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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Revisiter le renouvellement urbain et sa fabrique temporelle.

Un nouvel espace de connaissance de la rénovation de l’habitat social ?

Vingt ans après la proclamation de « l’habitat durable » lors du Sommet des Villes (Istanbul, 1996), un « engagement mondial » est réaffirmé lors d’Habitat III, la troisième conférence des Nations Unies sur le logement et le développement urbain durable (Quito, 2016). Si ce syntagme s’affiche sur de plus en plus nombreux programmes de rénovation des villes à travers le monde, cette promesse d’une solution planétaire aux problèmes environnementaux, économiques et sociaux des « établissements humains » pose question quant à la capacité à agir, tant au niveau international qu’à l’échelle nationale ou sur le terrain local (Némoz 2009, p. 2016). Tandis qu’à l’horizon 2050 la Commission européenne affirme l’objectif de réduire de 80 % les émanations de gaz à effet de serre dans le secteur du bâtiment (Commission européenne 2016), en France, ce dernier contribue à 45 % de la consommation finale d’énergie et au quart des émissions de carbone. À l’heure de la promulgation de la Loi pour l’Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique (ELAN, le 23 novembre 2018), qui, entre autres, annonce la réorganisation des Organismes de Logements Sociaux (OLS), de leur construction et de leur vente, rappelons que le territoire français compte près de 11 millions de locataires d’Habitats à Loyer Modéré (HLM), soit environ 16,42 % de la population [1]. Le marché immobilier résidentiel a été touché par la hausse des prix du foncier et le recul de l’activité a transformé l’accession en une épreuve de plus en plus difficile pour les ménages à revenus modestes. La nouvelle réglementation thermique au cœur de la loi sur la transition énergétique [2] impose une normalisation écologique des manières de concevoir et de conduire les projets de renouvellement urbain. Il y a des enjeux forts à prouver l’efficacité des techniques employées et à renforcer la structuration des recherches vers les individus qui l’expérimentent (Coulbaut-Lazzarini et Némoz, 2013). Notre article interroge le quotidien d’un quartier dont la rénovation s’inscrit précisément dans un projet d’« habitat durable ». L’objectif de la recherche empirique est double. Il s’agit, d’une part, de restituer les expériences vécues par les habitants et les professionnels au fur et à mesure de la vie en œuvre des logements sociaux ainsi qualifiés et certifiés. D’autre part, nous souhaitons ouvrir la discussion sur ce que produit le chercheur par sa présence répétée sur le terrain d’un tel projet de rénovation urbaine.

Bien que les études des quartiers en renouvellement urbain se soient poursuivies au cours des dernières années – voir notamment Epstein (2011), Donzelot (2012) et Kirsbaum (2015) –, les effets temporels n’ont été guère interrogés de manière spécifique. Au-devant de cet espace de connaissance, la technique de la revisite est ici mobilisée. Cette approche consiste à entreprendre un retour sur le terrain d’investigation. Elle relève d’une volonté d’approfondissement, en ce qu’elle vise à saisir plus précisément les propriétés dynamiques des pratiques et des représentations de la réhabilitation des logements sociaux, en même temps que les implications des politiques de la ville. Que permet d’apporter ce processus de connaissance à la question de l’histoire de l’habitat social et des mutations dont il peut faire l’objet ? Comment son économie, sa production, sa gestion, ses usages et sa mission sociale varient à travers le temps et son inscription territoriale ? Avec quelles qualités architecturales et morphologiques ? Et pour quelle contribution à la transition énergétique et écologique ?

L’analyse veillera donc à préciser, dans un premier temps, la position du chercheur à l’égard d’un terrain d’enquête réitéré à dix ans d’intervalle. Entre 2007 et 2017, une triangulation des méthodes d’entretien et d’observation de longue durée a été mise en instance de reconstitution sur un programme européen de rénovation dite « durable », à Saint-Martin-d’Hères, une commune française limitrophe de Grenoble située dans le département de l’Isère et dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Revisiter les espaces et les moments de vie permettra ensuite de repenser dans un processus plus large les dispositifs de participation des habitants et de réception des projets de renouvellement urbain. Le cheminement entre savoirs, attachements et distanciations sera examiné dans un dernier temps. Celui-ci sera porteur de nouveaux éléments de réflexion sur la rénovation de l’habitat social et sur l’élaboration de connaissances partagées au cours de ce type d’investigation.

