L’anthropologie est marquée, depuis ses débuts, par la richesse et la diversité des terrains qu’elle a investis. Plus particulièrement, alors qu’elle s’est cantonnée des décennies durant à l’étude de sociétés lointaines, ou aux aspects considérés comme les plus « archaïques » de nos propres sociétés, la seconde moitié du 20e siècle a vu fleurir les études sur des objets plus proches des chercheurs, tels que le milieu urbain, la maladie, le risque, ou encore la concertation publique, contribuant ainsi à la production de savoir sur les sociétés occidentales, mais aussi à de nombreux questionnements méthodologiques et épistémologiques sur la pratique même de l’anthropologie comme discipline scientifique. Ces questionnements se sont accrus et ont pris un tour nouveau avec le développement, dès les années 1970, des études sociales sur les sciences, d’abord en Angleterre et aux États-Unis puis beaucoup plus timidement en France, où l’anthropologie ne s’est que tardivement saisie de cet objet. Se fondant sur l’ethnographie d’un laboratoire de biologie, cet article explore les conséquences méthodologiques de l’une des caractéristiques de l’anthropologie des sciences, à savoir l’amenuisement de la différence de statuts entre enquêteurs et enquêtés. Comment étudier les sciences et les scientifiques ? Que produit concrètement, dans l’enquête, la confrontation entre deux pratiques de production du savoir ?
Une construction des sciences en négatif.
Avant de pousser la porte du laboratoire, et afin de comprendre le défi méthodologique que constitue une enquête de terrain en milieu scientifique, il est utile de revenir sur la place que l’anthropologie a longtemps accordée aux sciences. Au regard de l’histoire de l’anthropologie et de la constitution de ses objets de recherche, les sciences occidentales apparaissent en effet non comme un objet de recherche, mais plutôt comme un étalon à partir duquel les autres sociétés, les autres cultures, les autres formes de savoir, ont été étudiées. Les débuts de la discipline sont marqués par les écrits des évolutionnistes, et parmi eux James George Frazer qui, distinguant trois stades successifs dans l’évolution des sociétés — magie, religion et science — contribua à associer cette dernière à la société occidentale, en en faisant sa caractéristique principale. Cette association sera constante dans les écrits des anthropologues ultérieurs, et particulièrement développée par Claude Lévi-Strauss qui, bien que cherchant à se démarquer de l’opinion de ses prédécesseurs dans La pensée sauvage, instaure et restaure toutefois la dichotomie Eux/Nous en se fondant sur une distinction entre « pensée sauvage » et « pensée domestiquée », la première étant caractérisée par la notion de bricolage, la seconde par la science « moderne ». Ce « grand partage » (Latour 1997), cette dichotomie entre un « Nous » occidental, rationnel, et un « Eux » archaïque, primitif ou irrationnel, présent dans un grand nombre d’études anthropologiques produites depuis la fin du 19e siècle, et au-delà encore aujourd’hui dans les conceptions de l’Autre et de Nous-mêmes véhiculées dans les sociétés occidentales, a cependant fait l’objet d’une critique par Jack Goody dans La raison graphique (1979), qui proposa alors d’expliquer le développement différentiel des sociétés non par des pensées qui seraient structurées différemment, mais par l’acquisition de techniques matérielles, et en premier lieu l’écriture.
Ce qui reste implicite est la conséquence de ce partage sur les sociétés qui servent d’étalon. En effet, que les monographies et autres essais anthropologiques traitent de magie, de religion, de systèmes de pensée, ou de construction d’outils, ces sujets sont systématiquement questionnés à l’aune de nos propres sociétés, mais surtout à l’aune de ce qui en constitue un symbole absolu : la science occidentale. La construction de l’altérité est ainsi en partie tributaire d’une représentation de la science comme figuration archétypale de l’identité de l’Occident. Dans cet article, mon but n’est ni d’en faire la démonstration ni de revenir sur ce que de nombreux ouvrages ont exploré, notamment au travers de la dénonciation de l’ethnocentrisme, mais plutôt de soulever une conséquence importante pour mon propos : l’anthropologie produit depuis plus d’un siècle un discours dense sur les sciences. Dans les écrits, les sciences deviennent tout ce que n’est pas la magie, tout ce que n’est pas la religion. L’esprit scientifique devient, dans ce cadre, l’image inverse de la pensée de l’Autre exotique. La philosophie, l’histoire ou la sociologie ont produit une quantité incroyable de discours sur les sciences, ce qu’elles ont été (approche historique), ce qu’elles sont ou ce qu’elles devraient être (approches sociologiques et philosophiques). L’anthropologie s’est gardée, pendant longtemps, de contester les conceptions développées par ces disciplines connexes, se contentant de les reprendre à son compte dans sa volonté d’étudier d’autres cultures [1].
