Dans le film Un prophète de Jacques Audiard, un jeune homme, venu de foyers successifs, analphabète, est incarcéré pour quelques mois, se confrontant non seulement à des bandes rivales, les « Corses » et les « Barbus », mais aussi à la corruption de l’univers carcéral. En prison, où s’expérimentent en concentré la fiabilité ou non des individus, la violence des rapports de force, Malik apprend très vite, sommé vitalement de le faire pour survivre. Cour et couloirs, douches et atelier en terrains d’expériences, il tire profit de tout. Sur le qui-vive, regard affuté, il repère, jauge, déduit ce qui va lui servir. Jusqu’à finalement contourner les obstacles, retourner les situations pour son propre compte. Arrivé démuni, chassé et dominé, son désir de vie comme seule force, il devient chasseur, celui dont le flair s’aiguise au point de pouvoir deviner et anticiper. Il condense en fait ce que Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, dans Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs (2009), décrivent comme « l’homme à mètis », celui qui, dans un monde fluctuant et instable, prélève dans tout ce qu’il entrevoit l’instant pour lui propice. Forme d’intelligence reléguée dans l’ombre par Platon, la mètis, prudence avisée, combine « le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ». Si « l’homme à mètis » agit en un éclair, il sait attendre l’occasion escomptée qui réalisera son projet, s’ouvre à plusieurs directions à la fois, usant de l’efficace d’une mètis bigarrée et multiple « comme la robe tachetée d’un faon ». Hasard ? Après avoir rêvé de biches et de faons sur une route, Malik est capable en voiture de prévoir l’accident d’une bête s’écrasant sur le pare-brise. Il est celui qui peut « rapprocher le futur des évènements passés », « cheminer d’un point à un autre à travers l’invisible ». Courtes sont les scènes permettant de qualifier Malik de « prophète », pourtant c’est bien cette qualité que le titre met en exergue, quintessence quasi alchimique née d’un apprentissage. Par lui, Malik a transformé sa faiblesse initiale en force et pouvoir, a de quoi devenir à sa sortie de prison un caïd, un maître ès économie de casino.
Mauvais exemple, pourrait-on dire. Certes. Mais ce qui se passe dans l’univers de la prison (liée au dehors) — jeux d’alliances et retournements, rapports de force et de soumission, corruption et pots de vin — peut se jouer également dans ce qui est appelé « la haute finance », avec ses opa et ses trahisons, les délits d’initiés, les paradis fiscaux.
Que le nom soit argent ou thune, la même obsessionnalité. Ce n’est pas l’argent en tant que tel, instrument économique dans tous les sens du terme, qui est ici en question, mais une fonction existentielle, un rapport au monde qui entretient avec l’argent une relation d’obnubilation capable non seulement d’entraîner au singulier des comportements humains tels que corrompre, trahir, soumettre, voire torturer et tuer, mais politiquement de défaire le possible d’une coexistence quand une financiarisation à court terme ôte à certains les moyens de vivre et que peut se troubler la lisière entre économies hors-la-loi et dérégulées.
L’argent n’opère plus comme abstraction monétaire ouvrant à médiation mais comme fonction d’une idole pare-angoisse tentant de combler ce qui ne peut l’être, l’ouverture d’un mouvement de vie qui se brûle de passer. Puits sans fond alors, insatisfaction en impasse et demande infinie. Une avidité, un « toujours plus » de l’argent et du pouvoir qu’il donne, jamais acquis, toujours à reconduire, voués à l’inlassable renflouement, et tentative, vaine, de garantie. Alors les jeux d’alliance et la servitude volontaire.
Mais. Quand Malik serre contre lui son filleul, le fils de son ami, ce qu’il éprouve n’a rien à voir avec « la thune ». Un élan, une chaleur, l’amour pour cette vie naissante. Alors que les voitures des truands suivent Malik à sa sortie de prison, discrètement il leur signifie de rester derrière, peut-être même de partir. Geste infime, mais qui fissure ce monde de « la thune ». Dans le désir de distance avec ce que symbolisent ces voitures, le désir d’un autre possible pour ce presque fils. Tout ce qu’il n’a pas eu : une famille, une éducation, vivre et non survivre.
Au carrefour, plusieurs possibles. La mètis peut aider à vivre ou à tuer, servir les mondes criminels ou contribuer au projet d’une politique solidaire. Encore faut-il que la notion de « profit » retrouve sa multidimensionnalité première. Le détour par l’étymologie permet parfois de repérer des déperditions de sens ou au contraire des mises en exergue significatives de l’évolution d’une culture et d’une civilisation. Que l’article « Profit » sur Wikipédia se concentre sur le seul champ financier n’est pas anodin. Pourtant le terme, loin de se cantonner à la finance, concerne largement aussi le domaine existentiel. Profit vient du latin profectus signifiant « avancement, succès, amélioration », issu du verbe proficere, « pousser, croître, obtenir des résultats, être utile », lui-même formé de pro, « devant, pour », et de facio, « faire une réalisation tant du point de vue matériel et physique qu’intellectuel et moral ». Ce qui a été obtenu d’une activité, son succès, promeut le profit d’un développement, gain qui n’est pas addition mais complexification croissante. Quand donc un gouvernement parle de « croissance », on est en droit légitimement de poser la question « Pour qui ? ». Quand une entreprise emploie le « nous » en disant « nous devons dégager des profits », et que la condition pour le faire est le licenciement sans contrepartie, lié parfois au harcèlement et à une mise au ban poussant à la détresse voire au suicide, non seulement ce « nous » est une usurpation mais il prend la notion de « profit » dans un sens restrictif. Bref, il annule l’intérêt général au seul profit d’une part tandis que l’autre part perd ses moyens d’existence, s’use physiquement et moralement.