Faire et refaire connaissance avec les expériences professionnelles et habitantes des grands ensembles de logements sociaux : enquêter sur le temps et l’espace de vie de la rénovation durable.

Venir et revenir au même terrain une décennie plus tard ne procède ni du cahier des charges d’un commanditaire, ni d’un procédé fortuit dans notre cas. La première phase de l’enquête a débuté dès 2006, au cours d’une thèse en sociologie sur les politiques, ainsi que les pratiques professionnelles et habitantes de logements déclarés comme étant « durables » (Némoz 2009). Doctorante, notre projet de recherche a été lauréat du concours national de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME), bénéficiant d’un co-financement jusqu’alors inédit de la part du Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA). Ce soutien du ministère français de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement Durable et de l’Aménagement du Territoire s’est accompagné d’attentes envers une étude approfondie du programme national d’expérimentation « Villas Urbaines Durables ». Notre démarche d’enquête s’est engagée sans s’enfermer sur ces terrains aux contours institutionnels, à travers une approche internationale ancrée dans la comparaison européenne et une ethnographie multi-située (Némoz 2009) (Némoz 2016), que ce soit au sein ou à la marge des chantiers précurseurs de l’action étatique dans la construction des éco-quartiers en France. L’enquête en contexte de rénovation urbaine a ainsi cherché à prendre connaissance de la diversité des situations et des expériences tentées à ce jour.

Si la plupart des projets étaient en cours de montage, d’instruction ou de démarrage, la rénovation bioclimatique de 354 appartements en locations sociales à Saint-Martin-d’Hères a retenu notre attention de par son envergure, sa programmation transnationale et son état d’avancement alors relativement exceptionnels. Le fond du questionnement était celui des modes de rénover, de gérer et d’habiter un grand ensemble d’habitat social. Au commencement de la troisième tranche des travaux en site occupé, et plusieurs mois après leur livraison, la conduite de l’enquête de terrain a ainsi fait l’objet d’une réelle réflexion de la part du chercheur. Pour les acteurs, cette enquête était inattendue. La situation a permis de nous confronter à une vision différemment partagée du renouvellement urbain en tant que dispositif déjà donné et appliqué. L’explorer comme un processus de nature vivante implique de concevoir l’enquête comme une dynamique de totalisation à toujours complémenter. C’est dans cette perspective que s’inscrit notre retour sur le terrain, après un laps de temps de dix ans.

Le processus de connaissance de la rénovation urbaine en présence des ménages habitants s’est porté sur le quartier existant, du nom [3] d’un psychologue médecin, homme politique membre de la SFIO, ce qui n’est pas sans évoquer les origines des HLM, lieux privilégiés de l’hygiénisme et des politiques sociales en pleine croissance urbaine. La rue homonyme se situe à l’est de la vallée grenobloise, dans l’une des principales villes de l’agglomération.

Figure 1 : Cartographie du quartier d’habitations sociales en rénovation urbaine. Source : Géoportail.

Avec plus de 17 000 unités d’habitation [4], la municipalité de Saint-Martin-d’Hères compte l’un des plus grands nombres de logements sociaux de l’Isère. L’habitat collectif du quartier étudié se compose de grands ensembles de barres HLM construits dans les années 1960, au cœur des parcelles de maraîchage cultivées sur d’anciens marais et à quelques centaines de mètres des premières cités ouvrières et des écoles bâties dans les années 1920-1930 sur ce territoire communal. Sous mandature communiste depuis 1945, la mairie affirme depuis quelques années une ambition de renouvellement urbain lorsque l’enquête débute sur place. Celle-ci commence en 2007, par la rencontre d’un technicien en management au sein de l’office public de logements sociaux :

« Cela fait dix ans que je travaille pour ce bailleur social au sein du département « Développement durable et Europe ». En tant que directeur, je peux vous dire que cette opération de rénovation est exceptionnelle ! Son montage a lié des velléités fortes de la municipalité pour le développement du quartier avec de nouveaux dispositifs internationaux, à la fois novateurs au sein de l’Union européenne et inédits d’un point de vue national ».

