La question de l’unité des États-nations, et en particulier du rôle des langues dans leur genèse historique et leur persistance dans le temps a été analysée tant à un niveau général (Anderson 1983, Shohamy 2006), qu’au niveau de la Suisse (Widmer 1993a, 1993b). Il en ressort que la Suisse, contrairement au modèle standard postulant un recoupement des frontières linguistiques et politiques, s’est auto-constituée comme État multilingue et reconnaît une hétérogénéité linguistique fondatrice (Widmer 2004a). La diversité, sous la forme de l’articulation de l’unité nationale et de la diversité culturelle et linguistique, devient ainsi l’une des composantes récurrentes des discours identitaires sur la Suisse (Camartin 1985, Knüsel 1994, Widmer 2004b, Zimmer 2011). Dans ce pays, cette question de l’hétérogénéité est notamment prise en charge par la fondation Pro Helvetia [1]. Cette institution de droit public, intégralement financée par l’État fédéral, a comme missions, telles qu’inscrites dans une loi fédérale et présentées par l’institution elle-même, d’encourager « la création artistique en Suisse », de contribuer « aux échanges culturels à l’intérieur du pays », de soutenir « la diffusion de la culture suisse à l’étranger » ainsi que de promouvoir « la médiation culturelle » (Pro Helvetia). Cet acteur institutionnel, qui dispose d’un secrétariat central en Suisse et d’un réseau d’antennes et de centres culturels à l’étranger, finance des projets artistiques et culturels ayant lieu en Suisse et à l’étranger sur la base de requêtes et dans le cadre de programmes propres, par thématique ou par pays. Elle assure par ailleurs un travail d’information sur la création culturelle suisse. La fondation communique sur ses activités, entre autres en publiant une newsletter. Cet outil de relations publiques, disponible en allemand, français, italien et anglais, est conçu par l’institution comme le moyen de présenter un aperçu ponctuel de la diversité de ses activités à un public aussi large que possible [2]. En ce sens, la newsletter représente l’une des modalités de figuration de l’institution dans l’espace public (Arendt 1983) et constitue, dès lors, un lieu pertinent pour observer la manière dont elle met discursivement en scène la diversité de la culture suisse ou de Suisse ainsi que son identité publique. En explorant de manière détaillée certains de ses discours, c’est l’enquête sur la question de la diversité helvétique et l’exploration de sa mise en scène publique et de sa gestion active par la seule institution fédérale soutenant uniquement des projets artistiques et culturels d’importance nationale que nous souhaitons poursuivre.
Les newsletters examinées dans cet article proposent des descriptions d’événements culturels qui ont directement trait à la Suisse, soit parce qu’ils se tiennent sur le territoire national, soit parce qu’ils engagent des artistes « du pays », qu’ils soient résidents ou ressortissants, dont l’institution soutient le projet artistique. Partant des travaux de Dorothy E. Smith sur la nature des réalités textuelles produites par des institutions et leurs conséquences en termes de structuration du réel, l’argument qui sera développé est le suivant : en rendant compte d’événements culturels, les textes s’appuient sur et reproduisent le savoir ordinaire selon lequel la Suisse comporte plusieurs régions linguistiques. Ce faisant, ils instituent une relation particulière entre ce qui arrive, les acteurs qui le font advenir, le lieu où cela advient et les différents destinataires des éditions de la newsletter. C’est cette reprise et la perpétuation dans le discours institutionnel d’un savoir ordinaire, ainsi que l’orientation qui en découle, qui sera au cœur de l’analyse. Plus précisément, dans un premier temps, l’on verra que, dans les descriptions, les événements culturels et les artistes présentés apparaissent comme des prédicats de lieux, et les lieux comme des représentants des parties qui, ensemble, constituent l’entité nationale « Suisse ». La présence d’une des parties, via son statut de lieu d’occurrence d’un événement ou via un artiste qui y est lié, réalise un élément d’une sémantique pour laquelle la « Suisse » est la réunion de quatre régions linguistiques, et qui leur prévoit des places de même valeur. Mais cette équivalence des parties n’est pas maintenue au niveau énonciatif. En effet, en s’attachant dans un deuxième temps à décrire le type d’identification que les textes proposent à leurs destinataires — notamment aux ressortissants des quatre régions linguistiques —, on mettra en évidence le fait que, si les textes rendent visibles et valorisent l’ensemble des places du schème « suisse », ils configurent une relation particulière avec un destinataire familier d’une région linguistique uniquement, voire d’un lieu à l’intérieur d’une région linguistique, et non avec tous les destinataires prévus par la sémantique institutionnelle elle-même.
Travailler sur des textes.
