La métropolisation et la suburbanisation produisent-elles des effets sur les comportements politiques ? Cette question, déjà en partie explorée aux États-Unis, mérite selon les auteurs d’être posée dans d’autres contextes nationaux, et c’est elle qui sert de fil conducteur à cet ouvrage. Celui-ci se compose donc de huit chapitres correspondant aux études de cas par pays (les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, la Suisse, la France, l’Espagne, la République Tchèque et Israël), d’une courte introduction et d’une conclusion de quinze pages en forme de synthèse. Même si des nuances substantielles doivent être apportées entre pays et à l’intérieur de chacun d’entre eux, les études de cas et la synthèse convergent autour d’un même processus, à savoir une « polarisation partisane croissante [qui] oppose les banlieues plus conservatrices ou néolibérales, aux villes-centres plus orientées à gauche ». Les métropoles des pays étudiés suivent ainsi avec un décalage plus ou moins net la tendance politique repérée outre-Atlantique : une concentration et un repli des classes moyennes en banlieue constituant de nouvelles bases pour le vote conservateur. Revenons brièvement sur les étapes de ce raisonnement et sur quelques interrogations.
Fragmentation géopolitique et polarisation socio-économique.
La tendance à la métropolisation affecte tous les pays étudiés, avec plus ou moins de vigueur. La part des résidents métropolitains ne cesse en effet d’augmenter, avec des variations notables toutefois entre des pays très « métropolisés » (Allemagne, Israël, États-Unis, Canada et Suisse), ceux où cette proportion est équilibrée (Espagne, France, Pays-Bas, Afrique du Sud) et ceux enfin où elle est plus faible (en Scandinavie et en Europe de l’Est). La suburbanisation revêt également des formes diverses qui conduisent les auteurs à distinguer quatre cas, selon les variations du rapport démographique entre ville centre et périphérie. Ces variations tiennent largement à l’histoire institutionnelle et politique de chaque pays. D’un côté, le ratio est marqué par les regroupements communaux éventuels, comme dans le cas archétypique de l’Afrique du Sud où la fusion a été la plus radicale. D’un autre côté, l’héritage communiste des pays d’Europe de l’Est se traduit par une urbanisation monocentrique et très centralisée.
La « fragmentation géopolitique » est ensuite examinée à l’aune de différents indicateurs statistiques : le rapport de population entre villes centres et périphéries, le nombre de communes pour 100 000 habitants ou encore un indice (dit de Zeigler-Brun) qui intègre toutes ces dimensions. Ceci conduit les auteurs à valider ou invalider un certain nombre d’idées : la France fait toujours office de mauvais élève en termes de consolidation institutionnelle ; le « supposé modèle nord-américain » doit être nuancé par les récentes réformes canadiennes ; l’homogénéité qui caractérisait les pays d’Europe du Sud est battue en brèche par le cas de l’Espagne. Ces nuances n’empêchent pas toutefois de conclure au renforcement d’ensemble de la « fragmentation géopolitique ».
C’est ensuite la « polarisation socio-économique » des métropoles qui est pointée, c’est-à-dire la manifestation de différences sociales et économiques entre villes centres et périphéries. Celles-ci sont mesurées à l’aide d’un nouvel indice, l’indice Nathan-Adams, ou plutôt d’une « version révisée » qui intègre des critères de revenu, de pauvreté sociale, d’éducation, de chômage, etc. (voir plus loin pour une discussion de cet indice). Les variations de cet indice conduisent les auteurs à avancer que les disparités entre villes centres et périphéries sont particulièrement exacerbées aux États-Unis, mais beaucoup moins nettes dans les autres pays. En outre, dans « les pays soumis à des mouvements importants de suburbanisation et de métropolisation, certaines parties d’aires métropolitaines sont soumises à au moins autant de problèmes que la moyenne des villes centres américaines ». Examinant plus précisément le revenu par habitant et le chômage, les auteurs distinguent les démocraties anciennes des plus récentes (notamment les pays d’Europe de l’Est). Dans les premières, à l’inverse des secondes, « les problèmes touchant des groupes spécifiques (en particulier le chômage et la pauvreté) sont en moyenne plus aigus dans les villes centres que dans les banlieues » — un résultat qui paraîtra contre-intuitif à l’observateur français pétri des attendus de la politique de la ville. Cette polarisation est au final corrélée aux comportements politiques : là où les phénomènes de « polarisation » sont les plus marqués (États-Unis, Suisse et Canada en partie), le vote s’en ressent, avec une tendance à la bipolarisation entre un centre démocrate et des banlieues résidentielles plutôt conservatrices ; là où cette « polarisation » est plus floue, comme en France, les villes centres présentent une tendance au vote de gauche, sans qu’il soit possible de dégager déjà des effets nets sur le vote des territoires périphériques.