Le projet de rénovation durable présente alors une visibilité médiatique et institutionnelle. Il fait partie du programme européen « SUNRISE ». Les expérimentations financées au titre du cinquième PCRDT (Programme-Cadre pour les actions de Recherche et de Développement Technologique), depuis 2003, sont destinées à des réhabilitations immobilières performantes en termes d’énergie et d’intégration des ressources solaires dans le bâtiment. D’un coût total de 8 369 0000 euros [5] et d’une surface habitable de 24 600 m², l’opération a reçu, avant d’être achevée, le « Prix Énergies aujourd’hui ». Ce concours organisé en 2005 par la région Rhône-Alpes et l’ADEME vise à récompenser des réalisations remarquables dans le domaine de l’utilisation des énergies renouvelables et de la maîtrise énergétique. La réhabilitation bioclimatique consiste ici à cumuler les apports solaires actifs et passifs par la mise en place de 450 panneaux solaires thermiques, la pose d’une isolation par l’extérieur et la création de 270 balcons vitrés pour le préchauffage de l’air entrant dans les logements.

En parallèle de la recherche documentaire sur le projet et sur le quartier avant la rénovation, un travail de contextualisation a été accompli auprès des acteurs locaux. Les différents responsables institutionnels, professionnels et associatifs nous ont volontiers rencontrée afin d’expliciter les conditions de réalisation du projet et de définition de ses orientations (Némoz 2009) (Némoz 2010). Les éléments décrits à propos des contextes de la recherche et de la politique de la ville peuvent éclairer ces facilités d’accès au terrain. Lors des enquêtes, prolongées à deux reprises sur le terrain, les entretiens biographiques et les observations ethnographiques auprès des professionnels ont fait plus largement écho à l’action publique urbaine. Celle-ci est alors globalement désignée à travers l’expression de « réformes territoriales », qu’il s’agisse, de façon plus ou moins ancienne, de la Loi Marcellin (1971) sur la fusion des communes, de la Loi Chevènement (1999) en faveur de la solidarité communale et de l’habilitation juridique à l’intervention en matière d’habitat et du logement, ou plus récemment de la Loi NOTRe (2015), qui a changé le statut de la ville en « métropole ».

Les expériences de vie des habitants n’ont pas été la focale considérée comme point de départ. Nous avons privilégié un angle plus large, couvrant l’habitat durable comme objet d’étude, interrogeant les préconçus idéologiques et les définitions normatives de cette catégorisation (Némoz 2009) (Némoz 2016). L’analyse des processus de transformation à l’œuvre sur le temps long et dans différents territoires a mis au jour des formes de continuité et de rupture au cœur de l’innovation des techniques (Némoz 2009) (Némoz 2010). Quant au terrain de la rénovation urbaine, les regards des locataires sur la situation nous ont particulièrement intéressée. De la concertation autour du projet à l’achèvement des travaux, en passant par les chantiers, les expériences habitantes et leurs mondes vécus permettent de déplacer l’attention. Cette dernière, longtemps focalisée sur la décision politique et la conception des bâtiments, s’est orientée vers la manière dont les espaces et les temps de la rénovation durable sont expérimentés dans la vie quotidienne. En nous inspirant de l’ethnologie urbaine (Pétonnet 1979), nous avons formulé l’hypothèse que la durabilité ne serait pas un absolu surdéterminant les variations temporelles des expériences, ni leurs territorialisations.

Variations des expériences de l’habiter ? Le champ d’une revisite du renouvellement urbain.

