Comme le souligne Michel Pialoux (p. 22), ce livre est l’aboutissement d’une longue histoire, celle de vingt-cinq ans d’échanges et de travail entre un sociologue et ce que les ethnographes désigneraient comme son « informateur privilégié », son « allié » au cœur de l’usine et qui, dans le cas présent, est le co-auteur, non seulement du livre, mais également de la recherche dont il est issu. Cette histoire, ceux qui ont suivi le travail mené par Michel Pialoux à Sochaux, soit seul, soit avec Stéphane Beaud, la connaissaient déjà bien au travers de leurs lectures [1]. Cette histoire, ceux qui connaissent les réalisations des groupes Medvekine puis celles de Bruno Muel peuvent même la faire remonter encore plus loin, quand Christian Corouge, alors tout jeune ouvrier spécialisé fraichement débarqué de sa Normandie natale, s’associe, avec d’autres, au travail d’intellectuels désireux de montrer, par l’image, les réalités quotidiennes de la vie et des luttes ouvrières [2]. C’est d’ailleurs par le biais de Bruno Muel et de Francine Muel-Dreyfus que Michel Pialoux rencontre Christian Corouge en 1983. Ce livre constitue ainsi un retour sur une trajectoire de recherche, une trajectoire de lutte et une trajectoire intellectuelle. C’est également une sorte de jalon dans l’histoire d’une relation amicale entre un sociologue et un ouvrier. Amitié dont on pouvait penser qu’elle n’allait pas de soi en raison de l’hétérogénéité des dispositions, des temporalités ou des positions politiques. C’est, enfin, la mise à disposition du public d’un riche matériau qualitatif qui, tout en donnant à voir la recherche en train de se faire, livre des éléments empiriques précieux pour tous ceux qui travaillent sur la reconstitution de trajectoires ouvrières, sur les transformations du monde ouvrier ainsi que sur les tensions qui le traversent et les résistances qui s’y développent.
« Résister à la chaîne » peut s’entendre de deux façons : comment mettre en place des tactiques et des stratégies de résistance quand on est ouvrier spécialisé (Os) ; comment faire pour résister physiquement et psychologiquement à des conditions de travail à la fois éprouvantes et répétitives. De ce point de vue, le dialogue entre Michel Pialoux et Christian Corouge montre que résister implique une mobilisation et un combat permanents sur plusieurs fronts.
À un premier niveau, la résistance est, en quelque sorte, intérieure. Il s’agit simplement de tenir son poste et de tenir son corps en sachant qu’il faudra tenir dans le temps. À l’occasion du tournage d’Avec le sang des autres de Bruno Muel, Christian Corouge avait écrit un petit texte dans lequel il parlait de ses mains. Ce texte, qu’il avait ensuite lu, en voix off, sur fond d’images de l’usine Peugeot à Sochaux dit bien ce que la chaîne fait au corps :
C’est pas simple de décrire une chaîne… Ce qui est dur en fin de compte, c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi, je vois, je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans j’ai été premier à l’école… Et puis, qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains. J’ai envie de faire un tas de choses et puis, je me vois maintenant avec un marteau, je sais à peine m’en servir. C’est tout ça, tu comprends. T’as du mal à écrire, j’ai du mal à écrire, j’ai de plus en plus de mal à m’exprimer. Ça aussi, c’est la chaîne.
Revenant sur cet épisode de sa vie au cours d’un des entretiens retranscrits dans le livre, Christian Corouge semble regretter ces propos ou, plus exactement, il en regrette la réception par le public. Il regrette qu’on ait pu simplement y entendre une sorte de complainte physique et qu’on n’ait pas compris que la condition d’Os à la chaîne fait souffrir corps et âme :
Tout le monde […] a compris que j’avais mal aux pattes. Sauf que tout le monde n’a pas compris que d’avoir mal aux pattes, ça veut dire aussi que t’as mal à ton cerveau, c’est-à-dire que tu travailles aussi avec ton cerveau, que y’a une relation qui se fait avec ton cerveau. (p. 318)
C’est donc contre cette double souffrance qu’il faut lutter au quotidien, pour ne pas lâcher prise, pour ne pas sombrer, comme beaucoup de camarades de Christian Corouge. Comme lui-même d’ailleurs à certaines périodes de sa vie, dans la dépression, l’alcool, le suicide. Et cette lutte ne peut être menée sans ressources, morales notamment. Or, ces ressources, les Os ne les trouvent pas en eux-mêmes, mais dans le collectif de travail, dans la vie qui se déploie autour de la chaîne par de multiples arrangements qui permettent de rompre avec l’ordre de la production en lisant le journal, en fumant une cigarette, en buvant un verre ou encore en trouvant des espaces et du temps pour ne rien faire, ne serait-ce que quelques minutes. Ces ressources se (re)constituent donc dans ces petits actes de résistance engendrés par le collectif et qui, en retour, font que le collectif existe comme force d’opposition face à la direction, l’encadrement (les « cravates »), la maîtrise et les syndicats patronaux qui relaient la violence du pouvoir de direction par la violence physique sur le terrain des luttes sociales. Allant parfois jusqu’à laisser pour morts des militants syndicaux après un passage à tabac.