Les laboratoires, lieux parmi d’autres de production de connaissances scientifiques et pourtant délaissés par l’anthropologie, sont des sites dont nous entendons fréquemment parler, et pour lesquels nous possédons de solides représentations. Salles closes et aseptisées peuplées de scientifiques en blouse blanche se livrant à des activités fondamentales pour le progrès de notre civilisation, hauts lieux du développement d’idées nouvelles issues d’esprits éclairés. Quelques monographies existent, depuis La vie de laboratoire de Bruno Latour et Steeve Woolgar publié en langue anglaise en 1978, jusqu’à Beamtime and Lifetime de Sharon Traweek (1988), en passant par les ouvrages incontournables de Karin Knorr-Cetina, The Manufacture of Knowledge (1981), et de Michael Lynch, Art and Artifact in Laboratory Science (1985). Encore faut-il noter que ces études courent sur une période relativement réduite — dix ans — et n’ont pour la plupart jamais fait l’objet d’une traduction en français.
Le décalage entre l’hypertrophie du discours sur les sciences et le trop faible nombre d’études effectivement réalisées est l’occasion d’interroger les conditions de production d’une enquête anthropologique lorsque celle-ci porte sur des individus maîtrisant parfaitement les différentes représentations, tant d’eux-mêmes que de leurs pratiques — et conscients de ce que ces représentations leur assurent une certaine autonomie —, mais peu habitués, voire pour certains peu enclins, à être considérés à leur tour comme des « objets » de recherche [2]. Le statut des enquêtés constitue, dans ce cadre, une difficulté supplémentaire : alors que sur de nombreux terrains, l’enquêteur bénéficie d’une certaine aura auprès de ses locuteurs, celui-ci subit ici les conséquences de l’opposition souvent utilisée entre sciences « dures » et sciences « molles », et peut ainsi voir contestées ses méthodes et ses analyses. Cependant, alors que ce différentiel en défaveur de l’anthropologue apparaît, dans un premier temps, comme un obstacle, nous allons voir qu’il peut devenir particulièrement productif dans le déroulement d’une enquête de terrain dans un laboratoire.
Titulaire d’une licence de biologie, ayant mis un terme à cette partie de mon cursus pour me tourner vers l’anthropologie, j’ai choisi d’étudier les scientifiques, et plus précisément les biologistes. Ayant gardé de bons rapports avec un Maître de conférences, je l’ai sollicité pour quelques entretiens et lui ai demandé s’il connaissait des chercheurs qu’une telle démarche pouvait intéresser. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Bertrand, Directeur de recherche d’une UMR de génétique, qui, quelques mois plus tard, m’a autorisée à intégrer son équipe, d’abord comme stagiaire, puis comme simple observatrice. Cet article retrace l’évolution des relations entre enquêtrice et enquêtés au cours de cette période : comment les représentations que chacun possède de Soi et de l’Autre viennent-elles modeler les interactions ? Quelles sont les réactions des biologistes lorsque ceux-ci ne sont plus questionnés sur leurs propos, mais sur leurs pratiques ? Et surtout, s’agissant de la confrontation de deux démarches scientifiques — un chercheur étudiant d’autres chercheurs —, quelles sont les conséquences de l’amenuisement de la différence des statuts entre enquêteur et enquêtés ?
Répondre aux attentes de l’enquêteur.
Mon premier travail de terrain questionnait la notion de « vocation scientifique » et reposait sur l’analyse et l’interprétation d’entretiens réalisés avec trois chercheurs en biologie, Maître de conférences pour l’un, Directeurs de recherche pour les deux autres. Le cursus universitaire, le choix de la spécialité, les candidatures et les postes occupés font partie des thèmes abordés, au même titre que le parcours et les motivations personnelles des locuteurs. L’homogénéité des réponses obtenues, très bien construites et sans surprise, m’a conduite à développer une hypothèse fondée sur la notion d’« attitude textuelle », telle que développée par Edward Saïd dans L’Orientalisme (1980), attitude qui consiste à ne retrouver dans le paysage ou les comportements que ce que l’on a préalablement appris, à ne voir que ce que l’on a déjà lu. Si ce concept s’applique, chez Saïd, aux écrits de ceux qu’il nomme « les orientalistes » (des écrivains, philosophes ou scientifiques qui, dans les pays qu’ils visitaient, reproduisaient poncifs et stéréotypes sur les populations qu’ils rencontraient), il concernait, dans mon étude, non l’anthropologue, mais bien plutôt les indigènes, à savoir les enquêtés [3] ; ceux-ci semblaient en effet reproduire dans l’interaction les catégories d’un discours bien établi sur les sciences, illustrant l’idée que la définition de Soi passe en partie par l’imagination de l’Autre, aussi proche soit-il : face à moi, trois chercheurs « purs et durs », faisant preuve dès le plus jeune âge d’une grande curiosité [4], prônant une science salvatrice et désintéressée, universelle et progressiste. Ma relative connaissance des pratiques scientifiques, ainsi que les maintes contradictions, inhérentes à l’oralité, que faisait ressortir une analyse attentive des entretiens, permettaient cependant de saisir le fait que mes locuteurs tentaient seulement de maintenir l’interaction dans un cadre acceptable pour les différents participants. Autrement dit, il s’agissait de s’entendre sur une définition adéquate de la situation d’interaction. En effet, comme l’exprime Goffman,
on attend plutôt de chacun des participants qu’il réprime ses sentiments profonds immédiats pour exprimer une vue de la situation qu’il pense acceptable, au moins provisoirement, par ses interlocuteurs. Le maintien de cet accord de surface, de cette apparence de consensus, se trouve facilité par le fait que chacun des participants cache ses désirs personnels derrière des déclarations qui font référence à des valeurs auxquelles toutes les personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage. (1973, p. 18)
Cette première recherche permettait alors de mettre en évidence le jeu de rôles qui s’instaure dans toute situation d’enquête. Face à une étudiante en anthropologie venue étudier la notion de vocation, mes locuteurs s’instauraient porte-parole de la communauté scientifique, et en tant que tels s’assuraient de la crédibilité de leur témoignage par le conformisme de leurs propos vis-à-vis du discours dominant. Cette idée n’est nulle part mieux exprimée que dans un passage du chef-d’œuvre de Tolstoï, Guerre et Paix, au cours duquel l’auteur relate le récit fait par le jeune Rostov de sa première charge de cavalerie contre l’armée napoléonienne.