De visite en revisite, la marche d’approche du quartier a été entreprise sans intermédiaire, que ce soit dans la rue, au sein des espaces publics à proximité, au pôle accueil du bailleur social, à l’intérieur des halls d’immeubles ou en faisant du porte-à-porte. En tant qu’étudiante, puis chercheure enseignante, nous avons à chaque fois présenté l’objet de notre enquête quant aux conditions de vie avant, pendant et après la rénovation urbaine. Le quotidien de l’enquête de terrain n’a jamais été routinier, même à notre retour dix ans plus tard. Une vingtaine de récits de vie professionnelle ont été recueillis, tant auprès des acteurs élus ou salariés de la fonction publique territoriale que du personnel de la maîtrise d’œuvre ou du maître d’ouvrage, bailleur social départemental et ce, en allant à la rencontre de plusieurs de ses services (pôles de direction, d’investissement, des ressources humaines, de maintenance, des relations-clients, de la gestion locative ou d’accueil du public).

Quant aux habitants, aucun entretien n’a été préétabli. Si certains ont parfois été reportés de quelques heures, ou au lendemain, quand il ne s’agissait pas d’un évitement, la diversité des personnes rencontrées dans l’intimité de leur logement relativise ces difficultés. Âgés de 18 à 80 ans, 41 individus nous ont reçue chez eux, ainsi que les autres membres de la famille, présents aux domiciles. Dans différents cas, ils ont pu prendre part à nos visites, ou les interrompre au bout d’une à trois heures d’entrevue. Au total, nous avons échangé avec 23 femmes et 18 hommes, dont un tiers était à la retraite et un quart en recherche d’emploi, sans compter une quinzaine de jeunes mineurs côtoyés aux côtés d’une parenté nombreuse comme de ménages monoparentaux, ou au cœur de groupes extérieurs. Des rythmes et des organisations diverses de la vie quotidienne ont été observés à partir de cet échantillon qualitatif des habitants bénéficiaires des logements sociaux sous prêts locatifs.

Derrière les façades rénovées par l’extérieur et les balcons à la réhabilitation bioclimatique, nous avons fait connaissance avec des foyers très modestes (chômeurs de longue durée, ménages titulaires d’une faible pension de retraite ou d’invalidité, parents isolés au seul revenu de solidarité active…) ou situés parmi les catégories supérieures des classes populaires (ouvriers qualifiés, assistantes maternelles, éboueurs municipaux, vendeuses de prêt-à-porter…), voire parmi les classes moyennes (commissaires de police ou bibliothécaires universitaires à la retraite, secrétaires de collège…), originaires du département, ou d’autres régions en France comme dans différents pays (Portugal, Maroc, Algérie, Vietnam…).

Bien que tous les seuils des appartements visités en 2007 aient pu être franchis en 2017, aucune des personnes rencontrées au cours des travaux de rénovation nous a accueillie dix ans après, et ce pour cause de déménagements suite à des changements de situation familiale, un départ en maison de retraite, ou en raison d’un décès. Plus qu’une limite méthodologique, les deux enquêtes relèvent les effets de rotation des mobilités résidentielles et de cycle de vie au sein du parc social. C’est ce dont peut rendre compte une perspective longitudinale sur les conditions d’habitat social en renouvellement urbain. En empruntant un regard écologique, au sens où George Herbert Mead et John Dewey l’ont aiguisé, les mondes vécus pourraient être ainsi décrits comme des processus de vie sociale (Dewey 1922) (Mead 1938).

De fait, l’approche dynamique et systémique de notre enquête déborde les questions de participation des habitants et de réception des projets d’aménagement qui, depuis quelques années, sont davantage traitées par les études urbaines portant sur le développement durable et la transition écologique [6]. L’attention au politique domine plus largement, notamment en ce qui concerne la rénovation urbaine (Donzelot 2012) (Epstein 2011, p. 59-75) (Kirszbaum 2015). Cela étant, la place des habitants ne se limite pas aux dispositifs participatifs que les projets de renouvellement urbain peuvent concevoir (Overney 2014, p. 131-166). S’agissant d’une réhabilitation bioclimatique, l’action associative s’est avérée sur notre terrain relativement peu décisive du projet :

