Le lundi 13 novembre 2017, 15 000 scientifiques de 184 pays ont lancé un deuxième avertissement dans la revue scientifique Bioscience [1], quant à l’état de notre chère planète. Cet avertissement nous met en garde contre une misère généralisée et une perte catastrophique de biodiversité. Les auteurs exhortent l’humanité à adopter des pratiques alternatives et plus durables (Ripple et al. 2017). Les rapports scientifiques actuels ne cessent de nous ramener à une certitude de plus en plus prégnante : nous avançons vers un monde incertain, qui dépasse la société du risque et amène à penser la certitude de la catastrophe (Soubeyran 2015). Le dicton « c’était mieux avant » ou son prolongement « aujourd’hui est sans doute moins pire que demain » prend finalement forme. Les médias et les réseaux sociaux contribuent, sans doute, à relayer un discours scientifique alarmiste, catalysé par l’accélération de l’information. La critique des modalités de diffusion de l’information s’avère vaine pour expliquer une prise de conscience qui se déploie en toute hâte, à travers les canaux de l’information en continu. Il semble raisonnable, voire responsable, d’admettre que nous avons changé de paradigme, au moins au niveau du discours politique et de nos représentations collectives du futur.
Notre condition incertaine rebat les cartes distribuées par les sciences et les visions positives du futur de nos sociétés. Ces cartes revêtaient les couleurs d’un progrès technologique optimiste, à l’enseigne du bien-être individuel et collectif, de l’élévation de toute une société. Avec ces cartes en main, les utopies, ou du moins des modèles de sociétés qui auraient tendu vers elles, étaient gagnantes. Face au monde incertain vers lequel nous avançons, ces utopies semblent prises de convulsions et amorcent une étonnante transformation. Les dystopies et les visions qui en découlent semblent s’imposer peu à peu. Cette transformation marque une rupture majeure dans le domaine de la scénarisation du futur. À l’échelle mondiale, l’ONU et l’UNESCO ont été de grands fournisseurs de scénarios de développement démographique, économique et social, contribuant ainsi à la fabrique des dystopies. La constitution de scénarios de développement a longtemps constitué un outil majeur de l’aménagement du territoire. Ces scénarios ont notamment pris forme à travers les grands plans d’aménagement et d’urbanisme d’après-guerre, qui se sont inscrits dans la dynamique d’une action aménagiste encadrée par l’État en faveur d’un fort développement économique. Bien que l’entrée dans l’industrialisation se soit réalisée avec une pleine conscience des conséquences sur les milieux écologiques et humains (Audier 2017), les alertes multiples quant à l’impact environnemental des activités humaines remettent en cause le modèle économique actuel et les scénarios de développement qui lui sont associés. Logiquement, le domaine de l’aménagement du territoire s’en trouve fortement impacté. L’incertitude marque une rupture avec le discours aménagiste des années 50-70, où l’idée d’une planification heureuse prévalait (Chalas, Gilbert et Vinck 2009).
Pour envisager un avenir incertain, une approche dystopique peut présenter certains avantages. Les dystopies prennent forme à travers les romans (1984 de Georges Orwell, publié en 1949 et adapté au cinéma en 1984) et le cinéma (Alphaville de Jean-Luc Godard, 1965 ; Blade Runner de Ridley Scott, 1982). Elles présentent des régimes totalitaires qui privent les populations de leurs libertés fondamentales. Elles alertent sur les dérives technologiques. Elles font état des conditions de survie de l’humanité suite à une catastrophe écologique majeure. Elles donnent à voir les sociétés qui n’ont pas anticipé le choc. Il est envisageable de dépasser la dimension fictionnelle, en prenant les dystopies au sérieux. L’approche dystopique présente un intérêt préventif et pédagogique certain. Elle indique le scénario de l’inacceptable (Plassard 2002), qui lui confère par ailleurs un pouvoir fédérateur. Les dystopies doivent être manipulées avec précaution, au risque d’entraîner dans leur sillage un pessimisme généralisé. Elles peuvent néanmoins susciter la convulsion et le débat public. Elles peuvent devenir un outil de prospective et de concertation, à travers l’utilisation du cinéma et de la littérature. Elles peuvent être envisagées comme une démarche critique qui donne à voir les conséquences du présent, en s’opposant strictement à l’utopie. Une tonalité sombre dans l’exercice de la scénarisation des futurs possibles pourrait fédérer les acteurs et aiguiser leur sens critique. Les dystopies ont jalonné la littérature et le cinéma, la conjonction avec les avertissements des scientifiques leurs donne aujourd’hui un sens nouveau. Prendre le risque de les mettre au centre de la table permettrait de faire émerger les conditions d’un sursaut collectif pour mieux appréhender l’avenir de nos sociétés, en suscitant les réactions et en créant les scènes des débats public et politique.