Rostov était un jeune homme sincère, il n’aurait sciemment menti pour rien au monde. Il avait l’intention en commençant son récit de dire les choses telles qu’elles s’étaient passées, mais involontairement, imperceptiblement et fatalement, il aboutit au mensonge. S’il s’était contenté de dire la vérité à ces auditeurs qui avaient déjà entendu maintes fois des récits d’attaques, s’étaient fait une idée précise de ce qu’est une attaque, et attendaient un récit en tout point conforme à cette idée, ils n’auraient pas cru Rostov, ou bien, ce qui eût été pire encore, ils auraient pensé que c’était sa faute à lui s’il ne lui était pas arrivé ce qu’il arrive d’ordinaire aux témoins d’une charge de cavalerie. (1972, p. 398)
Porte-parole auprès de celle qui représentait pour eux une autre communauté scientifique, mes locuteurs ne pouvaient prendre le risque de manquer de crédibilité.
Afin de tester la valeur de mon argumentation et de mes hypothèses, mon travail fut restitué aux trois chercheurs, qui se sont montrés, force est de l’avouer, peu prolixes en commentaires. Seul Bertrand, Directeur de recherche au CNRS, m’a donné rendez-vous dans son bureau la semaine suivante afin de me faire part de ses quelques remarques. La discussion, âpre mais d’une grande richesse, a duré près de deux heures, durant lesquelles mon locuteur n’eut de cesse de reprendre un à un mes arguments pour les déconstruire. Chaque élément devenait l’occasion d’une intense bataille, durant laquelle nous mobilisions nos connaissances et jouions sur nos expériences respectives. Ce n’est qu’au détour d’une phrase que je pris conscience de ce qui était véritablement en jeu dans l’interaction, de ce que nos attentes mutuelles dépassaient largement le cadre du texte que nous avions à ce moment-là sous les yeux. « Tu es très intuitive, mais ton travail manque de scientificité ». Bertrand ne remettait pas en cause mes principaux arguments. Tout au plus me reprochait-il un ton quelque peu dénonciateur qui venait effectivement, je m’en rendis compte quelque temps plus tard, colorer mes écrits, et qui était dû au rôle que j’avais moi-même, dans une attitude somme toute assez naïve et puérile, choisi d’endosser lors de cette enquête : sorte de bras vengeur des sciences sociales opprimées et bafouées par les toutes puissantes sciences expérimentales [5]. J’étais donc intuitive, je comprenais ce qui apparaissait en filigrane dans les propos de mes locuteurs, mais je n’étais pas suffisamment scientifique. Si ce dernier aspect peut en partie s’expliquer par une gestion assez désastreuse de mon implication [6] avec mes enquêtés, il renvoie cependant à un problème plus global, dans lequel réside l’une des plus grandes difficultés de la démarche anthropologique lorsque celle-ci porte sur ce qui a été décrit et institué comme le parangon de la rationalité occidentale : faire valoir le sérieux, la scientificité et l’intérêt de la discipline. Dès lors, la dichotomie intuition/scientificité renvoie de fait, au-delà même de la situation d’interaction, à la confrontation de deux démarches spécifiques visant la production de connaissances.