Comme cela vient d’être évoqué, cette résistance collective se construit. Elle ne surgit pas instantanément de la mise en présence d’ouvriers autour d’une chaîne et qui, parce qu’ils partageraient une même condition et occuperaient une même position dans la division du travail, en arriveraient à identifier, spontanément, un ensemble d’intérêts communs à défendre et élaboreraient, tout aussi spontanément, les modalités d’action adéquates. Christian Corouge en a fait l’expérience en tant que délégué du personnel : la mise en forme d’intérêts propres au groupe des Os passe par un travail de longue haleine, notamment parce que l’existence de quelque chose qui serait un groupe ne va pas de soi. Pour construire une résistance collective, il faut d’abord résister aux tensions qui traversent le groupe ouvrier en raison de l’absence de cette homogénéité, souvent postulée, mais jamais vérifiée tant les origines et les trajectoires de celles et ceux qui le composent sont hétérogènes et génératrices d’oppositions entre « français » et « immigrés », entre « jeunes » et « vieux », entre fractions des classes populaires d’origine urbaine ou rurale, entre sexes, entre statutaires et précaires, etc. Autant d’oppositions propres à aiguiser la mise en concurrence, le délitement des solidarités et la multiplication des points de clivage qui concourent à la difficulté que chacun puisse reconnaître qu’il partage des intérêts communs avec son voisin de chaîne et mènent à la dépolitisation. En l’absence de combat quotidien contre ces tendances centrifuges, le groupe se délite, chacun se repliant sur ses intérêts immédiats, sur le privé et l’individuel :
On a toujours des intérêts communs parce qu’on sait très bien que le patron se fait son profit au détriment de la force de travail de quelques-uns. Mais, au lieu de souder une classe ouvrière, chacun est parti dans son coin en essayant de se sauver le mieux possible. Et moi je vois mal une unité par rapport à ces populations qui sont très différentes, qui n’ont pas les mêmes intérêts. Y a des populations qui ont envie de vivre pleinement leur vie, c’est-à-dire bâtir une carrière, et puis y a ceux qui ont envie simplement d’avoir un job pour pouvoir bouffer. Et là, leurs intérêts, ce sont pas les mêmes […]. On en est là, et c’est pas la classe ouvrière qu’on a rêvée, qu’on a idéalisée (p. 447).
S’il faut résister à l’intérieur du groupe ouvrier pour le faire exister et lui donner les moyens de résister contre le camp d’en face, c’est également au sein de son propre camp syndical que Christian Corouge a dû mener le combat. Tout d’abord pour faire reconnaître la spécificité de la situation des Os dans une organisation qui représentait essentiellement une sorte d’« aristocratie ouvrière » constituée d’ouvriers professionnels, minoritaires à l’usine et étrangers à la chaîne. Donc faire reconnaître que les Os avaient des revendications spécifiques, des besoins spécifiques, liés à leurs conditions de travail et de vie. Mais il ne s’agissait pas seulement de cela. Il s’agissait également d’imposer que les Os se représentent eux-mêmes, portent eux-mêmes ces revendications, qu’ils ne soient pas seulement un groupe objet, parlé et agi par d’autres, mais un groupe sujet qui se dit avec ses mots et agit avec ses propres modalités d’action. Et là aussi le combat était quotidien, qu’il s’agisse de porter la parole des Os dans les institutions représentatives du personnel, sur les piquets de grève, lors des prises de paroles publiques, dans la formulation des mots d’ordre et la rédaction des tracts, etc. Une grande partie du travail militant de Christian Corouge y a été consacré, au prix de tensions permanentes au sein de son propre syndicat ou avec les représentants des autres centrales. Un travail militant pour lequel il n’a jamais accepté de quitter la chaîne pour devenir permanent syndical. Un travail militant qu’il a toujours voulu connecté à la réalité d’une base qui n’était pas représentée et dont il s’est fait le porte-parole. Un travail militant dont il a toujours refusé d’être détourné, malgré des hauts et des bas. Car résister à la chaîne, c’est enfin résister à la fatigue d’être en permanence sur tous ces fronts, c’est résister à l’usure de la lutte, au renoncement face à l’immensité d’une tâche jamais achevée. Et de ce point de vue, la trajectoire de Christian Corouge est marquée par de profonds moments de découragement et de désarroi. Des moments où il baisse les bras, des moments où il affirme ne plus avoir « envie de militer » (p. 399) avant que la lutte ne le rattrape et malgré une aspiration impérieuse à « faire autre chose » en raison d’un rapport à la culture qui semble peu commun en milieu ouvrier.