Comme le rappelle Dorothy Smith, dans les sociétés contemporaines, le savoir dont nous disposons sur le monde est essentiellement issu de réalités textuelles (Smith 1974, 1990a), qu’il s’agisse de livres, d’articles, de films, de tickets de caisse, de publicités, etc. Dans notre vie de tous les jours, ces textes, au sens large, nous servent de ressources pour toutes sortes d’activités. Mais ces textes ne sont en aucun cas des transpositions directes du monde (Smith 1990a). Entre eux et le monde s’intercale l’« organisation sociale de la régulation » [3] (ibid., p. 83). Aussi, le monde s’appréhende-t-il en grande partie via des textes qui sont eux-mêmes des fabrications marquées par et porteuses de relations de pouvoir. C’est pourquoi Smith nous met en garde quant au recours à des textes comme ressources dans le cadre d’une enquête scientifique. Pour contourner cet écueil, prendre les textes comme objets d’investigation et procéder à une analyse de discours s’avère une option possible. Dans une telle optique, déterminer ce qu’est un texte, en tant qu’il est une chose sociale, est primordial. Selon Smith, les textes ne sont pas uniquement des produits ; ils sont aussi des médiations et, dès lors, accomplissent des actions (Smith 1990c). Et s’ils font sens, c’est parce qu’ils prévoient des méthodes et des schèmes d’interprétation (ibid.).
L’analyse du discours conçu comme action peut dès lors viser à appréhender comme objet et comme enjeu la manière dont des textes disent ce qu’ils disent. En d’autres termes, l’attention est portée sur « les prétentions de vérité, les effets de réel, les agencements qui permettent aux discours et à leur réception de présenter une version du réel cohérente et valable dans leurs propres termes » (Widmer 1999, p. 7). Car si c’est bien le lecteur qui active le texte par sa lecture, le texte déploie ses effets structurants (Smith 1990c), ce qui signifie que le texte n’est pas simplement à la disposition du lecteur pour en faire n’importe quelle lecture, même si aucune n’est absolument impérative. En conséquence, il devient pertinent d’observer quelles sont les catégories que le texte mobilise et quels sont les savoirs qu’il attribue au(x) destinataire(s) (Widmer 1999b). Relue à l’aune de Smith, l’analyse qui sera développée tout au long de cet article portera alors sur la manière dont le texte fait sens et sur ses effets de sens à l’intérieur des « relations régulatoires » (Smith 1998b) qui président au texte et que ce dernier mobilise et reproduit.
La newsletter : vitrine sur la diversité.
L’ensemble des textes discutés dans cet article sont extraits de trois éditions successives de la newsletter de Pro Helvetia (éditions 6, 7, 8/2010). Si ce corpus reste relativement restreint, l’ensemble des domaines d’activité de la fondation y sont représentés (arts visuels, musique, littérature et société, danse et théâtre) ; de même, les autres secteurs d’activités de l’institution, soit les programmes culturels ponctuels qu’elle initie et les activités des bureaux de liaisons et centres culturels dont elle dispose, y trouvent une place [4].
Chaque édition de la newsletter, composée de dix à treize courts sujets (de cent mots environ), débute par un éditorial signé « Pro Helvetia Communication », par exemple :
Sous nos latitudes, la saison des baignades est terminée pour cette année. L’automne approche à grands pas et sera culturel si on en juge par les multiples temps forts qu’il nous réserve. D’une part, avec le festival genevois de « La Bâtie », et d’autre part avec le festival Culturescapes, qui présentera d’ici décembre dans plusieurs villes de Suisse les fruits de deux années d’échanges culturels entre la Chine et la Suisse. Quant aux organes publics d’encouragement de la culture, ils dévoilent les critères sur lesquels ils s’appuieront pour soutenir les jeux vidéo ces deux prochaines années (édition 06/2010).
Les sujets traités plus en détail sont présentés en dessous de ce premier texte, qui tisse des liens entre eux et fait apparaître une diversité d’évènements localisés et de types d’acteurs et d’activités culturelles. Chaque sujet est accompagné d’une photo, sur la droite du texte. Sous une première rubrique intitulée « La Fondation », sont présentées des actualités directement liées à l’institution (nomination d’une nouvelle responsable d’un domaine artistique, création d’une page Facebook, présentation d’un appel à projets dans le cadre d’un programme thématique, annonce de publications sur des artistes, inauguration d’une antenne à l’étranger, restructuration des activités d’une antenne). Une deuxième rubrique, « Projets », rassemble les contributions relatives à des événements, expositions et festivals auxquels Pro Helvetia a accordé un soutien [5]. Puis suit la rubrique « Publications », qui présente des ouvrages ayant bénéficié d’une subvention de Pro Helvetia. Dans deux cas, cette rubrique est suivie de celle « Appels de projets », qui présente des programmes de bourses littéraires respectivement de soutien à la traduction. La newsletter se termine sur une rubrique « Zoom », qui met à nouveau à l’honneur des événements que Pro Helvetia a soutenus ou qu’elle a co-organisés [6].
Comme indiqué plus haut, la newsletter est électronique. Il est possible d’y accéder à partir du site Internet de la fondation, où sont archivées toutes les éditions de la newsletter, ou de la recevoir de manière chronologique, à raison d’une édition toutes les quatre à six semaines, par courriel. Le choix de la version linguistique (allemand, français, italien ou anglais) est effectué lors de l’inscription sur le site. L’accès à la newsletter est ainsi ouvert, mais nécessite une action de la part du lecteur. Concrètement, cela signifie que les personnes qui la recevront ont vraisemblablement déjà été, d’une manière ou d’une autre, en contact avec Pro Helvetia [7]. Dès lors, il ne saurait être question de discours que tout un chacun est amené à rencontrer, mais de discours auxquels toute personne intéressée, sous réserve de disposer d’une adresse e-mail et/ou d’un accès à Internet et de compétences linguistiques suffisantes, peut accéder. Il en découle que la portée des discours est restreinte à un cercle de destinataires qui ont choisi de se sélectionner comme tels, à moins que d’autres acteurs ne relaient certaines informations, donnant lieu à une diffusion secondaire. Ceci a une importance du point de vue de l’étendue de la diffusion, et donc de l’impact potentiel des discours, qu’il ne m’est pas possible d’analyser ici.
