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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Quelle sécurité (géo)politique mondiale ?

Robert Cooper, La Fracture des nations. Ordre et chaos au 21e siècle, 2004.

« La guerre moderne […] crée de la distance et fait que la nécessité de comprendre les autres paraît soudain moins importante. Si vous n’avez pas besoin de vous rapprocher des gens pour les tuer, pourquoi s’inquiéter de ce qui se passe dans leur tête […] ? Si des armes vous donnent l’illusion que vous pouvez frapper à distance des étrangers, alors ces armes sont aussi dangereuses pour leurs propriétaires que pour leurs victimes » (Robert Cooper, La Fracture des nations, p. 123).

Image1Lors de sa publication en 2003, The Breaking of Nations de Robert Cooper avait retenu l’attention des spécialistes des relations internationales, des géographes, des politistes, des chercheurs en géopolitique, voire même plus largement, des sciences sociales et de la presse. D’abord parce qu’il s’agissait du premier livre « grand public » d’un diplomate et d’un chercheur qui propose depuis plus de dix ans, une réflexion très intéressante sur le fonctionnement du monde et sur le système international. Malgré de nombreuses ambiguïtés — qui tiennent à la fois au parcours de l’auteur, mais surtout à la mise à jour progressive des capacités de modèles de Cooper à surmonter leurs propres contradictions internes —, les travaux de Robert Cooper sont autrement plus stimulants que ceux de Thierry de Montbrial sur « le système du monde » (Montbrial, 2003 et 2005), ou que « l’hyperterrorisme » de François Heisbourg en France par exemple (Heisbourg, 2003).

[2] » (Habermas, 1998).

Au-delà de cette typologie du monde Robert Cooper montre que « par le truchement de la mondialisation, les trois zones sont interconnectées » (p. 77). Car contrairement à ce qui avait été la pensée dominante dans les années 90 (celle du « chaos borné » pour reprendre l’expression d’Olivier Dollfus (1990) — les zones de conflits abandonnées aux marges du monde n’ont pas d’influence sur le reste du monde, « nous avons appris, en premier lieu, que le chaos tend à se répandre » (p. 89).

« L’écroulement de la Somalie a contribué à déstabiliser le Libéria ; le désordre croissant du Libéria mis à son tour ses voisins en danger, notamment la Sierra Leone juste au moment où elle commençait à donner des signes de rétablissement. En Afrique centrale, l’anarchie de la république démocratique du Congo (ancien Congo belge), est liée aux événements tragiques du Rwanda et à la fragilité du Burundi. Les zones qui entourent l’Afghanistan, le Pakistan, les républiques d’Asie centrale, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan courent les mêmes types de risques. Quand un État s’effondre, ses frontières suivent » (pp. 89-90).

C’est donc en fin de compte une nouvelle carte du monde, particulièrement efficace, que propose Robert Cooper. En analysant les types de sociétés à la fois des points de vue de l’État et de l’individu, en mettant en avant les interconnexions des trois mondes, prémoderne, moderne et postmoderne par les processus de la mondialisation, en montrant que même si le chaos prémoderne ne nous intéresse plus (« la tentation impériale est morte dans les pays les plus aptes à y prétendre », pp. 34-35), le chaos s’intéresse à nous (« Les intérêts criminels [diamants, armes, drogue, prostitution, idéologies religieuses extrémistes…] peuvent avoir leur siège dans les zones prémodernes, mais leurs succursales sont en Occident », p. 90), Cooper montre que contrairement à une idée reçue tenace, le monde n’est absolument pas livré au désordre, mais que pour faire apparaître l’ordre réel du monde il faut utiliser les bons outils d’analyse. Car « le monde est en fait un système hautement structuré et ordonné » (p. 63).

Les nouveaux moyens d’action sur le monde doivent être ceux de la modernité et non ceux de la puissance.

Mais l’ouvrage va plus loin : il permet de s’interroger sur ce que signifie « la sécurité » dans ce nouveau monde qui s’est mis en place depuis 1989… car la date importante est bien celle de 1989 (continuation et répétition de celle de 1945 comme l’a bien montré Jürgen Habermas (2000) et non celle du 11 septembre.

