Cela vous aura peut-être échappé et pourtant il s’agit d’un événement majeur : il existe désormais des croquettes végétariennes pour chats.
C’est déjà une longue histoire. Dès 1986, le Vegecat, un produit de la marque Vegepet appartenant à une société basée dans le Montana, proposait des aliments végétaux pour les chats. Le Vegecat a ensuite été complété par le Vegecat phi et le Vegekit, qui contiennent des nutriments (notamment des protéines) obtenus sans recours à des matières animales. Il existe de fait aujourd’hui un large éventail d’aliments végétaux pour chats, dont certains visent à leur éviter toute nourriture carnée.
C’est un point d’arrivée provisoire d’une histoire encore plus longue. Le végétarisme apparaît en premier dans les religions originaires de l’Inde (hindouisme, jaïnisme, bouddhistme, et sikhisme) pour qui l’ahimsa (अहिंसा), qui implique le rejet de l’alimentation animale, signifie le respect de la vie et le refus de la violence. Son origine est le Chāndogyopaniṣad, datée du sixième siècle avant J.-C., qui fait partie des textes sacrés centraux de l’hindouisme. Il s’agit donc d’un précepte dont l’application marque l’adhésion à la doctrine et l’inclusion dans la communauté religieuse. À la même époque, le végétarisme de Pythagore (–580-–495) se fonde sur des raisons opposées : c’est une prise de distance laïque vis-à-vis des sacrifices d’animaux effectués lors de cérémonies religieuses qui motive son refus de manger de la viande. Cependant, Pythagore rejoint l’hindouisme dans sa croyance en la réincarnation des « âmes vagabondes » en différents êtres, comme le dit son disciple romain Ovide.
Depuis lors, sous ses différentes variantes, le végétarisme est devenu une nébuleuse foisonnante, en expansion ces derniers temps, à la fois par le nombre de ses adeptes et par la dynamique de sa doctrine. Au lien évident, à travers la notion de souffrance animale, entre l’alimentation, l’élevage, les manteaux de fourrure, les abattoirs, les zoos, les cirques, la vivisection et les expériences médicales, s’ajoute une nouvelle attention aux végétaux, les plantes étant reconnues comme des êtres sensibles et les arbres devenant porteurs de valeurs de bienveillance et d’attention aux plus faibles. D’où l’émergence d’une difficulté potentielle, soulignée par quelques humoristes rationalistes : si toutes les espèces deviennent également sensibles et respectables, cela ne va-t-il pas finir par poser un problème diét-éthique ? Après la découverte que la grande majorité des bactéries que les corps humains hébergent sont bénéfiques à notre santé, les citoyens, ou du moins les plus engagés d’entre eux, ne vont-ils pas exiger qu’on montre davantage de compassion envers les virus, ces migrateurs nécessiteux qui cherchent simplement une cellule d’accueil ?
Ces complications proviennent de la contradiction, pas si aisée à dénouer, entre la recherche, dans le monde vivant, de valeurs morales qui feraient défaut à des sociétés ravagées par le spécisme et le fait que ce monde vivant, on le sait depuis Darwin, fonctionne et évolue sous l’effet de logiques radicalement amorales. Le basculement entre, d’un côté, les devoirs des humains vis-à-vis des animaux et, de l’autre, des droits propres aux vivants non-humains pose des problèmes difficiles à résoudre, même en dehors de toute prétention hiérarchique de l’espèce humaine. C’est la question de la participation commune à une conversation éthique qui rend le franchissement de ce seuil fort problématique. Comment, en effet, traiter comme fins et non comme moyens, selon la formule d’Immanuel Kant, des êtres qui, eux, à part de très rares exceptions, semblent bien traiter les autres êtres comme des moyens, sans même se poser la question ?