Ce moment de joute verbale entre Bertrand et moi marque pourtant la reconnaissance par mon locuteur de ma capacité et de ma compétence à passer outre les apparences du discours, à dépasser, à discipliner l’un des ennemis de la scientificité : le sens commun [7]. Quelque chose a donc retenu son attention, cette « intuition » comme il l’a par la suite longtemps appelée, qui nous a conduits à développer, lors de cette discussion, une relation fondée sur un certain équilibre, marquée par une complicité naissante. C’est alors seulement, après presque deux heures, que Bertrand me fit cette déclaration, sur le ton de la confidence : « Tu sais, ce type de discours, c’est un peu la soupe qu’on sert aux non-scientifiques pour être tranquille ». À la lumière de ces propos, je n’étais alors plus considérée par mon locuteur comme une profane, mais comme une personne digne d’accéder à la richesse cachée du quotidien des scientifiques. Comprenant que mon travail avait trouvé un écho favorable, je lui fis part de mon souhait de prolonger mes recherches, sans me limiter au discours des chercheurs, mais bien plutôt en le mettant en regard de leurs pratiques quotidiennes. En effet, forte de la lecture de La science en action de Bruno Latour (1995), j’avais mis en évidence le fait que mes locuteurs me livraient non des propos fondés sur une expérience quotidienne en laboratoire (la science en action), mais sur une relecture a posteriori de leur parcours personnel à la lumière d’une conception décontextualisée de la production des faits scientifiques (science faite). Me proposant de mener mon enquête au sein de sa propre équipe, mon locuteur reprenait la main, m’assurant que je trouverai en lui un informateur fiable. Chacun avait ainsi fait preuve de sa capacité à comprendre l’autre. Pour Bertrand, j’avais dépassé les stéréotypes en vigueur et les discours de façade. Je pouvais donc comprendre ce qui importait réellement pour les chercheurs si l’on me donnait l’occasion de les voir œuvrer dans l’enceinte du laboratoire, délaisser la « soupe » pour observer les cuisines. De son côté, le Directeur de recherche avait analysé et compris mes maladresses, et s’intéressait véritablement à ce qu’une enquête anthropologique pouvait révéler de l’ordinaire d’un groupe de biologistes.
L’accès, rendu possible aux enquêtés, à la profusion de discours constitué autour d’eux et sur eux peut conduire, comme décrit précédemment, à un conformisme du discours. En ce sens, le laboratoire constitue une « société ethnologisée », au sens où l’entend Anne Doquet lorsqu’elle étudie les Dogon du Mali (1999) : une fois en possession des informations produites sur eux, les personnes que l’on étudie tendent à répondre à nos attentes supposées, et les scientifiques n’y font pas exception. Une autre conséquence émerge cependant à la lumière de la description des relations que j’entretiens avec mes locuteurs ; ceux-ci, parce qu’ils sont chercheurs et, comme le rappellent Latour et Woolgar [8], parce que leurs positions dans les universités ou dans les instituts de recherche sont généralement plus enviables que celles des chercheurs en sciences humaines, qui plus est en anthropologie, viennent annihiler la distance dont se prévalent la grande majorité des anthropologues sur leur terrain, et qui repose tant sur la possession par les chercheurs d’un statut souvent ressenti par les enquêtés comme supérieur que sur la maîtrise des textes. Les interrogeant sur leurs méthodes, leurs pratiques, les fondements théoriques de leurs travaux, je m’exposais de fait au même type de traitement et mesurais le chemin qu’il restait à parcourir avant même de me poser la question d’une éventuelle distance à respecter. L’objet levure, sur lequel travaillent les enquêtés, n’est pas un donné. L’objet anthropologique pas davantage, et c’est précisément cela qui importe pour mes locuteurs : comment puis-je produire des connaissances sur eux ? Ce qui se joue dans le laboratoire est donc la confrontation de deux disciplines, avec leurs méthodes et leurs spécificités, la façon dont chacune construit son objet de recherche et ce qu’elle en attend. Il s’agit alors de comprendre quelles conséquences ce traitement particulier de la part de mes locuteurs a pu avoir sur ma démarche.
Répondre aux attentes des enquêtés.
Directeur de recherche au CNRS, Bertrand participe à de nombreuses réunions, rencontre des chercheurs de diverses disciplines, siège aux commissions de recrutement, écoute fréquemment les émissions radiophoniques sur France Culture, entre autres lorsque celles-ci traitent des sciences, et est en demande de tout ce qui peut approfondir ses connaissances et sa compréhension des champs disciplinaires auxquels il s’intéresse. Lecteur attentif, il m’a conseillé divers livres, tous abordant les sciences sous un angle critique, que ce soit au sujet de l’application du darwinisme à l’échelle des pratiques expérimentales ou de la reproductibilité des données biologiques. Son laboratoire, composé d’une dizaine de personnes (chiffre variable en fonction des arrivées et départs des doctorants, post-doctorants et stagiaires), étudie un organisme unicellulaire, la levure Saccharomyces cerevisiae, qu’il tente de circonscrire par différentes approches : biologie cellulaire, biochimie et génétique. Les membres de l’équipe sont ouverts et passionnés par leurs sujets respectifs, dont ils peuvent parler durant des heures, chacun œuvrant dans sa spécialité. Ils possèdent une curiosité toute scientifique et me posent de nombreuses questions sur mon sujet de recherche, mes méthodes, ou sur les résultats que je compte obtenir. Quant à l’enquêtrice, jeune étudiante en anthropologie, elle arrive dans le laboratoire avec la vague ambition d’étudier les croyances et les représentations à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes des chercheurs. Elle n’a pas encore de véritable expérience de terrain. Elle n’a ni problématique ni hypothèses de travail, et attend que son enquête vienne les lui révéler. Elle n’a pas de méthode bien définie. Elle n’a absolument aucune idée des résultats qu’elle obtiendra.