Cooper insiste d’abord sur l’évidente instabilité actuelle de l’ordre mondial : « le monde dans lequel nous vivons est dangereux, et il le deviendra de plus en plus. Le double péril du terrorisme et des armes de destruction massive altère radicalement notre sécurité » (p. 107). Mais, parce que le monde a changé, parce qu’il est désormais structuré selon de nouveaux principes, les solutions traditionnelles pour assurer la stabilité du monde ne peuvent plus fonctionner : « en termes de sécurité, nous devons oublier les règles précédentes en la matière » (p. 77). Parce que d’un côté, une partie du monde a basculé dans le postmoderne, et que de l’autre côté on constate la diffusion des armes de destruction massive (amd ou wmdWeapons of Mass Destruction) ni l’équilibre des forces, ni l’hégémonie impériale ne peuvent plus assurer la sécurité du système. Car ces « solution[s] devienne[nt] au final un problème » (p. 108).

Dans ce nouveau contexte la sécurité face au terrorisme ne peut pas passer par une simple guerre contre le terrorisme. La fameuse « guerre contre la terreur » entamée au lendemain du 11 septembre 2001 est un leurre. Elle ne peut qu’échouer car elle n’est pas le bon outil pour lutter contre le terrorisme. Malheureusement, avec l’administration Bush, nous n’avons pas fini de payer le fait d‘avoir eu les mauvais hommes, au mauvais moment, au mauvais endroit.

Dans L’Occident et sa bonne parole (Postel-Vinay, 2005), Karoline Postel-Vinay a montré récemment comment l’idée que c’est à travers la puissance internationale — et son corollaire, la guerre à l’échelle mondiale — que le monde pouvait sembler avoir du sens (comme dans la grande chronologie de la succession des guerres mondiales des programmes de classe de première et de terminales). Or cette vision du monde est une construction historique récente. Cette écriture du monde en termes de géopolitique classique (l’état de nature autour d’États-nations condamnés à s’affronter, la puissance, la guerre à l’échelle du monde, etc.…), d’abord inventée par les Européens à la fin du 19e siècle, a été reprise par les États-Unis à partir de la fin de la Première Guerre mondiale et plus encore à la fin de la Seconde : « la puissance des États-Unis ne se mesure pas qu’en termes strictement économiques ou militaires. Elle se traduit aussi par la capacité de ce pays, dans un moment historique donné, à formuler une vision du monde, puis à l’imposer au reste de la planète » (Postel-Vinay, 2005, p. 15). Nous sommes peut-être parvenus à un moment où il faut sortir de ce « grand récit »… mieux encore, au moment où, pour la première fois, les sociétés sont capables de refuser ce « grand récit de la puissance » et de chercher à influer sur le monde par les instruments de la modernité.

Robert Cooper se place ici sous la grande ombre de George Kennan. Le théoricien du containment, le célèbre Mister X de l’article de Foreign Affairs « The sources of the Soviet Conduct » (automne 1947) qui met en place la doctrine Truman contre l’Urss, l’un des plus grands théoriciens des relations internationales contemporaines, affirme en 1949 : « il serait utile, à mon avis, que nous reconnaissions que les véritables buts de la société démocratique ne peuvent être atteints par la guerre et la destruction à grande échelle […]. Je préférerais attendre pendant trente ans une défaite du Kremlin grâce au tortueux et désespérément lent exercice de la diplomatie plutôt que nous voir recourir à l’épreuve des armes pour résoudre un différend qui ne saurait jamais trouver de solution heureuse par ces moyens » (p. 153, citation de George Kennan, 1949).

C’est cette idée qui structure en fin de compte l’ensemble du livre de Cooper : nous avons des moyens pour atteindre les objectifs d’une sécurité à l’échelle mondiale, mais ces moyens ne sont pas ceux de la puissance. Ils sont ceux de la lente et patiente construction d’un modèle social cosmopolitique qui cherche, par le seul poids de sa propre modernité, à miner de l’intérieur ce qui n’est pas lui. La réussite des États-Unis pendant la guerre froide a été celle-là : non pas « gagner » la guerre froide, mais déclencher l’implosion sur elle-même de l’Urss. Et on se situait alors à une toute autre échelle que la possibilité de l’Irak de menacer les États-Unis !