Des lieux mis en avant.
La newsletter ayant été présentée, nous allons maintenant passer en revue les titres d’un certain nombre de textes issus de trois de ces éditions qui font mention d’une attache géographique avec la Suisse [8]. Il convient également de préciser que les textes seront discutés sur la base de leur version française (éditions 6, 7, 8/2010).
Il faut savoir ici que les référents géographiques sont monnaie courante dans les discours institutionnels de Pro Helvetia, et que des renvois géographiques peuvent être opérés ailleurs que dans le titre. Se focaliser sur les titres est un choix guidé tant par un souci d’économie — au sens où la discussion de l’ensemble des textes serait à la fois hors de propos et peu compatible avec le format d’un article — que par l’importance stratégique que possèdent les titres des textes publics, déterminant « […] la perspective sous laquelle le lecteur est appelé à appréhender ce qui va lui être relaté » (Barthélémy 1999, p. 98).
En première analyse, on peut noter que les marqueurs géographiques de « la Suisse » présents dans les titres considérés se répartissent en deux types d’énoncés. Certains titres placent ces références au centre de l’énoncé, comme dans « Au cœur de Nyon » (édition 6/2010), « Du Wannsee aux Alpes grisonnes » (ibid.), tandis que d’autres placent en titre à la fois un « quoi » et un « où » : « “Stubete” dans la grande ville » (ibid.), « Frontières mouvantes à Genève » (édition 7/2010), « B.D. dans les musées lausannois » (ibid.), « L’exposition “Helvetia Park” débarque au Tessin » (édition 8/2010), « Rendez-vous lausannois pour fans de jazz » (ibid.), « Un automne de la danse en Suisse orientale » (ibid.) (c’est nous qui mettons en évidence). Les titres mobilisent ainsi les villes de Nyon et Lausanne, la ville (ou le canton) de Genève, le canton du Tessin, la partie alpine du canton des Grisons, une région, la Suisse orientale, ainsi que la ville de Zurich. Dans ce dernier cas, le renvoi au lieu n’est pas explicite dans le titre, à savoir « “Stubete” dans la grande ville ». La manière dont le texte clarifie quelle est la « grande ville » dont il est question fera l’objet d’une analyse plus détaillée ci-dessous.
L’émergence d’un schème ordonné d’interprétation.
Le fait de nommer les lieux où se déroulent des événements n’a rien de particulièrement saillant — le contraire serait plutôt le cas. Mais si, à titre d’exercice et d’illustration, on replace les lieux extraits des trois newsletters sur une carte de la Suisse, on peut noter avec intérêt qu’ils ne sont pas concentrés sur une même portion du territoire, mais dispersés. De plus, les newsletters font explicitement état d’un principe d’ordre, comme nous le verrons ci-dessous, qui insère les noms dans les places d’un dispositif de catégorisation (Sacks 1975) et leur confère un statut non aléatoire.
Prenons l’exemple de l’éditorial de l’une des éditions examinées, qui débute comme suit :
[o]n le sait, l’été est la saison des festivals. Pour les passionnés de théâtre de Suisse romande, le Festival des arts vivants est un must, tandis qu’en Suisse alémanique, les aficionados feront le pèlerinage du Theaterspektakel. (édition 6/2010)
Cet extrait fait ressortir des catégories, « Suisse romande » et « Suisse alémanique ». Ces dernières ne sont pas à proprement parler des lieux, mais des régions catégorisées sur une base linguistique. Un autre texte a pour titre « [l]es trois “écoles” d’architecture suisses » (édition 7/2010), et débute comme suit :
[l]es trois grandes régions linguistiques de Suisse possèdent chacune une école supérieure d’architecture de haut niveau. (ibid.)
On le voit, les discours institutionnels reprennent une catégorisation qui rend compte de la composition de « la Suisse » en régions linguistiques. Mais poursuivons le mouvement esquissé plus haut avec les marqueurs géographiques contenus dans les titres en nous attardant cette fois-ci sur ces deux occurrences explicites de la catégorie « région linguistique ». Le mouvement entrepris ici correspond, soulignons-le, à ce que Harold Garfinkel (2007) a nommé « la méthode documentaire d’interprétation » : le schème sous-jacent auquel renvoient les textes et sa matérialisation par ses éléments s’élaborent de manière conjointe [9]. Dans le cas décrit ici, les noms de lieux permettent de voir que, pris ensemble, ils font système. Dans le même temps, ce système constitue l’arrière-plan en regard duquel les noms de lieux « vont ensemble » de manière cohérente. De fait, ces noms ne sont pas autant d’occurrences aléatoires, mais font figure sur un fond : un pays, doté d’une structure politique d’agrégation de ses parties constitutives — des régions linguistiques — et non un simple territoire. Sur la base de l’émergence progressive du schème d’interprétation « région linguistique », il est maintenant possible de faire retour sur les occurrences singulières et de les interpréter à l’aune du principe d’ordre qu’elles ont permis d’identifier. Avoir lieu à Nyon, en Suisse orientale ou au Tessin, ce n’est pas simplement avoir lieu en divers endroits du territoire, mais dans les trois principales régions linguistiques du pays. Mobiliser les Alpes grisonnes permet par ailleurs de remplir une place prévue par le schéma mais laissée vide jusque-là : celle de la Suisse rhéto-romane. Dès lors, l’identification du dispositif de catégorisation « région linguistique » comme schème d’interprétation des discours institutionnels transforme la liste des lieux en un ensemble de places constituant un tout, et les lieux singuliers eux-mêmes en autant de représentants de ces régions.