« Cela faisait des annĂ©es qu’on demandait la rĂ©novation des logements du quartier… L’association en a fait des dossiers depuis 25 ans ! Rien, on ne voyait jamais rien venir… jusqu’en 2003. Le bailleur et l’architecte nous ont contactĂ©s lorsqu’ils ont obtenu des financements europĂ©ens. Quand il y a une association sur un ensemble d’immeubles, le bailleur est obligĂ© de lui faire signer un protocole. C’est ce que nous avons fait et puis, vous savez, ils sont venus avec un projet Ă  quelques rĂ©unions mais c’est vrai que les locataires se dĂ©placent très très difficilement. L’association a fait ce qu’elle a pu, enfin j’étais la plupart du temps tout seul… Alors, on a pu Ă©viter le bois en façade parce que j’ai dit : ça se dĂ©grade et ça va vite redonner Ă  l’immeuble son aspect dĂ©crĂ©pi et dĂ©labrĂ©. Pour le reste, il a fallu faire du porte-Ă -porte, distribuer des papiers en disant ce qui allait ĂŞtre fait, combien ça allait coĂ»ter, tout ce qui est augmentation de loyer, etc. et les locataires devaient signer. Comme ils me disaient, il n’y avait pas vraiment le choix ! »

 (Habitant âgé de 60 ans, à la retraite et bénévole d’une association de locataires, Saint-Martin-d’Hères, janvier 2007).

Au cours des travaux de rénovation, la première phase de l’enquête menée auprès des politiques, des professionnels et des habitants a relevé des rapports au temps et à l’espace très différents entre ces acteurs. Tel que l’exprime alors l’un des responsables associatifs, locataire du quartier d’habitat social, la réhabilitation des immeubles résidentiels met en jeu des processus matériels, biophysiques, cognitifs, symboliques, esthétiques et sociaux chez les habitants selon des temporalités et des territorialités qui leur sont propres et sous contraintes. En étudiant chacun de ces phénomènes caractéristiques d’une appropriation bien antécédente à la fin du chantier, nous en avons souligné les « tactiques » (Némoz 2009, p. 421-454), au sens où Michel de Certeau a différencié ces comportements d’une « stratégie » et de ses activités planifiées (De Certeau 1990, p. 60-61). Les situations et les expériences habitantes que nous avons observées et retranscrites au jour le jour sur notre journal de terrain, au cours et plusieurs mois après les travaux, n’étaient pas anticipées par les locataires rencontrés. Parmi eux, l’un des représentants des collectifs ancrés localement le reconnaît lui-même : les démarches de concertation se sont faites au coup par coup, à travers des capacités d’adaptation à la marge. Le projet de rénovation durable étant le lieu programmé par les pouvoirs publics, les maîtres d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre, il n’a guère suscité de mobilisation de la part des habitants. Les marges de manœuvre des locataires leur ont semblé d’autant plus restreintes que les conditions de financements dépendaient d’un montage « assez exceptionnel et exigeant », aux dires de tous les acteurs de l’époque et au regard des critères à la fois transnationaux et régionaux. Contrairement à ces derniers, les performances énergétiques de la rénovation urbaine n’ont pas été affirmées de façon centrale dans les récits que nous avons recueillis auprès des habitants. L’approche diachronique de leurs expériences en rend compte, par-delà le vif d’une situation dont ils déniaient alors tout « choix », en considérant le peu d’options perçues et la nécessité partagée d’améliorer l’existant. Si, avant la rénovation dite « durable », l’imaginaire des locataires l’avait espérée comme « une surface de réparation contre le mal-logement » (Némoz 2009, p. 424-425), quelques années après, ceux qui l’habitent actuellement ne font pas cas d’une telle opportunité. Ils méconnaissent la nature des travaux effectués ou les estiment guère déterminants dans un parcours résidentiel plus largement ressenti de manière captive.

Ouvrir les rideaux de l’habitat social, plutôt que de les faire tomber ? Une question de connaissance par proximité renouvelée.