On voit bien au contraire que l’intervention en Irak est devenue aujourd’hui un problème majeur pour le monde. Et qu’en se trompant d’instrument (la puissance) et de lieu (l’Irak et non le conflit israélo-palestinien) pour influer sur les sociétés du Moyen-Orient, l’administration Bush n’a fait que renforcer le basculement vers les sociétés fermées et archaïques prônées par l’islamisme politique.

C’est l’Europe qui constitue le lieu du monde qui peut permettre (c’est une possibilité, ce n’est pas une certitude) de sortir des apories du chaos, de l’équilibre et de la puissance impériale. En proposant au monde l’exemple d’une possible « voie kantienne » (Ferry 2005, Beck 2006), où les principes du monde postmoderne servent de boussole pour influer sur le monde, Robert Cooper montre qu’aujourd’hui, le « Nouveau monde » c’est désormais l’Europe.

Nous ne sommes en rien condamnés à l’état de nature de l’affrontement généralisé des « monstres froids » de la Realpolitik à l’échelle du monde, États, réseaux terroristes ou Fmn. Nous sommes au contraire dans cette même situation que l’observateur au début du Béhémoth de Hobbes : face « au panorama de toutes les espèces d’injustices et de folies que le monde [peut] offrir », nous devons construire un nouveau contrat social, mondial celui-là (Held, 2005). Contrairement à ce qui est souvent affirmé, ceci n’est en rien de l’idéalisme ou de l’utopie. Au contraire, nous sommes ici au plein cœur du constructivisme et du « réalisme cosmopolitique » défini par Ulrich Beck (Beck 2006, Laïdi 2005).

De sa position de diplomate et de chercheur, Robert Cooper nous invite à réfléchir à cette indispensable « redéfinition du “nous” » (p. 181) qu’il analyse dans The Breaking of Nations :

« [si] dans les mondes modernes et prémodernes […] la guerre reste l’option par défaut […], l’émergence d’une communauté postmoderne en Europe depuis ces cinquante dernières années nous permet d’imaginer que la guerre n’est pas inévitable. Il y a une solution de remplacement à la maîtrise du pouvoir par le pouvoir : c’est la domestication et la légitimation du pouvoir. La marque d’une véritable communauté internationale dans laquelle non seulement les intérêts mais l’identité et même la destinée sont partagés, sera le fait d’une politique étrangère devenue partie intégrante de la politique intérieure » (p. 180).

Résumé

« La guerre moderne […] crée de la distance et fait que la nécessité de comprendre les autres paraît soudain moins importante. Si vous n’avez pas besoin de vous rapprocher des gens pour les tuer, pourquoi s’inquiéter de ce qui se passe dans leur tête […] ? Si des armes vous donnent l’illusion que vous ...

Bibliographie

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Daniel Vernet, « Impérialisme postmoderne », Le Monde, 25 avril 2003.

Notes

[1] Traduction française de : The Breaking of Nations. Order and Chaos in the Twenty-First Century, London, Atlantic Books, 2003. Traduit de l’anglais par Philippe Rouard.

[2] Les numéros apparaissent ici pour mettre en évidence l’importance des critères. Il n’y a pas de numérotation dans le texte d’Habermas.

Auteurs

René-Éric Dagorn

Géographe et historien, il enseigne au lycée Jean de La Fontaine à Château-Thierry (02) et à l’Institut d’Études Politiques de Paris ; il coordonne depuis 2000 les enseignements « Enjeux politiques de la géographie » à Sciences-Po Paris. Ses travaux de recherches portent sur la mondialisation, la société-Monde, la société des individus et la place de ces éléments dans les différentes sciences sociales. Il prépare une thèse sur « Société-Monde et mondialisation : émergence des concepts ». Parmi ses articles, on peut citer : « Une brève histoire du mot mondialisation », in Gemdev, Mondialisation. Les mots et les choses (Karthala, 1999) ; « Société-Monde », in Jacques Lévy, Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Belin, 2003) ; « Fernand Braudel : économies-mondes et capitalisme », Sciences Humaines, Septembre 2004. Il a publié en 2005, un ouvrage sur La géographie contemporaine aux éditions du Cavalier Bleu (collections « Idées reçues ») en collaboration avec Sylvain Allemand et Olivier Vilaça. Il a été, de 2002 à 2003, le rédacteur en chef d’EspacesTemps.net.

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