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Sérendipité.

Réflexions beyrouthines sur la verticalité et la précarité.

Beyrouth, quartier de Hamra, novembre 2019. (H. Flanquart)

On était en novembre 2019, la guerre en Syrie avait débuté depuis sept ans déjà, le nombre de réfugiés au Liban était de plus d’un million. Certains vivaient au sein de camps de toile, dans la plaine de la Bekaa ou au Sud-Liban, d’autres avaient investi des immeubles en construction un peu partout, d’autres encore, plus pécunieux, louaient des appartements dans les villes et les villages.

Moi, j’étais à Beyrouth pour une soutenance de thèse et quelques séances de travail avec des collègues de l’Université Libanaise et de l’Université Saint-Joseph. J’avais pris une chambre dans un hôtel de Hamra, mon quartier préféré. Le premier soir, quand j’ai écarté le rideau, j’ai aperçu cet immeuble investi par des réfugiés syriens et l’ai pris en photo avec mon téléphone portable. 

Toute ma jeunesse s’est déroulée au cœur du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, dans un village entre Lens et Douai. Le tissu urbain y était dense, mais surtout constitué de maisons mitoyennes ; les immeubles y étaient plutôt rares. Nous étions serrés les uns contre les autres, mais pas empilés les uns sur les autres. Arrivé à Lille pour poursuivre mes études à l’université, à la faculté de sciences économiques et sociales, j’ai ressenti un malaise à voir, à la tombée du jour, les fenêtres des appartements s’allumer. Eduqué dans l’horizontalité, j’avais du mal à comprendre comment on pouvait vivre dans la verticalité. En ville, le quotidien suit son cours, sans que les occupants de la ruche ne se préoccupent le moins du monde de la vie des autres. Chacun s’active dans son parallélépipède de briques, de béton et de verre, mais tous ignorent ce qui se passe dans les strates au-dessus et en dessous, dans les cases à gauche et à droite. Des drames ou des bonheurs intenses peuvent survenir dans une alvéole, ils n’ont aucun écho dans les autres.

A partir de la mise en exploitation des mines de charbon dans le Pas-de-Calais, au 19e siècle, de nouveaux habitants sont arrivés au village et ont vécu dans des maisons mitoyennes, mal isolées de leurs voisines. Plus tard, quand j’étais enfant, dans les quartiers au nord-ouest de la voie ferrée habitaient ceux qu’on appelait « les Français », au sud-est de la voie ferrée, dans les corons construits par les compagnies minières, les « Polonais » et les « Marocains ». Aujourd’hui, dans toutes les métropoles et les villes d’importance, les familles se sont restreintes jusqu’à ne plus comporter, pour bon nombre d’entre elles, qu’une seule personne. De décennie en décennie, l’urbain ne cesse de s’étendre à travers le monde et le confort et l’intimité se cherchent de plus en plus dans la verticalité, de moins en moins dans l’horizontalité. Dans les villes, sur des dizaines de kilomètres carrés, c’est eau, gaz et homo sapiens à tous les étages.

De mon côté, toujours sujet au vertige résidentiel, toujours mal à l’aise avec la verticalité, j’ai choisi d’habiter une maison plutôt qu’un appartement. Pas au cœur de la ville donc, mais en banlieue proche. Où je bénéficie d’un petit jardin, mal entretenu. Et, surtout, où personne ne vit sous mes pieds, ni au-dessus de ma tête.

Ce soir de novembre 2019, je regarde cet immeuble en construction et la verticalité se dévoile dans toute sa crudité. Pas de façade, pas de vitres, mes voisins d’en face s’empilent comme ils le peuvent dans les alvéoles en béton brut de décoffrage. Ils ont quitté leur maison ou leur appartement à Homs, Lattaquié, Palmyre ou Raqqa, franchi la frontière libanaise et sont venus trouver refuge à Beyrouth, la cosmopolite. La vie qu’ils ont connue en Syrie est loin derrière eux, et maintenant leur existence se déroule là, dans le dénuement et la précarité. Ces cellules ouvertes à tous les vents n’ont ni eau courante ni chauffage, juste de l’électricité. Enfin, pas en permanence, seulement entre les coupures, quand le réseau public d’où ils ont tiré un fil est alimenté par les centrales.

Je prends la photo et je sais que derrière moi j’ai mon lit king size, mon mini-frigo et ma salle de bain avec sa douche et sa pile de serviettes sèches. La chambre est cosy, la nuit sera douillette. Eux, en face, devront se contenter de vieux matelas posés à même le sol et de seaux d’eau remplis à la borne incendie et péniblement remontés dans l’immeuble.

Le risque est un construit social. À chaque époque, à chaque situation, ce que l’on perçoit comme une menace, ce que l’on craint de perdre diffère. Il y a quelques années encore, ceux d’en face s’étaient construit une vie non sans dangers mais aux risques tant bien que mal maitrisés. Maintenant tout a changé [1]. Un jour, après avoir mis en balance les risques qu’ils couraient en restant chez eux et ceux qu’ils étaient susceptibles de rencontrer en exil, ils ont opéré un choix. Et s’ils ont décidé de partir et de trouver refuge ici, chez leurs voisins, c’est pour éviter de mourir suffoqués par le gaz sarin des barils largués par avion, que leurs fils ne soient torturés dans les prisons du régime de Bachar al Assad, que leurs filles ne deviennent les esclaves sexuelles des combattants de l’État islamique, pour échapper à bien d’autres dangers encore.