Selon Smith, la grande force des institutions — qui leur confère la capacité d’exercer leur pouvoir — est d’être capables de produire des descriptions qui sont en ligne avec les termes de leurs politiques (Smith 1974, p. 266). De ce fait, les descriptions institutionnelles du monde seraient produites de manière indépendante du monde tel qu’il est vécu par les gens dans leurs expériences quotidiennes, ceci en recodant au besoin ces dernières dans les termes institutionnels, qui représentent le monde tel que conçu par celles et ceux qui le gouvernent (« [t]hose who rule [the world] », ibid., p. 267). De manière concrète, l’argument de Smith appliqué aux textes discutés dans cet article suggèrerait que la mobilisation par l’institution d’un cadre de pertinence translocal, surplombant, permettrait de créer de la stabilité, de conserver un cadre de reproductibilité des descriptions (Smith 1974), sans avoir à s’assurer de leur compatibilité avec celles que les gens ordinaires produisent. Dès lors, la mobilisation et la reproduction du dispositif de catégorisation « région linguistique », édition après édition, permettrait de proposer des comptes-rendus sur un mode qui ne dépend pas de ce qui arrive dans le monde.
Cependant, il semble hasardeux d’en conclure que les descriptions institutionnelles sont unilatéralement et de facto en opposition avec la vie des gens. Ceci impliquerait que toute médiation comporte une rupture et une opposition par rapport aux expériences réelles, quelles qu’elles soient et pour chacun, et que les descriptions institutionnelles ne sont pas en mesure de faire fond sur des expériences et le sens commun. Or la possibilité de procéder à l’identification et à la description d’un schème d’intelligibilité sous-jacent aux discours et reproduit par eux suppose non pas l’imposition d’un principe d’intelligibilité externe aux données considérées, mais bien la mobilisation par l’analyste de compétences de membres (Sacks 1975) et d’un savoir ordinaire de « la Suisse ». De fait, les régions linguistiques ne sont pas des moutons à cinq pattes dans le paysage suisse. Le fait que ces régions soient ou non des fictions culturellement et historiquement constituées n’a que peu d’importance ici, dans la mesure où les estimer « imaginées » n’en abolit pas toute pertinence, a fortiori pour les personnes habitant en Suisse. Dans la vie de tous les jours, cette fiction joue un rôle objectif, elle « est ce qu’elle prétend être » (Malbois 2011, p. 81). Cependant, rappelle Smith, « [l]a construction des phénomènes sociaux dans leurs formes familières et reconnaissables, tels qu’ils nous apparaissent, est en grande partie le produit de procédures de compte-rendu d’organisations formelles […] » [10] (1974, p. 257). Ainsi, même si la notion de « région linguistique » peut être considérée comme étant un élément à la base de la manière dont le pays rend compte discursivement de lui-même, même si on la retrouve dans une grande diversité de textes, de la Constitution aux statistiques nationales en passant par la newsletter de Pro Helvetia, et même si ces catégories sont mobilisables par les individus au titre de savoirs ordinaires sur la société suisse contemporaine et ses structures, il s’agit malgré tout de rester sensible aux procédures institutionnelles qui reproduisent et rendent disponible ce genre de description. Dans le cadre de l’analyse menée ici, le danger serait en effet de se contenter de reconnaître ce savoir et de le traiter comme une ressource et non comme un thème de recherche (Zimmermann et Pollner 1973). C’est ainsi que nous avons tenté d’éviter la confusion entre ressource et thème en proposant de montrer comment les régions linguistiques émergent dans les discours, c’est-à-dire comment elles sont une ressource dans les textes pour faire émerger un principe d’ordre qui les organise.