Une des clés de compréhension de la trajectoire professionnelle et militante de Christian Corouge réside justement dans ce rapport à la culture assez particulier. Comme le souligne Michel Pialoux, ce rapport à la culture est essentiel dans la représentation que Christian Corouge se fait « de lui-même, du sens de la vie, des raisons pour lesquelles il a décidé de lutter dans l’usine et s’obstine à y rester. » (p. 10) Ce rapport à la culture est très concret. Il se manifeste dans son appétit de lecture, dans sa participation aux groupes Medevkine, dans sa pratique de la photographie, dans son investissement au sein d’un centre culturel, etc. Son combat politique et syndical est intrinsèquement lié à un combat culturel : d’un côté sa fréquentation de la culture légitime constitue un appui à son travail militant ; de l’autre, une part de son travail militant est de diffuser cette culture auprès de ses camarades d’atelier de manière à les doter de moyens de s’émanciper. En même temps, ce rapport à la culture ne peut que produire un rapport malheureux à sa condition d’Os qui non seulement ne lui permet pas vraiment de réaliser ce à quoi il aspire, notamment écrire un livre, mais qui, également, fait de lui un Os à part : « ça entraîne beaucoup de solitude, beaucoup de malheur parce que le groupe a toujours tendance à te rejeter comme différent » (p. 455). D’où probablement l’incapacité de décrocher totalement du militantisme, même dans les périodes d’épuisement et de lassitude. D’où peut-être également le fort investissement dans le travail mené avec Michel Pialoux. Et de ce point de vue, on peut estimer que la relation qui a uni les deux auteurs autour d’un projet commun a contribué à ce que Christian Corouge trouve, en partie, les conditions de la réalisation de ses aspirations culturelles et intellectuelles. Comme en témoigne ce livre qu’il a coécrit et dont il n’est pas exagéré de dire qu’il constitue une œuvre rare.
De son côté, Michel Pialoux a trouvé en la personne de Christian Corouge l’informateur idéal et le véritable pivot de la construction d’une démarche ethnographique au long cours lui permettant de concrétiser l’ensemble des préoccupations de recherche qui l’animaient depuis le début de sa carrière. Celles d’un sociologue qui « travaille sur les « problèmes » de la classe ouvrière (et plus particulièrement sur les problèmes de structure interne à cette classe, d’homogénéité et d’hétérogénéité, de relations entre les différents groupes qui la composent, etc.) ; qui les a abordés de multiples façons, à partir de différents points de vue (logement, travail, mode de vie, sociabilité, capacité à utiliser les services offerts par les institutions étatiques d’assistance, etc.) ; et qui a essayé à la fois de prendre sur ces questions un point de vue « objectiviste » (en travaillant avec des statisticiens, des économistes, etc.) et de prêter une grande attention à l’expérience des individus, en les écoutant longuement et en prenant au sérieux les propos qu’ils tiennent » (p. 6). Un sociologue qui, tout en travaillant sur le bassin de Sochaux-Montbéliard et en élaborant une démarche qui lui était propre, n’a jamais cessé de lier la recherche et l’enseignement en faisant profiter les étudiants qu’il a suivis et les jeunes chercheurs qui l’ont côtoyé (à l’université Paris 5, à l’École Normale Supérieure ou au sein du Centre de Sociologie Européenne) de son expérience et de sa posture méthodologique. Au point de laisser une sorte de « marque de fabrique » que l’on retrouve notamment dans les travaux de Stéphane Beaud [3] ou dans ceux d’autres chercheurs ayant initié une démarche similaire en milieu populaire [4].
Christian Corouge et Michel Pialoux, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.