Le champ de notre revisite de l’habitat durable ne se borne pas à souligner son caractère épisodique et auxiliaire dans les représentations des locataires d’HLM. En faisant et en refaisant connaissance avec les expériences habitantes, l’enquête ne se contente pas non plus de décrire la fragilité de leurs comportements tactiques et la reproduction continue des relations asymétriques entre « espace conçu » et « espace vécu » (Lefebvre 1974). Notre retour sur le terrain de la rénovation urbaine s’écarte par ailleurs de la logique des « verrous » privant l’accès aux « bonnes pratiques ». Ces notions interpellent fortement la psychologie sociale, l’économie comportementale, les sciences de la communication, comme les neurosciences ou la science politique pour répondre aux injonctions à la durabilité. Si elles inspirent des entreprises d’acceptabilité sociale, l’efficacité des dispositifs mis en œuvre n’est pas prouvée aux courts, moyens et longs termes de notre enquête de terrain. Les connaissances produites par proximité renouvelée avec le quotidien du quartier permettent d’envisager les expériences de l’habiter autrement, à partir des pratiques en interaction et de la diversité des modes d’engagement dans l’espace et à travers le temps.

Prenons le cas concret des rideaux installés par les habitants sur leurs balcons réhabilités en serres bioclimatiques. Cette pratique existante dès le gros œuvre du chantier terminé nous a été signalée pour la première fois au cours d’un entretien mené il y a dix ans avec l’architecte du projet de rénovation. Selon son concepteur, pendre des rideaux sur les vitrages empêche les rayons du soleil de préchauffer l’air entrant dans la serre, ce qui entrave la fonction prévue à un espace-tampon, celle de transition et de protection thermique de l’appartement. Minoritaires en 2007, ces pratiques habitantes, décriées par la maîtrise d’œuvre et la rationalité fonctionnaliste du système technique, se sont généralisées à quasiment l’ensemble des logements durant la dernière décennie.

Figure 2 : Photographie des façades des logements lors des revisites ethnographiques en 2017. Source : Sophie Némoz.

Le bailleur social, dont une des agences locatives est située en plein cœur des immeubles, peut difficilement ignorer ce processus croissant et occultant. Il avait été jugé « contre-performant » en termes d’économie d’énergie, lorsque nous avions effectué un entretien suivi d’une visite du quartier avec le chef de projet représentant la maîtrise d’ouvrage au début de l’année 2007. L’usage de rideaux avait alors été caractérisé par un manque d’informations. En dix ans, cette propension à ne pas faire ce qui a été planifié est devenue la cible de dispositifs spécifiques de communication des « bonnes pratiques ».

Figure 3 : Poster d’information du bon usage des balcons rénovés en serres sur le panneau d’affichage de l’agence locative du bailleur social située au cœur du quartier. Source : Sophie Némoz.

Ce mode d’emploi coloré, agrémenté de dessins, de plans, de photos et de signalétiques, contraste avec les aménagements tacites observés chez les locataires. De visites en revisites, nous avons découvert une pluralité de pratiques non dites derrière les rideaux des serres bioclimatiques. En étudiant comment les actions quotidiennes s’y réalisent dans des circonstances précises, il a été possible de saisir leur capacité à produire des solutions originales aux problèmes complexes qui se posent en situation. Sur le plan énergétique, la pertinence situationnelle des rideaux sur serres froides se comprend en écoutant l’inconfort thermique des habitants et en consultant les fiches techniques plus récemment mises en ligne par les experts des volumes vitrés capteurs de chaleur.

Figure 4 : Schémas explicatifs des différences techniques entre serre froide et serre chaude. Source : Logements à faibles besoins en énergie – Cabinet Olivier SIDLER, 2010.

La recherche d’une meilleure isolation thermique dans le bricolage de rideaux sous serre froide est d’autant plus intelligible que l’espace vitré a été approprié comme une extension de la surface habitable dans des appartements surpeuplés d’objets, quand il ne s’agit pas d’humains. La pratique ne présente pas seulement un intérêt technique et matériel dans l’écologie de l’habiter, elle répond aussi à des problèmes symboliques et sociaux. Ce fait singulier est à lier à une totalité dynamique, celle des mondes vécus au quotidien et dans un contexte en évolution, par-delà la rénovation urbaine du quartier. Leur ethnographie par proximité renouvelée sur la durée les a saisis par l’analyse des interactions et des dynamiques de transformations aussi banales que la position des rideaux.

Figure 5a : Photographies prises de l’intérieur d’une serre des immeubles rénovés du quartier d’habitat social. Source : Sophie Némoz.

Figure 5b : Photographies prises de l’intérieur d’une serre des immeubles rénovés du quartier d’habitat social. Source : Sophie Némoz.