Ces quelques informations s’avèrent nécessaires pour comprendre le cheminement que membres de l’équipe et enquêtrice vont effectuer au cours des trois années suivant mon entrée dans le laboratoire. Travailler dans sa propre société, qui plus est sur des chercheurs, implique que ces derniers possèdent non seulement une conception de l’anthropologie, dont ils ont plus ou moins entendu parler selon les cas, mais qu’ils possèdent surtout une conception nette de ce que doit être une science, point non sans importance pour le déroulement de l’enquête.
Le thème des croyances et des représentations à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes avait tout pour satisfaire Bertrand. Rendre compte des décalages entre discours dominant et pratiques effectives, soulever les stratégies mises en place par les individus lorsque les explications habituelles viennent à manquer, révéler les incongruités et les aléas de tout travail sur le vivant, montrer l’ingéniosité et la richesse dont doivent faire preuve les chercheurs au quotidien, en résumé, gripper les rouages de la représentation bien huilée des sciences occidentales, voilà qui présentait pour lui le plus grand intérêt. Les membres de l’équipe trahissaient également leur attrait pour le sujet par la réappropriation à laquelle ils se livraient de certains termes appartenant au champ d’études de l’anthropologie [9] : le terme « rituel » pour traduire les habitudes prises dans le déroulement d’un protocole spécifique, dans une séquence d’actions fréquemment répétée, ou dans les gestes indispensables que doit effectuer tout chercheur travaillant sur la levure ; le terme « croyance » pour justifier l’ajout d’étapes supplémentaires mais non nécessaires dans les expériences au motif qu’elles assuraient de meilleurs résultats, sans que la démonstration scientifique n’en ait jamais été faite [10] ; le terme « initiation » pour tenter de définir la relation entre un chercheur confirmé et un jeune doctorant, par exemple dans l’apprentissage de la vision au microscope, depuis les gestes techniques complexes à réaliser sans sourciller jusqu’à la reconnaissance de structures invisibles pour tout autre qu’eux. Chacun semblait donc se satisfaire de ma présence dans le laboratoire, curieux de ce que je mettrai en évidence, venant me voir régulièrement pour me raconter une anecdote sur eux-mêmes ou sur les manies et bizarreries de leurs collègues. Leurs attentes entraient parfaitement en résonance avec les miennes. En effet, je ne m’étais pas encore, à ce moment-là, totalement départie d’une certaine conception de mon rôle, toujours cette attitude quelque peu vengeresse qui me poursuivait jusque dans le laboratoire, m’ordonnant de montrer à la face du monde que mêmes les esprits catégorisés comme les plus rationnels qui soient n’étaient pas toujours très scientifiques. Mais peut-être plus encore, je tentais par le choix de mon sujet de me raccrocher à une conception assez archaïque de ma discipline : en analysant les croyances, je développais un thème classique de l’anthropologie sur un terrain qui ne l’était pas, et pensais ainsi bien naïvement me préserver de questions d’ordres méthodologique et théorique — et que je finis, bien plus tard, par devoir affronter.
Cependant, après plus d’une année de présence au sein de l’équipe, à observer et à pratiquer, à prendre des notes tout en essayant vainement de réaliser les expériences qui m’avaient été confiées, je décidai de focaliser mon attention sur les interactions entre les membres de l’équipe — chercheurs, étudiants ou techniciens — et l’organisme sur et avec lequel ils travaillent, la levure Saccharomyces cerevisiae. Ces relations sont le plus souvent réduites dans la littérature portant sur les sciences, qu’elle soit de nature philosophique, sociologique ou anthropologique, à la confrontation d’un sujet pensant, appartenant à une culture, et d’un objet à connaître, prélevé dans la Nature, deux entités dont l’existence semble parfaitement acquise [11]. Pourtant, mes observations répétées montraient bien plutôt une richesse et une profusion de modes d’interactions, dans lesquelles tant le statut de sujet pensant que celui d’objet à connaître n’étaient pas acquis. La difficulté des chercheurs à circonscrire la levure, à la maîtriser, à réitérer des expériences avec elle, indiquait en effet qu’il existe un devenir-sujet qui nécessite l’apprentissage d’un savoir approfondi sur l’organisme avec lequel on interagit pour pouvoir prétendre l’objectiver. En suivant pas à pas les chercheurs, je pouvais comprendre que c’est en dernière instance seulement, dans la forme la plus aboutie des énoncés, c’est-à-dire les articles scientifiques, que ces relations foisonnantes sont réduites à leur plus simple expression : une dichotomie sujet/objet. Ce changement dans l’orientation de mes recherches a eu, dans les premiers temps, un effet surprenant. Bertrand, bien que toujours intéressé par mon travail, devint soudain dubitatif. Il ne comprenait pas mon sujet, et surtout il n’en voyait pas l’intérêt tant ce que je lui racontais paraissait relever de l’évidence et de la banalité, alors que mon sujet précédent présentait les attraits de la nouveauté. Mon propre comportement évolua. Je