Eyebiyi, Elieth P. et Angèle F. Mendy. 2019. Migrations, mobilités et développement en Afrique. Tome 1 : Mobilités, circulations et frontières, 271 p. Tome 2 : Stratégies familiales, diasporas et investissements, 283 p., Daraja Press & Lasdel.
Ces deux volumes sont le fruit de quatre ateliers tenus entre 2015 et 2017 à Ouidah (Benin), à Ota (Nigeria), à Ouagadougou (Burkina-Faso) et à Niamey (Niger), à l’initiative principale du LASDEL (Laboratoire d’Études et de Recherches sur les Dynamiques sociales et le Développement local), dont les travaux africanistes font autorité depuis sa fondation en 2001 dans ses implantations du Benin et du Niger.
Les travaux présentés ici étaient attendus depuis que la « vague migratoire » de 2015 avait inquiété l’Europe, déclenchant au passage des polémiques – souvent d’essence idéologique – entre des chercheurs qui pointaient la croissance démographique incontrôlée du continent africain et ceux qui rappelaient que les migrations intra-africaines étaient bien plus importantes que les mouvements de population entre l’Afrique et l’Europe.
À la lecture des préfaces et des introductions de ces deux ouvrages, on comprend que les auteurs souhaitaient effectivement « traiter des migrations sans parti-pris théorique ou disciplinaire en intégrant sociologues, anthropologues, démographes, politistes et historiens » (Eyebiyi, T. 1, p. xii).
Le choix de donner la parole à des chercheurs africains, majoritairement basés en Afrique de l’Ouest, et « se trouvant à des étapes différentes dans leur carrière académique » permet d’accéder à des travaux souvent de nature monographique sortant résolument de la perspective européo-centrée qui caractérise la pensée dominante. Il s’agit de montrer – à défaut de réellement démontrer – que les migrations/mobilités africaines sont utiles au développement des pays du Sud et n’affectent en rien, au contraire, le développement des pays du Nord. C’est pourquoi « les migrations internationales (…) doivent être analysées non comme un problème à résoudre mais comme faisant partie intégrante des processus de transformation mondiale que connaissent les sociétés contemporaines. » (Eyebiyi et Mendy, T. 1, p. 6). L’objectif est ambitieux, presque audacieux, et rend attractive la lecture de cette publication.
Dans cette perspective, le risque a été pris de tenter une catégorisation pour ordonner les vingt contributions, et donc de trouver des thématiques communes pour classer ces articles en deux tomes comportant chacun deux parties. Les directeurs de la publication reconnaissent qu’ « articuler des contributions d’auteurs de traditions et de spécialisations différentes est un exercice périlleux du point de vue théorique et méthodologique » (Eyebiyi et Mendy, T. 2, p. 4). On pardonnera donc l’artificialité du découpage, tout en se permettant d’en suggérer un autre.
Quelques exemples de migrations intra-africaines inscrites depuis longtemps dans les pratiques.
Ainsi aurait-il été possible de « commencer par le commencement » en remontant aux origines de certaines migrations comme le propose John O. Igue (T. 2, p. 135-184). Il souligne un élément perdu de vue : les tentatives de retour des descendants d’esclaves des Amériques vers le Benin, depuis le milieu du 19ème siècle, avec un tropisme particulier pour l’éducation, ce qui a conduit le pays à passer pour le « quartier latin » de l’Afrique de l’Ouest et à « exporter » ses diplômés vers les pays voisins, en particulier la Côte d’Ivoire. Nombre de ceux-ci en ont d’ailleurs été expulsés dans les années 1960.
Puisque dans cette recension nous faisons fi du plan retenu pour ces deux ouvrages, nous proposons de regrouper neuf articles qui illustrent le caractère structurel et ancien des migrations intra-africaines. L’intérêt de certains de ces chapitres est d’attirer l’attention sur des spécificités qui méritent d’être rappelées et approfondies. Le Nigeria, première puissance économique africaine, est l’une des destinations préférées des migrants ouest-africains. Les travailleurs non qualifiés sont nombreux à Lagos, et même s’il ne propose aucun chiffre, Sylvester Kohol (T. 1, p. 43-56) donne à entendre des témoignages sur la précarité de leur situation. Il en est de même des travailleuses togolaises installées dans l’informel à Ibadan (Mutiat Titilope Oladejo, T. 1, p. 57-72). Leurs droits ne sont guère respectés, pas davantage que ceux des migrants burkinabè en Afrique centrale (Irissa Zidnaba et Nyalo Drabo, T. 1, p. 73-94), pendant que d’autres Burkinabè émigrés au Ghana voisin souffrent parfois d’être marginalisés (Saydou Koudougou, T. 2, p. 97-118).
