Le livre de Jean-Gustave Padioleau est remarquable à bien des égards. Par son style, tout d’abord, — car l’auteur manie la plume avec dextérité et combine les éléments les plus théoriques avec une histoire qui se lit avec la fluidité d’un roman policier —, mais aussi et d’abord par son sujet : l’évolution, sur dix ans, de la départementalisation des services d’incendie et de secours. Le filigrane théorique : une critique de la sociologie des organisations. L’intérêt profond : la genèse d’une réforme administrative et de ses effets pervers, et la façon dont l’administration pourrait, à l’avenir, éviter ce type de dérive. La prise de partie normative : le management serait un instrument de rationalisation et de mise aux normes, qui n’est pas issu de la bêtise des décideurs mais d’un tropisme profond des corporations bureaucratiques du service public, qui se renforcent sur des territoires qu’elles monopolisent, au nom d’arguments désintéressés tels que la « rationalisation » ou « l’égalité » — ces arguments cachant mal des mécanismes de contrôle et des stratégies de prise de pouvoir.
En fait l’histoire de la départementalisation est, au sens propre du terme, folle. Prenons la situation avant la départementalisation. L’organisation des sapeurs pompiers en France a toujours été assez disparate mais essentiellement fondée sur les communes avec une minorité de sapeurs pompiers professionnels et une majorité de sapeurs pompiers volontaires, tandis que le secteur privé s’investit très peu dans la sécurité civile. On voit à travers les textes que cite Padioleau une incompréhensible mais irrésistible formation de consensus au cours des ans, sur une solution opposée — la départementalisation —, fondée plus sur des arguments abstraits que sur des évaluations précises, des comparaisons avec d’autres solutions ou d’autres pays. Les arguments pro-départementalisation sont plus qu’intéressants. La départementalisation est partie d’une série d’idées qui ont pris de l’enflure à force d’être répétées :
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Les volontaires seraient moins formés et moins fiables ; il faudrait donc les professionnaliser, mais sans les rendre égaux aux professionnels — il y a des limites à l’ouverture.
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Les communes auraient des capacités différentes d’action en matière de sécurité civile ; or nos principes juridiques d’égalité — et en réalité d’homogénéité — du service public, supposeraient que l’on mette fin à ce désordre.
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Des risques nouveaux surgissent tels que les risques chimiques et technologiques et l’éparpillement des communes françaises ne permettrait pas d’y donner une réponse satisfaisante en termes de moyens et d’expertise.
Des questions alternatives n’ont pas été posées : ne pourrait-on professionnaliser dans leurs compétences les volontaires sans les départementaliser ? Le principe d’homogénéité est-il tellement réel qu’on n’aurait pas pu envisager des « spécialisations » de certaines communes sur certains types de risques etc. ?
Jean-Gustave Padioleau voit, par delà cette solution administrative, une évolution de la société. Les volontaires traduisaient un esprit de bénévolat et de communautarisme républicain, que la bureaucratisation des solutions rationalisatrices vient mettre à mal, en détruisant cet esprit volontaire, cette connaissance fine mais implicite des territoires et des solutions, cette capacité d’ajustement souple du service public que le volontariat représente. Nous n’entrerons pas dans la discussion de l’idée républicaine, qui supposerait une exploration plus rigoureuse de ses conditions d’émergence et de ses significations. Peu importe qu’on l’appelle « républicain » ou pas, le message de Padioleau est clair : la bureaucratisation sert les corporations contre l’esprit de service public, et de service au public.
Ce qui est à la fois extraordinaire et incroyable dans cette histoire de la départementalisation, c’est que le consensus s’est forgé sans contestation et a basculé en opposition à peu près aussitôt que la réforme a été mise en œuvre, notamment parce qu’elle est coûteuse — l’homogénéité supposant un alignement des conditions de travail et de rémunération par le haut que personne ne sait réellement comment financer. Puis, les élus communaux se sont vite rendus compte que leur capacité d’initiative était en train de passer aux mains des départements. Enfin la départementalisation à elle seule ne permet pas de résoudre le problème de la demande de sécurité croissante et sans contrepartie des citoyens (on veut par exemple tout à la fois pouvoir être protégé contre les inondations et construire en zone inondable, ne pas avoir de risques chimiques tout en bénéficiant des produits de ces usines etc.). Aussitôt née, la départementalisation a montré ses failles et ses thuriféraires sont devenus ses opposants, hormis les bureaucraties dont elle a permis l’installation. Ainsi va la vie des réformes
La question de la réforme du service public.
Cet ouvrage engage une réflexion approfondie sur le rôle de l’État aujourd’hui et la demande extraordinairement ambiguë de la société civile, qui veut tout à la fois le maximum de liberté sans risque et d’assistance sans contribution personnelle (souhaitons que Jean-Gustave Padioleau continue à travailler sur cette question). La deuxième dimension du livre, qui est celle de la discussion sur les modèles théoriques, est peut-être la moins prenante. Certes, une sociologie qui raisonne en termes de logique organisationnelle et de ses arrangements avec l’environnement est réductrice par rapport à ce qui fait la spécificité de la sphère publique. Spécificité qui consiste dans le fait que ce secteur est sous tendu par des normes symboliques extrêmement fortes (par exemple, l’égalité devant le service public), des possibles et des interdits stratifiés par l’histoire, des réponses qui ne peuvent faire fi des problèmes de légitimité. Padioleau a raison. Toutefois est-il utile de s’en prendre aux dérives faibles d’approches qui ont produit des effets bénéfiques lorsqu’elles n’étaient pas érigées en dogmes ou caricaturées ? La connaissance universitaire ne pourrait-elle progresser par capitalisation et non par démarcation, anathème et rejet ? Le milieu est déjà faible, faut-il s’entretuer ? Il y a certainement un moyen terme entre le consensus artificiel et le rejet des uns par les autres ?