n’employais plus les termes « représentations » ou « discours dominant », mais je questionnais mes locuteurs sur les recherches en cours dans le laboratoire, sur l’utilisation du microscope, la fabrication des milieux de culture, les différents réactifs et leur utilisation, le stockage des organismes et la façon dont on les classifie. Bertrand continuait de me poser régulièrement des questions, tentait de comprendre les chemins que je souhaitais explorer, mais se heurtait à mon incapacité à formuler des propos cohérents sur la question, jusqu’au jour où, lui demandant si je pouvais avoir accès au souchier papier, catalogue qui recense les 3500 souches de levure du laboratoire ainsi que leurs caractéristiques propres, il me traita de « folle », et accompagna son propos d’une explication sur l’inutilité d’une telle démarche, sans doute vouée à nuancer la brutalité de sa réaction. Son incompréhension, je le perçus nettement à cet instant, était parfaitement sincère. Mon locuteur était réellement perdu, décontenancé. Il ne me suivait plus, bien qu’il continuait à me soutenir implicitement, ne remettant en cause à aucun moment de l’enquête ma présence dans l’équipe. Je ressentais une difficulté de plus en plus grande à expliquer ce que je faisais. Sentant que mes préoccupations ne faisaient plus que faiblement écho aux leurs, je remis complètement en question l’intérêt et la pertinence de mon sujet. Possédant une formation en biologie, j’allai même jusqu’à développer le plus profondément possible mes connaissances sur leurs travaux de recherche, dans une volonté de retrouver une connexion qui me semblait, momentanément je l’espérais, perdue. Le seul effet de cette démarche fut de me faire douter, de plus en plus douloureusement, de la pertinence même, cette fois, du caractère anthropologique de mon travail. Ma recherche n’entrait plus en résonance avec leurs attentes, ma présence devint une sorte d’énigme. Les questions de mes locuteurs, jusqu’ici nombreuses, finirent par se tarir, tant par manque d’intérêt de leur part que pour éviter l’embarras chaque fois plus grand (et sans doute de plus en plus lisible sur mon visage) qu’elles ne manquaient de provoquer chez moi.
Ces moments de doute sont ressentis, avec une acuité variable, par tous les anthropologues, à un moment ou à un autre de leur travail de terrain. La spécificité de celui-ci reposait cependant sur le statut des enquêtés et son impact sur la situation de recherche. Face à moi, des chercheurs en biologie, qui émettent des hypothèses, proposent des protocoles de recherche, obtiennent des données, les interprètent et les utilisent pour émettre de nouvelles hypothèses. Ce fonctionnement de la recherche en laboratoire, bien que caricatural, est cependant ce qui me revenait perpétuellement en tête dès que je réfléchissais à mes propres méthodes. Pour chaque question concernant leur sujet, mes locuteurs peuvent formuler une réponse fournie et argumentée. Tous autant qu’ils sont, ils savent où ils veulent aller, les résultats qu’ils souhaitent obtenir. De mon côté, je n’avais encore que des observations et des entretiens enregistrés, des données certes solides, mais qui peinaient à prendre une forme claire et structurée. Leurs méthodes me semblaient limpides, rigoureuses, scientifiques, les miennes brouillonnes et désordonnées. Bertrand m’avait donné accès aux cuisines, à la façon dont ils produisent des faits scientifiques en biologie, et en toute bonne foi souhaitait avoir accès aux miennes, à la façon dont j’allais produire des connaissances anthropologiques sur eux. Je ressentais seulement en cet instant un immense sentiment de reconnaissance pour la publication du journal de Malinowski (1985), preuve pour moi que mes angoisses et mes difficultés pouvaient prendre leur source non seulement dans mes incapacités profondes, mais aussi dans le mode même de fonctionnement de la recherche de terrain en anthropologie.
Cette situation nous éclaire quelque peu sur les conditions d’enquête lorsque celle-ci vient à se déplacer sur des terrains qui nous sont plus proches géographiquement. Bien que la notion de distance reste problématique en ce qu’elle est le plus souvent utilisée pour marquer la possibilité d’une objectivation des enquêtés par l’enquêteur et ainsi la possibilité de production d’un savoir [12], elle devient opératoire si on l’assimile à une différence de statuts entre enquêteur et enquêtés. Alors que sur les terrains classiques, le différentiel en faveur de l’enquêteur peut être très important [13], il est dans le cas présent non pas réduit, mais tout simplement inversé. Au doute que ressent tout chercheur sur son terrain s’ajoute ainsi la crainte d’une contestation des résultats et des écrits de la part des enquêtés [14], crainte qui finit par se transformer en principe méthodologique. En effet, alors que certaines procédures existent déjà pour instaurer une relation dialogique quant aux connaissances produites par l’anthropologie, par exemple par la restitution des textes aux intéressés, l’annihilation de la distance a pour conséquence un partage et un échange plus profond. La réflexivité personnelle du chercheur sur un terrain traditionnel fait alors place à une réflexivité dialogique.