Or, contrairement à ce qu’un regard superficiel pourrait laisser penser, l’irruption d’aliments végétaux pour chats relève d’un tout autre registre. En effet, à l’inverse du chien, « carnivore opportuniste », le chat est, à l’état sauvage, un carnivore quasi exclusif et lui proposer une alimentation végétarienne (et même, en l’occurrence, végétalienne voire végane [1]) est un acte qui ne peut s’inscrire dans le projet d’un retour à un ordre préexistant que l’action humaine aurait perturbé. Il ne peut relever de l’application d’un droit animal à vivre sa vie d’animal puisque, pour autant qu’on puisse en juger, les chats aiment bien la viande et ne semblent pas spontanément tentés par l’aventure végétarienne.
Il s’agit donc d’autre chose, d’un projet de transformation en profondeur de la relation des humains avec le monde vivant. C’est bien plus que la contraception des chats et des chiens, la sexualité zoophile ou la nécrophilie des cimetières pour animaux, des phénomènes qui peuvent se lire comme une variante de l’élevage. Cette fois, c’est une mutation d’un autre ordre qui est visée.
Notons d’abord que, même pour les chats, la conversion alimentaire est possible, même si cela coûte un peu plus cher, comme on le voit avec les substituts végétariens à la viande destinés aux humains. Plusieurs produits qui leurs sont proposés contiennent l’ensemble des nutriments nécessaires, y compris la taurine, une protéine indispensable aux chats, qui ne peuvent la synthétiser eux-mêmes et qui la trouvent habituellement dans la viande. Dans l’approche végétalienne, cette substance est produite directement par une opération chimique ou par extraction à partir de matières strictement végétales. Les militants végétariens et les entreprises qui commercialisent les croquettes végétales citent des travaux universitaires qui montrent que, à condition que des nutriments spécifiques soient bien inclus dans leur alimentation, les chats ne souffrent pas de problèmes particuliers et ne semblent pas avoir exprimé de réticences audibles à ce nouveau régime. Seule une partie du milieu de la médecine animale défend la thèse inverse (voir par exemple le plaidoyer balancé de Géraldine Blanchard) et la plupart des cliniques vétérinaires continuent d’affirmer en bloc la nécessité pour les chats d’ingérer des produits carnés, même lorsque les molécules concernées peuvent être produites autrement. On a donc le sentiment que, désormais, ce sont ceux que les mouvements végétariens pourraient désigner par le terme de « système » qui défendent un monde vivant partiellement préservé, tandis que les militants du végétal n’hésitent pas à promouvoir une inclusion totale des « animaux de compagnie » dans la sphère de l’action humaine. Il s’agit en somme d’un combat à front renversé, dans lequel les représentants du monde agro-industriel apparaissent comme des naturalistes modérés tandis que les activistes vegan font de la nature un projet politique assumé.
« Nous croyons qu’il est possible de créer un monde meilleur », proclame le site de vente en ligne The Vegan Shop. David Olivier, militant végétalien de la première heure, cite dans son blog un texte qu’il a lui-même écrit en 1990 et dont voici un extrait :
« Nourrir un chat ou un chien sans viande n’est certainement pas naturel, mais les nourrir tout court n’est pas naturel. Le chat et le chien ne sont pas eux-mêmes naturels, ils ont été créés par l’homme à partir d’espèces sauvages. L’homme les a tellement modifiés qu’on ne sait même pas exactement de quelles espèces ils proviennent […]. Leurs habitudes et leur physiologie ont changé, dans une direction voulue par les hommes, selon les intérêts des hommes, sans se demander si cette évolution « respectait leur nature ». Pourtant, beaucoup se plaisent à trouver scandaleux de les nourrir sans viande, parce qu’ici il ne s’agit pas de servir des intérêts humains, mais de servir ceux d’autres animaux, que l’on dit « de boucherie ». Et on ne se demande pas dans quelle mesure il est « naturel » pour ces derniers d’être justement « de boucherie », d’être sélectionnés pour leur rendement, d’être parqués des mois ou des années durant dans des espaces où ils peuvent à peine bouger, de recevoir une nourriture on ne peut moins « naturelle », et, finalement, de finir leur carrière dans des boîtes pour autres animaux, dits « familiers », dont les ancêtres sauvages n’auraient jamais songé à se nourrir de bœuf ou de poisson…