Dans une approche comparée de l’espace et du temps, les observations des environnements et les échanges en situation avec les habitants nous ont appris qu’il y a là un engagement actif, perceptif et pratique de l’habiter. L’espace ainsi disposé signifie plus que le seul fait de demeurer à un endroit. Il offre une vue dégagée sur les collines arborées du sud de la ville, une ouverture contemplée par les locataires sur un environnement naturel que les habitants perçoivent comme à la fois proche et lointain au quotidien, avec une place abritée des intempéries, qu’ils nous ont montrée et décrite comme accueillante, agrémentée d’un comptoir et d’un tabouret pour s’asseoir, regarder, se reposer, prendre un café, téléphoner, se manucurer les ongles, penser ou bien rêver… De l’autre côté de la serre, les rideaux sont baissés, occultant complètement la vue sur l’immeuble d’habitat social voisin, également rénové il y a dix ans. En demandant à notre hôte si nous pouvions lever le rideau pour photographier la vue sur les bâtiments, celui-ci nous a confié préférer le laisser fermé pour ne pas voir et être vu, dans cet environnement social où les habitants rencontrés se sont tous plaints de nuisances de tous ordres, de la part d’un voisinage dont ils affirment les différences culturelles ou ethniques. En cet instant, à l’ombre des rideaux de l’espace domestique de la serre et, plus longuement, en arpentant l’espace urbain du quartier, il s’exprime un sentiment partagé entre « enfermement » et « protection », une dualité ambivalente qui n’est pas sans rappeler qu’habiter, c’est « rester enclos dans ce qui nous est parent et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l’habitation est ce ménagement » (Heidegger 1954, p. 176).

Revisiter l’habitat durable est le chapitre d’un travail au long cours sur la rénovation urbaine. En tant que méthode socio-anthropologique, elle apporte de nouveaux éléments de réflexion quant à l’élaboration collective de connaissances par proximité. Cet article ne saurait retranscrire complètement le cheminement en deux temps des enquêtes de terrain, entre savoirs, attachements et distanciations sur la durée d’une décennie. Toutefois, alors que la marginalité de ce type de méthode en science politique et en sociologie a été soulignée au sein des archives de la recherche (Cornu, Fromageau et Müller 2014), la réflexivité nous invite à analyser notre propre travail en relation avec des expertises de pedigrees très divers, dont nous ne prétendons pas nous-même en être l’expert. Ces différentes formes de connaissances, recueillies au plus près du quotidien d’un quartier d’habitat social rénové au nom du développement durable, permettent de comprendre les variations des expériences de l’habiter comme la résultante de multiples interactions qu’une seule visite ne peut prévoir, mais dont la revisite peut tenter de décrire et d’interpréter les processus cycliques de vie sociale et les impacts liés aux mobilités au sein des grands ensembles résidentiels. La présence répétée du chercheur au milieu des acteurs de la rénovation, des partenaires institutionnels et des publics peut contribuer sur la durée à un régime de production du savoir sur l’habiter dont il importe de mieux comprendre les modalités d’articulation et les capacités à agir en situation.