Enfin la question la plus fondamentale est celle de la réforme du service public. Qu’elle soit perverse, certes, car comme toute action publique elle produit des effets inattendus. Mais Jean-Gustave Padioleau vise une perversité plus fondamentale, qui est le fait de plaquer des modèles sans impliquer ni écouter les acteurs — tous les acteurs ; sans anticiper les conséquences, sauf dans quelques cercles très élevés et restreints ; en voulant changer pour changer, la légitimité des administrations centrales n’étant malheureusement visible que par le nombre de dispositifs qu’elles bouleversent. Les évaluations actuellement disponibles des réformes de l’Etat ne peuvent que confirmer les conclusions de l’auteur. Par contre Jean-G. Padioleau pousse ses conclusions théoriques plus loin, jusqu’au « nœud » d’une contradiction intrinsèque entre la mémoire du service public, ses capacités d’ajustement informelles, sa flexibilité implicite, et l’essence du management qui serait de rationaliser, formaliser, obliger à la transparence — c’est-à-dire de réduire la nature essentiellement complexe de toute relation de service pour mieux la contrôler, en éviter les dérives budgétaires, et en la standardisant. Une dérive qui a pu se produire devient un trait d’essence, de nature.
Ce raisonnement est-il faux ? Oui et non. Oui parce que certains pays ont effectivement affiché les techniques de management comme techniques d’alignement, ce qui voulait dire être capable de contrôler les coûts et les activités des fonctionnaires quitte à les canaliser et à supprimer des initiatives annexes non mesurables (telles que le conseil, le suivi, l’aide, l’empathie). Non en ce sens que la dichotomie, quelque peu caricaturale, séduit par sa « brillance », car il vaut toujours mieux être post moderne que moderne. Toutefois cette rhétorique ne résout pas, quels que soient les jeux de mots, ce qui en fait est un problème réel irréductible par des oppositions simples. Le problème de la recherche d’un équilibre est incontournable.
Un service public sans formalisation et exigences explicites, ou sans finalités déclarées est aussi un service public où chacun s’autodétermine dans la solitude, construit son propre sens et s’y enferme, et ne se situe pas dans une logique d’apprentissage collectif qui capitalise de nouveaux savoir-faire. Savoir gérer des relations avec des collègues ou subordonnés, quand déléguer ou non, quand contrôler ou non et comment, être capable de connaître les mécanismes qui permettent de fixer des priorités, savoir comment développer les capacités de son personnel, tout cela ce sont des choses « hard » qui s’apprennent, ne viennent pas toutes seules dans la pratique. Un bon manager ne le devient pas au « feeling ». L’absence d’encadrement dans une large partie de la fonction publique française en est la preuve. Le modèle de l’ajustement peut aussi être celui du fonctionnaire qui trouve son activité à ce point inintéressante qu’il fait ses 35 heures, sans prise d’initiative, passivement, et considère que son salaire est un droit. Ce mode d’être dans le modèle de l’ajustement informel est aussi légitime que le participant au service public dévoué, qui ne cesse de progresser, de coopérer avec ses collègues, de donner toujours plus. De fait, le modèle de l’ajustement permet tous les cas de figure dans le service public, avec pourtant une composante commune qui est l’individualisme, l’absence de capitalisation collective des savoir Et savoir faire.
A l’inverse l’excès d’un modèle managérial amène à ce que rien ne soit possible si ce n’est explicitement prévu dans un contrat. Le fonctionnaire aligné fera ce qu’on lui dit (sinon il est licencié) mais ni plus ni moins. L’obéissance passive peut surgir. De même que les phénomènes de clonage quand les valeurs communes explicitées (qui ne le sont pas dans le modèle de l’ajustement) amènent à ne recruter des fonctionnaires qu’au profil identique. Par ailleurs le contrôle finit par prendre plus de temps que l’activité [1].
Là où il peut être difficile de suivre Padioleau, c’est qu’aucun de ces deux modèles, l’ajustement libre ou le management contrôleur, n’est satisfaisant et qu’il vaudrait mieux gérer les vraies questions : comment mesurer sans que la mesure fasse peur et soit utilisée niaisement ? Comment promouvoir des techniques managériales positives pour les fonctionnaires, telles que les contrats d’objectifs personnels, l’obligation d’évaluer, de progresser par essais-erreurs ? Comment diffuser le réflexe d’évaluer sans tomber dans des modes rigides, des procédures plutôt que des pratiques, des carcans plutôt que des opportunités d’innovation, des leviers de créativité plutôt que des instruments de mise au pas ? Voilà ce qui pourrait être un enjeu de travail. Certes il rendrait les démarcations entre les « bons » et les « méchants » plus difficile, mais pourrait se révéler constructif.
Comment faire, par delà les caricatures et les exagérations des modèles ? C’est là la question que ce livre, comme tant d’autres, n’aborde pas suffisamment. Oui cette question est basse et triviale — moins glorieuse que la posture de la critique —, mais pourtant nécessaire, et ne relève pas que de l’endoctrinement idéologique des modes de l’Ocde, de la Banque mondiale, des consultants ou des gouvernements qui changent. Le comment faire ne devrait pas être le monopole de ceux qui ont un intérêt trop marqué dans « le réformisme pervers ». Le réformisme est en effet pervers comme chacune de nos actions (créant des effets inattendus). Faut-il pour autant se contenter de ce qui est ? Ou au contraire gérer la perversité ? Toute réforme est-elle condamnée à sombrer dans le réformisme c’est-à-dire dans le modèle globalisant qui ne supporte aucune contradiction ? Si tel est le cas, il y aura encore des livres, mais peu d’espoir…