C’est toujours dans l’informel – mais là encore sans estimations chiffrées des effectifs – que des migrants ouest-africains sont implantés à Yaoundé au Cameroun (Astadjam Yaouba, T. 1, p. 153-182). Mais dans tous les cas exposés, les solidarités familiales comptent pour beaucoup dans les stratégies mises en œuvre, comme à Louga, au Sénégal (Amadou Sarr Diop, T. 2, p. 137-154). Cet aspect est encore plus clairement illustré par Bassirou Malam Souley qui décrit les flux migratoires féminins depuis Kantché (Niger) vers l’Algérie, en insistant sur l’une des causes de départ insuffisamment prises en compte dans ces deux ouvrages : la pression démographique et la surexploitation des terres qui en découle (T. 2, p. 119-136).
Toutes ces trajectoires relèvent évidemment des migrations dites « irrégulières » et reposent sur la transgression des règles et des lois. La frontière est le lieu de tous les trafics, là où « les normes pratiques sont flexibles » comme l’expose A. Aziz Mossi à propos du poste frontalier de Malanville, entre le Benin et le Niger. Ici comme le long de la plupart des frontières africaines (et au-delà), le différentiel des coûts et des monnaies génère la contrebande (T. 1, p. 211-236). Cet article propose une tentative intéressante de théorisation de cette forme de transgression, qui est à la base du secteur informel. En Afrique centrale, c’est le domaine de ceux que Loppa Ngassou appelle les « cascadeurs de motos », c’est-à-dire ces migrants qui vivent du commerce clandestin (T. 1, p. 183-210).
Regroupées ainsi, les contributions donnent une idée (qui n’est pas exhaustive) des mobilités intra-africaines, et mettent l’accent à la fois sur les disparités des cas exposés et sur le fil conducteur qui est l’informel et la transgression des règles. Il manque des données chiffrées plus précises et des illustrations cartographiques, mais les auteurs, eux-mêmes fort divers dans leurs disciplines d’origine et dans leurs niveaux de recherches, annoncent généralement dans leur méthodologie qu’ils ont travaillé de façon empirique et davantage sur la narration et les témoignages que sur l’enquête statistique. On regrettera toutefois que le cas de la Côte d’Ivoire, dont 25 % de la population est étrangère (soit plus de 5 millions d’immigrants), n’ait fait l’objet d’aucun texte dans ces ouvrages.
Les mobilités africaines étudiées sous l’angle du développement.
S’intégrant davantage dans le concept de mobilité, quatre articles portent sur la circulation des savoirs. Il y a d’abord ce que Lawrence R. Okello appelle l’internationalisation de l’enseignement supérieur, c’est-à-dire les déplacements des étudiants vers des établissements étrangers (T. 1, p. 95-118), en comparant les exemples des universités de Lagos (Nigeria) et de Makerere (Ouganda). C’est la même démarche, celle des flux Sud-Sud, que suit Zakaria Soré au départ de l’université Joseph Ki-Zerbo du Burkina Faso (T. 1, p. 119-136). On aurait peut-être aimé lire également des analyses sur les flux Sud-Nord et les conséquences (des uns et des autres) en termes de « fuite des cerveaux », en lien avec le développement. Un début de réponse figure dans le texte d’Angèle Flora Mendy sur les migrations des médecins africains en France (T. 2, p. 203-226). D’après l’auteure, ils y sont mal intégrés.