Nous voudrions pour finir délaisser les qualités nombreuses de ce travail pour nous concentrer sur les réserves qu’il nous inspire. La première d’entre elles a trait à la comparaison, un problème à la mesure de l’ambition de l’ouvrage. La difficulté apparaît dès le stade de définition de l’objet, puisque la métropole donne lieu à des définitions différentes selon les pays. Prenons quelques exemples seulement : l’aire urbaine de l’Insee est construite par itération sur la base de critères de continuité du bâti, de concentration d’emplois et de migrations alternantes ; la définition espagnole fait intervenir des critères démographiques (populations, densité, évolutions), de logement, les réseaux de transports, sans retenir les migrations alternantes ; aux États-Unis ce ne sont pas les communes mais les comtés qui servent d’unité de base à la délimitation, ce qui a des effets considérables sur les mesures effectuées (les mesures de densité de population par exemple). La difficulté vaut également pour la construction des indices statistiques, à l’instar de l’indice Nathan-Adams qui fournit une « mesure des problèmes » pour un territoire : forgé dans le contexte nord-américain, son calcul rigoureux n’est possible que dans trois pays de l’échantillon (États-Unis, Canada, Norvège). Le problème n’est alors plus de forger des définitions identiques, mais questionne plus fondamentalement l’existence et la fiabilité des données disponibles, celles fournies par les appareils nationaux. S’il faut rendre hommage à l’honnêteté des auteurs vis-à-vis de ces difficultés et à la part inévitable de « bricolage » qu’une telle entreprise implique, on peut regretter qu’un développement spécifique n’ait pas été consacré à ces problèmes pratiques et à leurs conséquences pour la validité des résultats.
Les phénomènes de gentrification.
Notre deuxième remarque a trait au chapitre consacré à la France. Dans ce dernier, l’auteur calcule un indice de disparités ville/banlieue des problèmes urbains (Cshdi) qui affiche des valeurs modérées (notamment par comparaison avec les valeurs obtenues aux États-Unis) mais très différentes selon les aires urbaines. Selon lui, cette polarisation socio-spatiale « paraît suivre le “modèle Us” », c’est-à-dire un processus théorisé par Tiébout (1956) selon lequel les changements affectant les villes centres (hausse des prix du logement, pollution, diminution des aménités) suscitent le départ des ménages à capital économique élevé vers des territoires périphériques plus en rapport avec leurs aspirations. Rappelons tout d’abord que le modèle de Tiébout a été longuement discuté (parfois invalidé) dans les travaux américains (voir pour les plus récents Lyons, Lowery et DeHoog 1992, Rhode et Strumpf 2000). Quant à sa pertinence pour le cas français, elle nous inspire deux remarques tirées des observations menées au niveau national (en particulier Guilluy, Noyé 2006).
Sur le mode de calcul tout d’abord, l’opposition centre/périphérie ne permet pas de saisir finement les processus de ségrégation à l’intérieur de ces deux espaces. En particulier, les processus de ségrégation socio-spatiale résultant de la mobilité résidentielle se jouent aujourd’hui plus à une autre échelle, plus proche de la ville agglomérée (le pôle urbain de l’Insee) que de la ville centre. Comparer ville centre et périphérie revient donc à araser les différences et donc à minimiser l’importance des ségrégations. Du même coup, et c’est notre deuxième remarque, la description du contexte dans lequel évoluent les villes centres nous semble décalée : outre les éléments déjà mentionnés (logement, pollution, aménités), l’auteur souligne la forte hétérogénéité sociale et la concentration croissante de populations dépendantes. L’évolution sociologique des villes centres contredit cette analyse et invalide du même coup la transposition qui peut être faite du modèle de Tiébout. S’il existe en effet des quartiers précarisés au cœur des villes centres, si le logement social et le logement inconfortable constituent en outre des réserves susceptibles d’accueillir et de maintenir des couches populaires, on assiste depuis le début des années 1990 à un phénomène de gentrification qui touche ces quartiers. En outre, s’il est vrai que les catégories supérieures résident en nombre plus important hors de la ville centre, il est vrai aussi qu’elles y habitent dans une proportion de plus en plus forte. Par conséquent, leurs trajectoires résidentielles traduisent moins la volonté de fuir la ville centre que d’en rester le plus proche possible, précisément parce que celle-ci concentre toujours une offre singulière, en termes d’emplois ou en termes culturels par exemple. Le cas de Bordeaux qui sert de base aux réflexions françaises aurait mérité d’être confronté, y compris pour l’analyse des effets politiques, à des données plus systématiques.
Vincent Hoffmann-Martinot, Jeffrey Sellers, Politique et métropole. Une comparaison internationale, Paris, Cnrs Éditions, 2007.