En ce qui concerne les exemples cités jusqu’ici, les choses se passent de manière relativement aisée a priori : les événements ont lieu quelque part, et il suffit de nommer ce lieu pour que le schème soit perpétué de manière non problématique. Or, à y regarder de plus près, les choses sont plus complexes. S’intéresser aux seules modalités naturelles d’apparition du schème dans le discours publié revient à laisser de côté le travail que suppose la production de cette naturalité, c’est-à-dire le travail de sélection de ce qui peut être présenté, ainsi que le travail de mise en forme du discours. Le travail de sélection ne peut pas être abordé de manière détaillée sur la base des seuls textes. Cependant, ils en portent certaines traces, visibles en particulier au niveau des catégorisations déployées dans les descriptions, qui témoignent de la sélection de certaines au détriment d’autres (Sacks 1975). De plus, il est possible d’y observer, en partie également, le travail de mise en forme. Le texte dont le titre est « [d]u Wannsee aux Alpes grisonnes » (édition 6/2010) relate un événement culturel qui a lieu à Berlin. Cela explique le « Wannsee ». Quant aux Alpes grisonnes, elles sont mises en relief via la présentation d’un roman : « [… q]uant à Arno Camenisch, en présentant son premier roman “Sez Ner” il familiarisera son public avec l’âpreté de la vie dans les Alpes grisonnes […] » (ibid.). Ainsi, la dimension rhéto-romanche survient-elle via l’évocation du contenu d’un livre ainsi que de son auteur, et non par l’indication du lieu où se tiendrait la lecture. De la sorte, c’est une personne et son travail artistique qui permet de faire figurer une région linguistique dans le texte, de remplir une place dans le schème décrit. Le même texte opère une opération similaire avec le Tessin : « […] tandis qu’avec la poétesse Elena Jurissevich, le Tessin fera entendre une voix nouvelle » (ibid.).
Dans ces deux derniers cas, les gens deviennent ce par quoi des régions entrent en scène. Ce faisant, leurs statuts sont configurés de manière particulière : ils deviennent des ambassadeurs qui symbolisent l’une des parties (une région linguistique) du tout (la Suisse comme nation). Sujets individuels d’une œuvre, ils deviennent les supports discursifs permettant de signifier la présence d’une entité collective. Le texte fonctionne alors sur un mode métonymique : une personne devient l’expression de son origine telle que présentée (Elena Jurissevich est Tessinoise, Arno Camenisch est Grison). Une des conséquences possibles de cette description institutionnelle serait de produire ce que Smith nomme des disjonctions de réalités (1990a), qui consistent à occulter ou écraser le sens que les choses ont pour les gens, dans le cours même de leurs actions situées, pour les recoder dans des termes qui leur sont éventuellement étrangers. Dans les cas examinés, la singularité des artistes (Heinich 1995), si elle n’est pas niée, passe au second plan, ces derniers étant rabattus sur une appartenance régionale. Cette catégorisation n’est par contre pas nécessairement une disjonction par rapport à l’expérience du public, pour qui rien ne dit que cette manière de rendre compte de l’identité de quelqu’un n’est pas pertinente.
Ajoutons que ce mode de présentation des acteurs permet par ailleurs à Pro Helvetia de montrer que toutes les régions linguistiques sont, d’une manière ou d’une autre, prises en compte par son action, de documenter cette dernière dans des statistiques et ainsi de perpétuer la nature nationale de son action. À cela s’ajoute le fait que les newsletters sont proposées dans plusieurs langues : en allemand, français, italien, soit les langues officielles suisses, ainsi qu’en anglais, qui fait office de langue de communication internationale. L’allemand, le français et l’italien sont ainsi en phase avec le schéma institutionnel décrit jusqu’ici, et correspondent chacune à la langue écrite officielle d’une des trois principales régions linguistiques. De ce fait, l’énonciateur institutionnel apparaît comme traitant de façon identique ces trois régions linguistiques, et entretenant avec chacune le même rapport de soutien : il s’adresse aux trois publics dans leur langue, et rend compte d’événements culturels concernant, d’une manière ou d’une autre, chacune d’elles. Ceci semble bien être le cas si l’on suit les catégories que l’institution déploie dans ses énoncés. Mais les textes, et en particulier leurs aspects énonciatifs, racontent une autre histoire.
Mobilisation de savoirs particuliers.
Gardant en mémoire le schème ordonné d’interprétation dégagé à partir des titres, nous allons maintenant nous intéresser aux aspects énonciatifs des discours (Véron 1983, 1987, de Cheveigné 2000, Semprini 2006, Widmer 1999a, 2010), et en particulier aux propositions d’identification faites aux destinataires des textes. Le premier exemple présente un festival de théâtre.
Le grand spectacle
Des arts de la scène venus du monde entier, une table raffinée et une atmosphère incomparable au bord du lac de Zurich : du 19 août au 5 septembre, les fous de culture pourront jouir de longues et passionnantes soirées sur la Landiwiese. Cette année, le Theaterspektakel proposera non seulement des projets internationaux de théâtre, de danse et de musique ainsi qu’une fenêtre sur l’Asie du Sud-Est, mais aussi quelques séduisantes attractions suisses avec Fabrice Gorgerat, 400asa, Mass & Fieber, Schtärneföifi, Zimmermann & de Perrot et Kolypan. Pour plus d’informations, voir www.theaterspektakel.ch. (édition 6/2010)
Le texte contient deux éléments relatifs au lieu où le festival se déroulera : « au bord du lac de Zurich » et « sur la Landiwiese ». C’est le second des deux marqueurs de lieu qui nous semble particulièrement intéressant. En effet, le texte ne fournit pas d’indication explicite permettant de déterminer où, c’est-à-dire dans quelle ville ou commune, le festival aura lieu. Il est dit qu’il se déroulera « sur la Landiwiese ». Autrement dit, pour être au clair sur le site où le festival prendra place, le destinataire doit être en mesure de comprendre à quoi se réfère « Landiwiese ».