Que veut dire « sortir de la crise » quand cela signifie des restructurations mortifères pour certains et que les moyens pour y arriver, coups bas retors et levée d’inhibitions, anéantissent la civilité qui permet le vivre-ensemble ? Car déclarer à quelqu’un qu’il ne sert à rien, comme cela est fait dans certaines entreprises, témoigne d’une régression de civilisation, d’impatiences pulsionnelles ne prenant plus la peine de se ralentir et de se mettre en forme pour prendre en considération l’existence de l’autre. Levée traduisant le plus souvent une jouissance perverse qui, de particulière et épisodique auparavant, est maintenant promue et valorisée par des directions comme mode de management.
On ne sortira pas de la crise par les moyens qui l’ont fait naître : des restructurations nées d’une spéculation, d’un accaparement faisant perdre à une part ses possibilités de développement vital, l’épuisant. Réorganisations autodestructrices, à l’image du scorpion piquant celui-là même qui lui fait traverser le fleuve, en faisant dépérir dans une partie de l’entreprise la ressource même pour cette entreprise : le désir humain, celui qui peut faire croître, mais du côté de la vie pour tous. Ces restructurations mortifères, ces délocalisations sans concertation préalable, indifférentes à l’existence d’autrui, à la mémoire et ses constructions, au lien social et à la cohésion, témoignent d’une extrême bêtise, par fermeture humaine vouée à l’inefficacité.
On ne sortira de la crise que par l’intelligence, celle qui est ouverture à l’autre et au monde. Celle qui inventera le possible d’une socialisation des « profits » dans tous les sens du terme. Non une liberté illimitée pour quelques-uns, mais le lâcher-prise d’une intelligence collective, une liberté conditionnée à celle de l’autre, article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Penser, oui, des réorganisations intelligentes par une inventivité, une imagination créative devenant le vecteur éthique d’un efficace pour tous, celui qui économise des forces. Tchouang-tseu le disait déjà éloquemment : « Agir avec le minimum d’effort pour le maximum de résultat ». Loin de ces restructurations, inefficaces, qui cumulent le pire des régressions historiques et affectives. Hiérarchie pyramidale sans conscience d’un processus, fiefs étanches, petits chefs despotiques, rétention des informations et non coopération, égocentrement infantile et impatient, rivalité et mise en rivalité, dévalorisation et humiliation faisant perdre la confiance en soi, exacerbation du ressentiment destructeur pour soi et pour l’autre : un gâchis humain qui mine le potentiel de développement dont l’entreprise aurait pu tirer « profit ». L’intelligence imaginative liée à l’éthique permet l’efficacité, jamais la bêtise.
On ne sortira de la crise que par une éducation donnant en amont les conditions pour que des individus soient capables d’inventer ces réorganisations intelligentes, de les renouveler en souplesse. Sans l’impudence des paroles : « Une modernisation a un prix humain à payer ». Qui paye ? Processus à entreprendre d’une réelle égalité des chances à l’école faisant épanouir pour chacun un devenir singulier fécond pour lui et conséquemment pour les autres. Faisant naître le terrain non seulement de l’éveil au savoir mais de l’éveil tout court : curiosité et ouverture des sens, agilité d’esprit/de corps, vivacité, sagacité. Des individus qui ont du flair, aptes alors dans l’état, les entreprises, les activités sociales, à guetter les fluctuations, à les sentir et pressentir, à anticiper en étant réceptif et disponible à l’instant propice. Là se retrouve l’intelligence de la mètis, acuité et esprit de conjecture, autant de qualités, dirait Nietzsche, pour « penser les sens jusqu’au bout » et « préparer le hasard favorable ». Des individus capables d’une vision ample, multidirectionnelle, d’une labilité de pensée à plusieurs échelles, des humains passeurs reconnaissant ce qu’ils doivent au pluriel, aux générations passées et à venir, à des champs divers, à des cultures différentes. Qui savent tirer profit de ce qu’ils ont appris, pouvant promouvoir un minimax y compris financier, non réalisé sur le dos des hommes, à leur détriment. Un profit pour tous né de l’intelligence et non pour quelques-uns, issu de comportements barbares. Norbert Elias disait que la civilisation des mœurs n’est pas irréversible ([1939] 2009). Nous sommes de façon actuelle et inactuelle toujours au carrefour de la civilité ou de la barbarie, de l’intelligence ou de la bêtise, de la patience ouvrant à accélération ou de l’impatience mortifère. D’ordre généalogique, les valeurs attribuées au « profit », à la « croissance » orientent par des choix la façon de poursuivre le processus humain, mettant en jeu ce qui ouvre la possibilité même de ce devenir : un pouvoir d’inventer, une force de vie.
Au carrefour, une responsabilité : imaginer ou non un mode économico-politique donnant à tous l’égalité des chances de pouvoir inventer son projet de vie. Malik avait-il eu cette égalité des chances, lui qui doit passer par la prison pour pouvoir à nouveau accéder à l’école ? On ne moralise pas le capitalisme mais on régule politiquement ce système agi par des hommes en donnant en amont les conditions pour que des individus l’investissent en étant capables d’imaginer une économie intelligente, audacieuse, inventive, dans et par une démocratie solidaire. Minimax, l’intelligence avisée fait gagner du temps, économise des forces, de la vie. La mètis peut piéger ce qui ralentit un projet politique, l’entrave : logique de place et de perpétuité, rivalité, lustrine et inertie, clientélisme et courtisanerie. Elle peut aussi allier le singulier et le pluriel pour devenir artiste en possibles, inventer sans idéalité angélique le possible d’une politique de coexistence.