajuster. Nous sommes au Centre Georges Pompidou (Cabinet d’art graphique, Octobre 2003-Janvier 2004), et Roni Horn est une artiste américaine née à New York en 1955. Sans doute plus connue, du moins en France, pour ses sculptures, elle présente ici ses dessins et photographies, moins bien connus, quoique exposés déjà dans diverses galeries parisiennes.
Qu’on ne se méprenne cependant pas sur la description précédente. Ces travaux ne se contentent pas de soutenir une exposition portant sur la perception, entendue au sens phénoménologique, sens selon lequel la perception ne constituerait pas un déchiffrage par l’intelligence des données sensibles mais s’élaborerait dans l’unité du champ perceptif. Si pour la phénoménologie, le spectateur ne saurait dissocier la perception de la signification des signes visibles et si la permanence des couleurs et des objets n’est pas construite par l’intelligence, mais saisie par le regard en tant qu’il épouse ou adopte l’organisation du champ visuel, alors l’œuvre d’art qui rend compte de la perception doit laisser sourdre du fond de la toile, ou de la feuille, des signes à peine visibles.
Ce n’est pas du tout le cas de l’œuvre dessinée de Roni Horn. Le spectateur peut, certes, se demander ce qu’il voit, ce qu’il doit voir, et à quel moment, mais il est surtout conduit, devant l’œuvre, à apprendre à construire l’espace et le volume par systèmes de tensions, de couleurs, et de lignes. Il s’agit donc plutôt de cela : une règle, une consigne, moderne, évidemment ! N’agir sur la feuille qu’avec un extrême doigté, avec minutie, délicatesse du geste et opération légère du rasoir. L’artiste opère un double travail de découpe et de marqueterie. Ni geste grandiose, ni geste violent, pas de lyrisme, pas de douleur. À partir de deux dessins de traits épais (pigment et colle) épanchés sur feuille blanche épaisse, elle découpe dans une des feuilles des formes diverses, et les place dans l’autre à certains emplacements choisis, préalablement évidés. Découper, placer, composer par conséquent autre chose, d’autres lignes, et parfois des lignes brisées. Du continu, de l’homogène et des lignes fermées, faire procéder du discontinu, de l’hétérogène et des fractures. Ainsi naît l’espace du nouveau dessin, mais il n’est que parce qu’il devient. Et il devient non par émergence, mais par parcours continu ou brisé. Les nouvelles lignes peuvent s’enrouler, se disperser, se concentrer au centre ou entrer en expansion. On voit bien ce qui fait de ce travail un travail classique portant sur l’espace. Il conviendrait sûrement de relier les concepts classiques d’étendue, de flottement, d’expansion, de compression, ainsi que de régions de l’espace à ce travail. C’est le mobile propulsé par la découpe qui fait naître l’espace, tout en l’enfermant dans un volume que la feuille articule. Sans doute, est-ce pour cela que cette œuvre est commentée fréquemment avec un vocabulaire sculptural ? Mais on aura non moins tendance à recadrer l’ensemble dans une histoire de l’art qui n’est pas sans nous avoir fait rencontrer des collages (mais ce n’est pas cela), des lacérations (mais ce n’est pas non plus cela), des fragments (idem). Matisse toutefois savait re-faire du signifiant avec du déplacé.
Roni Horn, Clownpout (4). © Matthew Marks Gallery et Centre Pompidou.