Ici, au Liban, si travail et nourriture ne sont pas assurés, si, dans cet immeuble sans façade, leurs enfants peuvent chuter de plusieurs mètres voire plusieurs dizaines de mètres, ils vivent dans une paix relative. Partout dans le monde, chacun compose son panier de risques comme il le peut et l’on sait que, pour se débarrasser des dangers qu’ils redoutent particulièrement, les plus démunis n’ont d’autre choix que d’en accueillir d’autres en échange.

À quelques centaines de mètres de là, de riches Syriens ont pris la précaution, il y a bien longtemps, d’acheter un appartement dans un quartier chic de Beyrouth. Quand le régime baasiste a décidé d’assurer sa survie au prix de la destruction du pays et du massacre d’une partie de sa population, ils s’y sont réfugiés. Ils ont perdu leur patrie, mais leur panier de risques est resté supportable. En me promenant le soir sur la Corniche, je vois de la lumière aux fenêtres de quelques appartements dans les résidences de luxe appartenant à la diaspora libanaise aisée, aux riches Moyen-Orientaux et à la bourgeoisie syrienne. Pour les deux derniers, avoir un pied-à-terre à Beyrouth leur permet non seulement de profiter de temps à autre d’un peu d’air de liberté et de consumérisme, mais aussi de se mettre à l’abri quand le dictateur qui gouverne leur pays s’en prend soudainement à eux. Ici, à Beyrouth, le pouvoir central est faible et si l’on a suffisamment d’argent, on peut y vivre confortablement et sans trop de danger.

J’écris ce texte en décembre 2024, cinq ans après avoir pris cette photo et je me demande ce que sont devenus mes voisins d’en face. Certains ont dû poursuivre leur exil vers l’Europe, à la recherche d’un logement, d’un travail stable et d’un meilleur avenir pour leurs enfants. D’autres sont peut-être repartis chez eux, en Syrie, où ils se sont réinstallés dans leur région, dans des immeubles partiellement ruinés par les bombardements du boucher de Damas et ses alliés russes. D’autres encore sont peut-être toujours là, en face de l’hôtel. Ils ont alors eu le temps de mieux aménager leurs cases de béton. Sans doute ont-ils maçonné des murs de parpaings et installé des fenêtres de récupération pour les isoler de la rue. Peut-être même que, l’été, pour se protéger du soleil et de la chaleur, de grands rideaux poussiéreux et décolorés pendent le long des façades, comme dans bien des quartiers populaires de la ville.

La dernière fois que je me suis rendu au Liban, c’était en janvier 2023 et je n’ai pas pensé à rendre visite à l’immeuble en construction de Hamra. Je me suis surtout préoccupé d’aller du côté du port de Beyrouth, voir ce qu’il en était des silos et des immeubles atteints lors de la catastrophe du 4 août 2020. L’explosion du nitrate d’ammonium stocké illégalement en avait soufflé certains, gravement endommagé d’autres. Certains bâtiments n’étaient plus que gravats, tandis que d’autres avaient déjà eu le temps d’être restaurés. Plus aucune trace cependant du restaurant arménien dans lequel j’avais dîné en 2019 avec mes amis Wassim et Joumana.

Y aura-t-il un jour un Georges Perec ou un Alaa al-Aswany pour imaginer ce qu’a pu être la vie de celles et ceux qui ont habité dans cet immeuble en construction ? Ses alvéoles grises ont vu passer bien des familles, chacune avec son histoire bien à elle, fragment particulier de l’histoire du Proche-Orient.

Résumé

Un soir de novembre 2019, à Beyrouth, un universitaire de passage s’est retrouvé face à un immeuble en construction occupé par des réfugiés syriens. Ont alors surgi en lui des impressions fortes. D’abord un trouble devant cette verticalité en béton brut, qui contraste avec la réminiscence d’une enfance vécue dans un village aux construction basses. Puis sont arrivées les questions sur ces hommes, ces femmes, ces enfants qui ont fui la guerre civile et trouvé refuge dans un immeuble dépourvu de façade et du moindre confort. Qui sont-ils vraiment ? Comment vivent-ils au quotidien ? Partiront-ils pour retourner chez eux ou continuer leur migration ? Un individu croise – à la distance d’une largeur de rue – le destin d’une population en exil et s’interroge.

Bibliographie

Notes

[1] Le hasard fait que le jour où je termine ce texte, ce 8 décembre 2024, nous apprenons la chute du régime de Bachar al Assad. S’ouvre ainsi un nouvel épisode pour le million de réfugiés syriens au Liban et, s’ils sont encore là, pour les occupants de l’immeuble en construction de Hamra. 

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