Un des éclairages porte sur la question de l’histoire de l’habitat social dans les diverses dimensions de son économie, de sa production, de sa gestion et des usages. Cette problématique n’est pas sans rappeler qu’à partir du 19e siècle, il a pu être érigé en un modèle de logement idéal face aux problèmes d’hygiène et de baisse de la fécondité. Associée à une sorte de souillure, la représentation de ces phénomènes était attribuée aux conditions de vie citadine de certains milieux sociaux, notamment ouvriers, selon des personnalités occidentales reconnues comme « experts » en leur temps. Tandis que certaines figures, à l’instar de Frédéric Le Play, sont considérées comme pionnières en science sociale, l’habitat est devenu l’objet d’études pluridisciplinaires. Ces travaux ont nourri une pensée planificatrice de nouveaux aménagements résidentiels, qu’ils concernent les systèmes d’assainissement de type « tout-à-l’égout », le cabinet de toilette à l’intérieur des résidences ou des projets souvent qualifiés d’utopiques, comme le « phalanstère » de Charles Fourier (1822), le « village de coopération » de Roger Owen (1848) ou encore la « Cité radieuse » de Le Corbusier (1935). Dans le courant du 20e siècle, les recherches, les expérimentations et les politiques ont étayé une perspective fonctionnaliste de l’habiter. La Charte d’Athènes l’affirme comme « une fonction humaine citadine » avec la volonté de l’inscrire dans un schéma d’architecture « moderne », d’aménagement du territoire et de son environnement, résumé par la formule « soleil-espace-verdure » (Le Corbusier 2016). Une telle planification urbaine est soutenue par des objectifs de développement, auxquels le logement social a contribué à travers une fonction d’accueil de la main d’œuvre (Ascher 1994) et des populations immigrées dans des « quartiers tremplins » (Kirszbaum 2015). À partir des années 1950, la massification a donné lieu à l’avènement de ce que l’on nomme les « grands ensembles » et d’une économie relative aux « Bâtiments des Travaux Publics » (BTP). Reprise par le philosophe et sociologue français Henri Lefebvre au cours des années 1960, la notion d’habiter s’enrichit d’une perspective multifonctionnelle et structurelle dans une approche « néo-marxiste », critique des rapports sociaux verticaux et revendicative d’un « droit à la ville » (Lefebvre 2009).

Notre approche longitudinale du renouvellement urbain dépasse l’analyse archiviste, montrant entre autres que la mission de l’habitat social ne saurait résumer son efficacité à quelques fonctions macroscopiques ou à des effets de structure. Un des apports a consisté à observer au plus près des parties prenantes passées et présentes la contribution des qualités architecturales et morphologiques à la transition énergétique et écologique. Ce faisant, l’impact des travaux de réhabilitation s’avère à la fois circonstancié et nuancé, non seulement par les propriétaires et les copropriétaires des baux de location, ou encore les personnes à leur charge, mais aussi par le milieu professionnel spécialisé depuis des années au niveau national et international, ou en charge de la maintenance locale et régulière des constructions. C’est là un des intérêts de la ré-analyse de situations issues du terrain par des enquêtes réitérées à dix ans d’intervalle et ce, dans un contexte où les recherches sur les opérations d’habitat durable et de rénovation urbaine tendent à être fragmentées par projets.

Résumé

L’article interroge le quotidien d’un quartier dont la rénovation s’inscrit dans un projet de renouvellement urbain affichant sa « durabilité ». L’objectif de la recherche empirique est double. Il s’agit d’une part de restituer les expériences des mondes vécus par les habitants et les professionnels au fur et à mesure de la vie en œuvre d’un grand ensemble de logements sociaux ainsi qualifiés et certifiés. D’autre part, nous souhaitons ouvrir la discussion sur ce que produit le chercheur par sa présence répétée sur le terrain d’un tel projet de rénovation urbaine. Au-devant de cet espace de connaissance, la technique de la revisite est mobilisée. À travers deux enquêtes conduites à dix ans d’intervalle, cette approche permet d’analyser l’importance de la temporalité dans la compréhension des pratiques et des représentations de la réhabilitation de l’habitat social, les effets de rotation, des mobilités résidentielles et des politiques, en même temps que les enjeux. Explorer un quartier en rénovation urbaine par ce type de méthode implique de la concevoir comme un processus de nature vivante, dont l’histoire toujours en instance de reconstitution se saisit dans un travail dynamique d’approfondissement.

Bibliographie

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Commission européenne. 2016. « Une économie sobre en carbone – 2050 » Rapport.

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Notes

[1] Le lecteur pourra trouver plus d’informations à ce sujet ici.

[2] Loi n°2015-992 du 17 août 2015 sur la Transition Énergétique pour la Croissante Verte (TECV).

[3] Ce grand ensemble se nomme Henri Wallon.

[4] Le lecteur pourra trouver cette information ici.

[5] 5 millions d’euros ont été affectés aux travaux d’amélioration énergétique.

[6] Voir notamment, sur ce sujet, la journée d’études intitulée « Mener l’enquête de l’habitabilité », qui a été organisée le 18 mai 2017 par l’atelier AC/DD « Habiter la transition ».

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