Croiser les regards : réflexivité partagée.
S’est donc développée, au fur et à mesure de l’enquête, ce que l’on pourrait nommer une « réflexivité partagée », qui s’est traduite, chez les membres de l’équipe, par une mise en parallèle de leur statut et de celui de leurs levures. De plus en plus souvent, notamment quand nous discutions des impondérables de la vie universitaire — notes de synthèse pour l’école doctorale, présentations à des séminaires, comptes-rendus de mon activité de terrain —, mes locuteurs faisaient ce type de remarque : « Ah oui ! On est tes cobayes ! », qui, par un effet de comique de répétition, est devenue pour nous une sorte de plaisanterie, au point que la visite prévue de leur laboratoire par un anthropologue dont j’utilise largement les travaux pour mon doctorat a suscité ce commentaire de Bertrand : « T’inquiète, la roue grince, mais elle tourne ! ». Ces propos pourraient être considérés comme la marque d’un profond malaise si l’on retient l’idée qu’ils se comparent à des animaux de laboratoire. Ce serait cependant passer à côté du point essentiel et, bien pire, présumer de la façon qu’eux-mêmes envisagent les organismes avec lesquels ils interagissent dans le but de produire des connaissances. Or, c’est autour de cette conception des relations entre humains et non-humains, pour reprendre la terminologie utilisée par Bruno Latour (1997), que se déploie maintenant mon enquête. Ces petites remarques révèlent en revanche un changement dans la façon dont mes locuteurs se perçoivent depuis le début de l’enquête : alors qu’auparavant, ils me disaient être mes « sauvages » [15], ils sont dorénavant mes « cobayes », terme qui renvoie explicitement à leurs pratiques et non plus aux miennes. Mes enquêtés ne se réfèrent plus du tout à l’anthropologie : la représentation qu’ils en avaient ne leur permet plus d’interagir efficacement avec l’enquêteur. Se produit ainsi un renversement de situation : alors que dans les premiers temps, ma recherche avait pour but d’éclairer les pratiques et les discours des scientifiques, ce sont maintenant les pratiques de mes locuteurs qui vont venir interroger la pertinence de l’anthropologie à les étudier. La compréhension de ma pratique, de ce qu’est ma discipline, va alors se faire par une comparaison avec les leurs. Les questions sur mes méthodes deviennent plus nombreuses : quelle est la légitimité de travailler sur quelques personnes seulement ? Quelle peut être la valeur représentative d’un travail se fondant sur l’étude d’un unique laboratoire ? Comment mes données sont-elles traitées et interprétées ? Quelles hypothèses souhaitais-je développer ? Questions qui, dans la philosophie des sciences, ont reçu de multiples réponses, et qui dans les humanités font partie intégrante du processus de recherche. J’aurais pu alors développer longuement quelques points méthodologiques trouvés dans des manuels d’ethnologie. Cela serait cependant allé contre ma propre expérience à cet instant, qui m’apprenait que c’est avant tout sur le terrain, et en fonction des matériaux qu’on y trouve, que les problèmes méthodologiques peuvent trouver des solutions. On me demandait de rendre des comptes, de justifier le caractère scientifique de mon travail. Un jeu de miroir s’institua alors progressivement. Ce sont mes méthodes qui posaient problème, la constitution de mon objet de recherche qui les intriguait. Ce sont leurs méthodes que je cherchais à étudier, la constitution de leur objet de recherche que je souhaitais analyser. Il devint évident pour moi qu’en les laissant interroger ma pratique, développer ce qui les gênait, j’accédais à ce qui faisait le cœur des leurs, tout en développant la réflexivité nécessaire à tout travail anthropologique. Le café de 13 heures, que je prenais habituellement avec Bertrand, accompagné régulièrement de Benoît et Isabelle, chargés de recherche, représentait alors une excellente opportunité pour expérimenter mes hypothèses. En émettant des doutes sur mes capacités et mes méthodes en présence de mes locuteurs — doutes tout à fait sincères, mais dont j’avais décidé de me servir comme d’un outil —, je conduisais ceux-ci à questionner tant ma démarche que la leur. Cette méthode a été relativement fructueuse, au point que nous en sommes arrivés à échanger notre vocabulaire. La question de la représentativité de mon enquête, de la catégorisation de ce qui ne peut être catégorisable, a ainsi été éclairée par nos deux disciplines, mes locuteurs affrontant parfois le même genre de problèmes dans leurs pratiques quotidiennes [16].