On trouve au moins deux articles qui abordent le sujet des migrations (ou des mobilités) sous un angle extra-africain. Compte tenu des objectifs généraux fixés à ces travaux, on attendait davantage d’éléments visant à illustrer le poids et l’impact des migrations en Europe et en Amérique, et leurs conséquences sur le développement. Dans l’introduction générale, les directeurs de la publication avaient fort opportunément appelé l’attention sur les travaux de Pierre-Joseph Laurent portant sur les trajectoires entre Fogo (Cap-Vert) et Boston (États-Unis). Il démontre effectivement que « le projet de migration ne saurait se concevoir en dehors d’une entreprise sociétale et plus particulièrement familiale ». C’est incontestablement le meilleur article de cette publication, sans doute parce qu’il repose sur une dizaine d’années de recherches ethnographiques dans les deux pays. Son analyse des « familles transnationales » et des « diasporas sans cesse renouvelées » permet une meilleure compréhension à la fois du phénomène et des objectifs de cet ouvrage (T. 2, p.35-72). Un autre texte approfondit la recomposition des rapports de parenté dans des familles sénégalaises installées à Barcelone (Marème Niang Ndiaye, T. 2, p. 73-96), mais si l’article s’inscrit dans les « stratégies familiales » – titre plus ou moins artificiel de la première sous-partie – il n’aborde que de très loin les rapports avec le développement.
Naturellement, ces deux ouvrages devaient évoquer les transferts de fonds, en suivant les flux Nord-Sud mais aussi Sud-Sud. Trois contributions (seulement) traitent cette question, pourtant au cœur de la problématique annoncée. L’une d’elle a choisi un angle d’attaque original : la coopération décentralisée entre la région française d’Île de France et la région malienne de Kayes (Sadio Soukouna, T. 2, p. 185-202). Le second article est également précieux dans la mesure où il suit les circuits de transfert d’argent, notamment informels, entre les communautés nigériennes de la petite ville de Tchintabaraden et les bailleurs installés au Maghreb ou en Afrique de l’Ouest. L’auteur (Hamidou Manou Nabara) souligne aussi le « cercle vicieux » de la migration lorsque le migrant de retour gaspille son argent et se voit contraint de repartir (T. 2, p. 227-246). Sur le même sujet mais à propos du Cameroun, Eric Steve Tamo Mbouyou (T. 2, p. 247-268) confirme que les envois de fonds profitent surtout aux familles les moins démunies et contribuent donc à l’accroissement des inégalités sociales. Ce constat est navrant, mais il est probablement partagé par de nombreux chercheurs.
Bilan global : des bonnes questions, mais des réponses trop fragmentaires.
Pour conclure, ce travail posait les bonnes questions à un moment (2015) où les opinions publiques européennes étaient gagnées par une peur irrationnelle face à la vague migratoire, qui s’est d’ailleurs tarie depuis. L’introduction générale entrait bien en résonance avec le contexte de l’époque. Mais les réponses ne correspondent que de très loin aux questions initialement posées, même si dans la préface du tome 1 Jean-Pierre Olivier de Sardan justifiait par avance ce qui risquait de surprendre le lecteur : « Les migrations vues d’Afrique (…) produisent des connaissances fort différentes de celles qui sont issues d’une perspective européo-centrée ».
C’est là tout le problème des ouvrages qui reprennent les actes des colloques ou des séminaires, car ceux-ci reposent sur des appels à communications qui obtiennent en retour des textes infléchis par leurs auteurs pour « entrer dans les clous ».
Cette situation a obligé – et c’est tout à leur honneur – les directeurs de la publication à tenter en introduction un exercice de recadrage, assez bien fait dans le cas présent, mais qui aurait mérité d’être renforcé par une conclusion générale synthétique dont on regrette l’absence. Pourtant le recours au concept de « mobilité » aurait pu se révéler pertinent, notamment par le biais des définitions plus englobantes des migrations données à des époques différentes par les géographes Pierre George (1990) ou Jacques Lévy et Michel Lussault (2013), et citées dans le tome 1 (p. 15-16). Mais la nuance entre migration et mobilité a rarement été approfondie. Et il aurait fallu illustrer tous ces mouvements par un appareil cartographique qui manque cruellement dans un ouvrage traitant des circulations. Cette carence conduit à une erreur de taille dans l’introduction où les directeurs de la publication écrivent : « Au Niger, l’insécurité dans le nord du pays, en l’occurrence dans les régions déshéritées du lac Tchad » …
La triangulation migrations/mobilités/développement constitue certainement une équation difficile à équilibrer, et ces deux ouvrages l’ont néanmoins tenté. Faute d’y être parvenue, cette publication pourra néanmoins être considérée comme une revue entrant dans la catégorie « varia », c’est-à-dire un « recueil d’œuvres variées » sur les migrations africaines.