Un deuxième exemple, dont le titre a été évoqué précédemment, présente un festival se déroulant à Zurich.
« Stubete » dans la grande ville
La musique populaire de Suisse est en pleine effervescence — et à la fin août, cette expression sera à prendre au pied de la lettre : les 28 et 29 août, pour la «Stubete am See», un festival de musique populaire contemporaine, jodlers, joueurs de cor des Alpes et virtuoses du hackbrett afflueront de toutes les régions de Suisse vers le lac de Zurich. 20 groupes donneront 33 concerts dans la Tonhalle et sur le Bauschänzli, une petite avancée sur la Limmat, une musique entraînante invitera à la danse. Et si les doigts vous démangent, vous pourrez toujours vous saisir d’un instrument. Pour plus de détails : www.stubeteamsee.ch. (ibid.)
Ici, à nouveau, le texte situe l’événement à proximité du lac de Zurich et plus précisément « dans la Tonhalle et sur le Bauschänzli ». Comme dans l’exemple précédent, ce texte sous-entend une connaissance implicite de ces deux lieux, une salle de concert et un site en ville de Zurich, dont un genre de localisation (une avancée sur la Limmat) est toutefois précisé [11]. La conclusion que nous tirons de ces deux textes est qu’ils supposent un destinataire qui sait ce qu’est la « Landiwiese », respectivement la « Tonhalle » et le « Bauschänzli ». En ce sens, les trois noms de lieux sont présentés dans le texte comme savoirs tacites, partagés par l’énonciateur et le destinataire. Aussi, du point de vue de ce savoir, la relation entre les deux entités discursives que tisse le texte est une relation symétrique. Il en irait de même si le texte situait l’événement « à Zurich ». Notons cependant que la formulation proposée dans le texte se différentie de celle, alternative, qui vient d’être produite, en ce qu’elle s’appuie sur un savoir local, ce qui est certes le cas de « Zurich » également, mais à une plus large échelle, dans le sens que ce renvoi-là est compréhensible par des destinataires nationaux, voire internationaux, et pas uniquement locaux.
Le dernier texte discuté de manière plus détaillée, dont le titre a également été évoqué précédemment, présente un festival se déroulant à Lausanne.
B.D. dans les musées lausannois
Le Festival BD-Fil de Lausanne ne veut pas réserver l’accès du monde de la B.D. aux seuls fans, mais au contraire l’ouvrir à un large public. Avec plus de 70 dessinateurs, dont les Suisses Pierre-Alain Bertola et Thomas Ott, le festival présentera la B.D. dans toute sa diversité. L’invité d’honneur du festival, du 10 au 12 septembre, sera le Genevois Zep, qui passe pour être le dessinateur qui a le plus de succès dans l’espace francophone. Le Musée de design et d’arts appliqués contemporains Mudac lui consacrera une rétrospective. Pour plus de détails : www.bdfil.ch. (édition 7/2010)
Le point qui nous paraît le plus intéressant dans l’optique de mon analyse est la manière dont est qualifié l’invité d’honneur. En effet, le texte propose une explicitation de son statut : il est présenté comme « Genevois » et comme jouissant du statut de « […] dessinateur qui a le plus de succès dans l’espace francophone ». Cette description explicative a comme conséquence de ne pas attribuer au destinataire des connaissances préalables au sujet du dessinateur Zep, ce qui induit une relation asymétrique entre l’énonciateur et son destinataire. Tandis que le premier se montre comme disposant d’un savoir sur l’identité du dessinateur et son importance pour certains au sein d’un espace linguistique, le second est configuré comme ne disposant pas de ce savoir, comme devant être informé par le premier, et a fortiori comme ne faisant pas partie de ceux pour qui ce dessinateur est celui « qui a le plus de succès ».
Les trois textes qui viennent d’être discutés brièvement apparaissent comme deux manières de présenter des noms propres. Dans les deux premiers cas, on retrouve des noms dont les référents sont supposés connus par le destinataire, et ils émergent comme relevant d’une ressource mobilisable et non problématique pour parler de l’objet premier du discours, un festival, tandis que dans le second cas, l’artiste invité d’honneur est l’objet d’une explication, et cette explication construit discursivement le destinataire comme ne connaissant pas cet invité. En discutant des deux premiers textes, nous avons dit qu’ils construisaient un destinataire disposant de savoirs sur ce à quoi « Landiwiese », « Tonhalle » et « Bauschänzli » renvoient. En abordant le troisième, nous avons mis en évidence ce qui apparaît comme un présupposé de non-familiarité avec un dessinateur dont l’importance est soulignée via un statut dans une région linguistique.