L’efficacité de cette méthode perce de façon explicite dans l’exemple suivant : nous sommes dans la cuisine pour le café. Bertrand, généticien, parle d’un problème spécifique relatif à un article soumis à publication avec Isabelle, biologiste cellulaire. Depuis un certain temps déjà, j’analyse les différences entre ces deux approches biologiques du vivant, et je souhaite traiter du rapport individu/population par ce biais. En effet, la génétique nécessite de travailler sur des millions d’organismes à la fois, alors que la biologie cellulaire consiste pour une grande part en des observations longues et répétées sous le microscope de quelques dizaines de cellules seulement, et nécessite un apprentissage pour percevoir les infimes variations d’une entité à l’autre. Dès le début de mon enquête, j’ai développé une sensibilité particulière pour cette approche. Observer Isabelle manipuler le microscope, apprendre avec elle, c’est prendre tout à coup conscience de la nature construite des catégories utilisées par les scientifiques, mais c’est aussi apprendre comment ces derniers introduisent des ruptures, des seuils, comment ils découpent le réel pour tenter de le comprendre à partir de l’observation de quelques individus. Alors que je développe l’état de mes réflexions auprès de la biologiste, celle-ci établit une étrange connexion entre son approche et la mienne : « En fait, tu peux comparer la génétique à de la sociologie, et la biologie cellulaire à de l’anthropologie ». Souvent, mes locuteurs m’ont demandé quelles étaient les différences entre ces deux disciplines soeurs des sciences humaines. Question complexe s’il en est, à laquelle je fis une réponse approximative, soulignant qu’aujourd’hui il était parfois difficile de les distinguer selon les auteurs auxquels on se référait, mais que l’on pouvait, pour simplifier, considérer que l’une des principales différences résidait dans le fait que les sociologues traitaient de larges échantillons de population, alors que les anthropologues interagissaient généralement avec quelques personnes seulement sur le terrain [17] et pour des durées beaucoup plus longues. Les questions posées, les données obtenues, et a fortiori les analyses conduites, aboutissaient donc à des résultats sensiblement différents. La remarque de la chercheuse vient ainsi révéler un aspect de ses pratiques, mais aussi la façon dont elle conçoit les miennes : l’enquêtée, biologiste cellulaire, et l’enquêtrice, anthropologue, s’intéressent avant tout aux idiosyncrasies, tentent de produire des connaissances en se fondant sur une analyse longue et minutieuse de quelques individus, avec tous les problèmes que cela soulève, et dont nous avons (et prenons) à cet instant conscience toutes les deux, nous projetant chacune dans la situation de l’autre.
Partis chacun d’images de nos disciplines respectives portées par un discours entretenu tant par les anthropologues que par les biologistes, ou pour élargir les perspectives, tant par les sciences humaines que par les sciences expérimentales, nous avons été conduits, dans la confrontation, à les dépasser pour mieux interroger nos pratiques. Les préjugés en vigueur, intuition versus scientificité, idiosyncrasies versus représentativité, ont finalement joué le rôle de moteur de mon enquête. De fait, cette simple comparaison établie par Isabelle entre la biologie cellulaire et l’anthropologie retourne les questionnements : l’anthropologie récupère à cet instant un statut qui pouvait lui être contesté par mes locuteurs, celui de science, et la biologie cellulaire devient un point d’entrée permettant à tous dans le laboratoire de comprendre le sens de mon sujet de recherche : questionner la validité de la dichotomie sujet/objet.
Ce croisement de regards n’est qu’une exemplification de ce que les chercheurs en sciences humaines peuvent ou ont pu croiser sur leurs terrains. Ceux-ci sont emplis, avant même que nous les investissions, de catégories, de poncifs et de concepts prêts à penser que nos locuteurs peuvent, tant dans le but de satisfaire nos attentes supposées que de paraître crédibles dans le rôle qu’ils endossent dans l’interaction, reprendre à leur compte. Le glissement d’un sujet de recherche étudiant les représentations des scientifiques vers un sujet analysant le caractère construit de la dichotomie sujet/objet, s’il apparaît en première instance déstabilisant en ce qu’il conduit à étudier ce qui fait pour mes locuteurs l’évidence même de leurs pratiques, dénote — j’aime à le penser —une implication réussie, dans la mesure où il se traduit par l’instauration d’un véritable dialogue, dans lequel chacun, alors qu’il a appris à le taire, révèle ce qui importe véritablement pour lui. Ce n’est en effet qu’en les laissant interroger mes pratiques, contester parfois le caractère scientifique de mon travail, puis en les reconstruisant avec eux — entendons, en les conduisant à m’observer — qu’ils ont pris conscience de ce que leurs évidences avaient à offrir. C’est ce trajet que nous faisons, des fausses évidences du discours aux véritables évidences des pratiques.
L’ethnologisation des groupes ou des sociétés étudiées par les chercheurs implique de fait une appropriation et une utilisation par les enquêtés du savoir anthropologique. L’amenuisement de la différence de statuts entre les deux parties a cependant une autre conséquence. La participation active des enquêtés, par leurs questionnements sur les méthodes de la discipline, par leur volonté de suivre l’évolution du cheminement intellectuel de l’anthropologue, oblige celui-ci à un retour sur ses pratiques tout en dévoilant ce qui importe réellement pour eux. Leur intervention dans le déroulement même de l’enquête conduit de fait à une réflexivité croisée et, ainsi, à leur implication dans leur constitution en objets de recherche. Au-delà d’une simple relation dialogique au terrain, l’ethnologisation des sociétés étudiées peut donc conduire à une relation dialogique dans la construction même du savoir anthropologique.