[…] Le problème de savoir si c’est naturel ou non de nourrir les chats sans viande ne m’intéresse pas plus que de savoir si c’est naturel ou non de lui faire faire pipi dans une caisse avec du gravier. Ce qui m’importe est de savoir si un chat ou un chien peut être en bonne santé et heureux sans viande ; et ceci en gardant à l’esprit que les animaux qui servent à faire la viande, eux, n’ont pas cette chance qu’on se préoccupe de leur bonheur et de leur santé, du moment qu’ils arrivent vivants aux portes de l’abattoir. »
Le message est clair. Ce que les humains appellent « nature » n’est rien d’autre que le type de rapport avec le monde biologique et physique qu’ils estiment légitime ou désirable dans un contexte social donné. On ne peut donc se réclamer de la nature en général, mais d’un modèle de nature substituable à un autre. En prenant acte que l’action humaine touche l’ensemble du monde vivant et tout en se réclamant de l’antispécisme, David Olivier et ses camarades proposent, parmi les nombreux modèles possibles, celui qui attribue aux humains la responsabilité de protéger des espèces animales contre d’autres espèces animales et donc d’instaurer une configuration assez différente de celle qui existait avant l’apparition d’Homo sapiens. Puisque les hommes interviennent peu ou prou sur l’ensemble du monde vivant et, en conséquence, sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, on ne voit pas pourquoi, en effet, ils ne pourraient pas mettre en œuvre le schème du véganisme à l’ensemble des relations inter-espèces, ce que requiert, en pratique, ce projet. Ainsi, dans un monde dont l’élevage aurait été exclu, que faire des espèces qui ont été modifiées pour être « exploitées », en respectant les principes du projet de « végétalisation » ? Les renvoyer à l’état sauvage ? Ce serait leur réserver une mort tragique. Les laisser s’éteindre peu à peu ? La biodiversité en souffrirait. En faire des animaux de compagnie ? Cela prolongerait l’exploitation sous d’autres formes. Justement parce qu’aucune des solutions n’est pensable dans une perspective naturaliste, c’est bien un projet prométhéen qui s’esquisse, qui prend à contre-pied l’approche conservatoire de la plupart des postures écologistes, fondée sur l’idée qu’il ne faut pas toucher à la nature, sous peine que celle-ci « reprenne ses droits » ou même « se venge ». Même si la comparaison est discutable à bien des égards, on ne peut s’empêcher de penser à une symétrie : chats végétariens / vaches carnivores : l’alimentation de bovins par des farines animales pourrait être – c’est discuté – à l’origine de l’encéphalopathie spongiforme bovine (les « vaches folles » des années 1990).
Ceux qui veulent rendre les chats végétariens ne semblent en tout cas pas torturés par l’angoisse de l’hubris. Ils veulent « corriger la nature » (comme on disait en Union soviétique) pour la rendre meilleure. Et ils le font sur la base de valeurs (« bien-être », « compassion », « bonheur ») qui évoquent davantage la constitution des États-Unis de 1776 que Le principe responsabilité d’Hans Jonas [2]. Ils dissocient la défense du monde vivant des discours de dénonciation des dangers de la technique, une position plutôt portée, dans le monde francophone, par des philosophes de la « finitude », d’inspiration chrétienne, comme Jacques Ellul, Paul Virilio, Bruno Latour ou Dominique Bourg. Au contraire, ceux qui cherchent à convaincre les chats de devenir végétaliens manifestent une confiance dans la possibilité, par la force des idées et le truchement de la technologie, d’un monde plus désirable.
En somme, la question « qui mange qui ? » en appelle forcément une autre : « pourquoi « qui mange qui ? » et non « qui mange quoi ? », « quoi mange qui ? » ou « quoi mange quoi ? » ? » – et une troisième : qui décide si l’on a affaire à une personne ou à une chose ? Ce qui est certain, en tout cas, c’est que la radicalité du véganisme a pour point d’appui la revendication à traiter de la nature comme d’un enjeu politique assumé – et non, comme certains le souhaiteraient, d’aborder la politique avec le « point de vue de la nature ». Sa capacité à susciter des débats qui ne laissent que peu de citoyens indifférents lui donne déjà, sur ce point, raison.