La poursuite de l’argument et la problématisation de ces deux présupposés font à nouveau intervenir des compétences qui ne sont ni linguistiques, ni scientifiques. L’argument qui permet de problématiser l’usage des termes « Landiwiese », « Tonhalle » et « Bauschänzli » consiste à dire que la compréhension des termes ne suppose pas des compétences linguistiques, mais sociales, soit un savoir de membre local. En effet, si on se penche sur les référents « réels » des termes, on peut dire qu’il s’agit d’un parc [12], d’une salle de concert et d’une place situées en ville de Zurich. Ainsi, c’est via ces noms que les textes disent de manière certaine que les festivals ont lieu à Zurich, et non ailleurs au bord du Lac de Zurich, où les textes les situent explicitement. Autrement dit, la transparence des textes dépend de la connaissance des référents des signes, qui implique une certaine familiarité avec la ville de Zurich. Ceci a des conséquences pour le destinataire « réel » du texte. Saisi en tant que membre du collectif prévu par le schème d’interprétation, il lui est possible de se sentir en connivence avec l’énonciateur si le savoir est partagé et présenté comme tel. Dans ce cas, destinataire et énonciateur partagent, autrement dit, la même identité relativement à l’unité politique « Suisse ». La relation entre énonciateur et destinataire sera également symétrique au niveau de la proposition d’identification si le savoir présenté comme un allant de soi n’est pas partagé par le destinataire réel. Dans ce cas, cependant, le destinataire réel est renvoyé par l’énonciateur à un statut de non-membre.
Le troisième texte examiné comporte des caractéristiques différentes : le destinataire, en se voyant expliciter l’identité de l’invité d’honneur, est configuré comme ne le connaissant pas. Si c’est le cas, le destinataire réel peut se reconnaître sans autre comme membre de l’audience ratifiée. Si par contre il connaît l’invité d’honneur du festival, il se verra néanmoins proposer de s’identifier à la figure d’un destinataire construit comme ne le sachant pas. Ce qui est intéressant, ici, tient au fait que l’explicitation du statut d’invité d’honneur mobilise une catégorie, « le monde francophone », qui n’est pas sans enjeux pour Pro Helvetia, dont une des langues est justement le français. En décrivant les choses de cette manière, l’énonciateur place son destinataire à distance de ce référent, le construit comme n’en faisant pas partie. Aussi, tout lecteur réel possédant un certain savoir sur Zep et se considérant qui plus est appartenir au « monde francophone » se verra offrir une proposition d’identification qui l’exclut des destinataires du discours — discours qui porte en partie sur le statut que ce même monde francophone accorderait à l’invité. Dès lors, ce lecteur se verra concerné par le discours au titre d’un de ses objets [13].
Ainsi, deux des textes supposent une familiarité du destinataire avec différents lieux de la ville de Zurich, où se déroulent les événements culturels en question et le troisième une non-familiarité avec un artiste Genevois présenté comme ayant, dans son domaine, le plus de succès dans l’espace francophone, espace francophone — Lausanne — dans lequel a lieu l’événement culturel en question. La mise en relation des trois textes et l’appréhension de certains de leurs éléments comme relevants du même phénomène ne va pas de soi. C’est un pas, analytique, qui demande à être explicité. Si on traite les textes chacun pour eux-mêmes, rien ne mène naturellement à se concentrer sur un terme plutôt que sur un autre. Partant, il convient d’être au clair sur l’origine de la problématisation qui rend pertinente cette mise en parallèle : si elle l’est, c’est en fonction de la présence de marqueurs géographiques faisant fond sur un schème d’interprétation, sur lequel Pro Helvetia s’appuie et qu’elle reproduit, et qui contribue à la performation d’une conception de la Suisse comme constituée de régions linguistiques.
Dans la première partie de cet article, nous avons tenté de décrire comment les textes analysés mettaient en évidence un schème de compte-rendu et d’interprétation ordonné par le dispositif de catégorisation « régions linguistiques ». Ceci, ainsi que la langue employée, indiquerait que de manière générale le public visé par les textes en français serait au moins celui qui constitue la communauté linguistique « suisse francophone », soit l’une des catégories prévues par le schème. C’est en regard de ce principe d’ordre, vis-à-vis duquel s’oriente Pro Helvetia, que la manière de s’adresser aux destinataires de la newsletter devient remarquable en vue d’une analyse. On peut alors constater que les deux textes portant sur les festivals zurichois prennent appui sur des noms fortement indexés sur la ville de Zurich, située dans la région linguistique suisse-alémanique. En ce sens, les termes ont un statut émique pour les membres de cette région, voire de la seule ville de Zurich, et étique pour les autres, au sens où ce savoir local ne fait que peu partie vraisemblablement du savoir supposé partagé par les membres du collectif « Suisse francophone ». D’autre part, le texte dont le sujet est situé en Suisse francophone apparaît comme orienté vers un destinataire extérieur à ladite région linguistique, au sens où le savoir explicité au destinataire du texte est décrit comme interne à l’espace linguistique francophone dont l’artiste fait partie et dont il est présenté comme une figure (re)connue.
Les trois textes discutés peuvent apparaître comme problématiques, au sens où leur destinataire ratifié par la langue uniquement serait francophone et membre de la région linguistique correspondante, tandis que le rapport énonciatif proposé pointe plutôt vers un destinataire congruent avec un public non membre de la région linguistique francophone dans un cas, et familier de Zurich dans les deux autres. Autrement dit, la langue du texte et le schème d’interprétation déployé ratifient une certaine catégorie de destinataire, et le rapport énonciatif proposé une autre. Il s’ensuit que si le dispositif de catégorisation « régions linguistiques » déployé suggère un même type de relation avec chacune des trois principales régions linguistiques suisses, et ceci tant du point de vue de la place accordée à la langue que du point de vue des places prévues par le dispositif — soit une place pour chacune des composantes de « la Suisse » —, la relation au savoir partagé instaurée par et dans les textes explorés plus en détail reconfigure cette relation symétrique au profit d’une orientation des discours vers un destinataire appartenant à une seule région linguistique, ou plus précisément à une ville. Cette mobilisation d’un savoir de membre d’une communauté épistémique restreinte (Corblin 2004) contredit dès lors l’a priori égale valeur des places du schème d’interprétation et hisse en position centrale une région linguistique [14].
Cependant, observer le phénomène sous cet angle comporte le risque de cantonner l’analyse à l’intérieur du schème d’interprétation inscrit dans et reproduit par les textes. En effet, en abordant les trois textes discutés à l’aune du schème ordonné des régions linguistiques et en thématisant certaines implications des textes en regard de celui-ci, l’argument exposé, s’il formule une critique, a un sens dans les termes de ce qui est observé par ailleurs. En effet, il reste positionné au sein des relations régulatoires que Dorothy Smith s’est attachée a interroger (Smith 1998a) et dont elle a montré qu’elles pouvaient induire une reproduction des descriptions du monde d’un point de vue extérieur à ceux qui sont gouvernés, mais qui s’imposent néanmoins à tout un chacun (1998c). Cela conduirait dès lors à laisser non questionné le schème interprétatif particulier déployé pour rendre compte d’une action de soutien à des créations artistiques et culturelles et à ne pas envisager que le fait que les discours institutionnels rapportent une action dans les termes de la politique de l’institution risque d’écraser les expériences singulières des gens et d’aboutir à une disjonction par rapport à leur monde vécu.
Adopter un regard smithien sur les discours institutionnels et le schème d’interprétation qu’ils déploient permet de faire ce pas et de mettre en évidence le fait que la catégorie « région linguistique », observée et décrite ci-dessus appartient bel et bien à l’ordre des médiations, dans le sens où il n’est pas possible de faire une expérience plus directe d’une « région linguistique » (pas plus que d’un « pays »). Cependant, il nous semble peu opportun d’en conclure d’emblée que cette catégorie appartient au seul registre du pouvoir, car dans le cas des discours institutionnels envisagés, il semble bien qu’il y ait une continuité entre les catégories du sens commun et celle de l’institution : d’une part les discours mobilisent également des éléments relevant d’un registre d’une familiarité locale, et d’autre part la notion de « région linguistique » n’appartient pas au seul registre institutionnel mais peut également servir de ressources pour rendre compte d’une expérience singulière. Autrement dit, « la Suisse » et ses « régions linguistiques » se trouvent en amont et en aval des discours institutionnels : elles en sont autant les prémisses que les résultats. Cependant, ne pas situer ce schème du côté de la seule institution qui falsifierait nécessairement les expériences des gens n’équivaut pas à le considérer comme ne comportant aucune conséquence. En se penchant sur les catégories de description et le schème qu’elles constituent, il ne s’agit pas de suggérer qu’elles sont erronées. Néanmoins, sachant qu’il existe toujours une pluralité de catégories possibles pour décrire des événements, des gens ou leurs actions (Sacks 1975, Schegloff 1997), notre propos vise à questionner ce que son recours ici fait et permet de faire.
Comme indiqué plus haut, la mobilisation du dispositif de catégorisation « régions linguistiques » permet à Pro Helvetia de rendre compte du fait que son action concerne et valorise chacune des régions du pays. De la sorte, elle démontre la nature nationale de son action en reproduisant une manière typique de rendre compte de la Suisse. Cependant, ce mouvement est une manière particulière de faire figurer les artistes, qui oriente de manière particulière le sens à donner à leur soutien. En effet, au sein des discours considérés, un artiste ne figure pas en tant qu’individu singulier actif dans un domaine culturel et artistique, mais devient un représentant d’une région linguistique. En ce sens, il est réinscrit dans un collectif et l’exprime (ou en exprime quelque chose). Sous une telle description, les acteurs des domaines culturels, qui sont ceux qui bénéficient du soutien matériel, deviennent les médiateurs d’un soutien à des régions, soit de celles dont ils ressortissent, soit de celles où ils se produisent. Réciproquement, le public qui assiste aux événements culturels apparaît à son tour comme une émanation des bénéficiaires du soutien. L’amateur de BD, de musique populaire, de théâtre ou de danse est ainsi configuré comme étant également membre d’une des collectivités déterminées, les mêmes que celles des destinataires des discours. On voit dès lors que mobiliser un tel schème d’interprétation, qui propose un interprétant général, opère alors une normalisation de la diversité. Sous cet aspect, la newsletter de Pro Helvetia ne semble alors plus guère donner une extension et une représentation de la diversité, que celle-ci soit la diversité des locuteurs d’un nombre indéterminé de langues ou la diversité des amateurs de culture. Au contraire, elle réduit cette diversité, en l’appréhendant et en la reproduisant en fonction, et uniquement et rigoureusement en fonction des places et des catégories prévues par le schème. Un schème qui confère, par ailleurs, le sens de son identité publique.