Saisir la négociation sociale entre normes et déviances.
Ce texte est le fruit d’une réflexion interdisciplinaire, à l’intersection du travail social, de l’anthropologie et de la science politique, appliquée à la situation française du sans-abrisme contemporain. Le texte s’inspire d’un ouvrage récent de Pascal Noblet (2010), dans lequel l’auteur démontre les ambiguïtés des politiques sociales et celles des acteurs du travail social, qui sont trop « accrochés » à leurs logiques, normes et intérêts pour amener les SDF (Sans Domicile Fixe) vers l’insertion. Tentons de comprendre l’incompréhensible fonctionnement social – qui semble fou, injuste et scandaleux, sans que nous parvenions pour autant à trouver le moyen de faire autrement – qui amène les SDF à mourir chaque année dans les rues : dix en 1992 et plus de 500 en 2016, sans discontinuité et dans une augmentation exponentielle [1]. La majorité de ces personnes, qui meurent en Île-de-France, se trouvent inhumées dans le « carré des indigents », dans le cimetière de Thiais (figure 1.). Au-delà, je souhaite également renouer avec une approche anthropologique à domicile (Augé 1994), capable de participer au récit sociétal, en donnant à voir des processus structurants sur le long terme, pour mieux se préparer collectivement à l’avenir. J’ai principalement mobilisé les pensées de Jean-Jacques Rousseau, Michel Foucault et Robert Castel comme des marqueurs indispensables pour saisir la structuration de notre corps social à l’ère du libéralisme, depuis ses prémices, lors de son apogée et jusqu’à la crise actuelle de sa déclinaison industrielle. Mon hypothèse étant que le « sacrifice » actuel des SDF, au cœur de l’espace social et public, joue un rôle déterminant dans la négociation des règles du contrat social, en générant une tension entre normes et déviances au profit de la cohésion sociale. Dans cette optique, nous nous inscrivons dans une approche anthropologique, qui mobilise in fine le concept de contrat social comme une fiction théorique permettant de mieux comprendre la fonction des SDF dans les négociations contemporaines du corps social.
La loupe grossissante de la « question SDF » interroge le fonctionnement social.
Une loupe avant tout déformante.
« La question SDF » (Damon 2002) fait référence aux fondements sociologiques des politiques publiques face à l’existence des SDF, comme une fenêtre ouverte sur le fonctionnement de notre société, pour mieux comprendre nos normes au regard du traitement de cette déviance. L’acronyme « SDF » est apparu à partir des années 1990, avec la mort d’une dizaine de sans-abris pendant l’hiver 1993, suite à la suppression des délits de vagabondage et de mendicité dans le nouveau Code pénal voté en 1992 et appliqué en 1994 (Rullac 2015). Cette double suppression a été décidée par les parlementaires qui travaillaient sur la refondation du Code pénal dit Napoléon, qui datait de 1810. En se fondant sur la faible utilisation de ces délits depuis 1945 par la justice, au regard du faible nombre de jugements, les représentants du peuple français ont pensé que de telles réalités sociales n’existaient plus. En réalité, les vagabonds et mendiants étaient emprisonnés chaque nuit par la police, dans des dépôts de mendicité, en toute illégalité, sans passer par une décision judiciaire. Le changement de Code pénal a ainsi autorisé les vagabonds et mendiants à sortir de leurs cachettes et à prouver à tous qu’ils existaient toujours. Cette résurgence dans l’espace public a immédiatement déclenché des volontés de continuer à punir juridiquement ceux que l’on a alors appelés les SDF. De 1993 à 2005, une centaine de maires ont pris l’initiative de signer des arrêtés de type anti-mendicité, avec un pic entre 1995 et 1996, à la suite de l’application effective du nouveau Code en 1994. Du fait de la non-dangerosité de cette présence, la quasi-totalité de ces arrêtés a été jugée illégale. L’échelon municipal ayant échoué, la demande a alors été entendue au plus haut niveau de l’exécutif, lorsque le président Nicolas Sarkozy a souhaité la création du délit dit de « mendicité agressive », par la loi pour la sécurité intérieure n°2003-239 du 18 mars 2003. Selon le « pôle études et évaluation » du ministère de la Justice, 22 condamnations seulement ont été prononcées, jusqu’en 2004, pour ce chef d’accusation, du fait de la difficulté de caractériser une mendicité agressive. Cette double tentative ratée de revenir à un traitement judiciaire du vagabondage et de la mendicité démontre le besoin social de continuer à réguler la présence des SDF dans l’espace public, comme avant 1992. Si les parlementaires ont eu le pouvoir de changer la loi pénale, ils n’ont pas eu la capacité de changer le statut social de ceux qui étaient toujours considérés comme des déviants. Dès lors, il a fallu innover en matière de régulation sociale de ceux qui sont devenus des SDF.
La résurgence massive des SDF dans l’espace public a alors donné lieu à la création de l’urgence sociale, nouveau secteur ad hoc du travail social mis en place pour répondre à la disparition impensée des anciens moyens historiques du traitement coercitif que subissaient les clochards. C’est ainsi qu’une nouvelle catégorie de population est née pour désigner ces nouveaux usagers du travail social, dans le cadre d’une nouvelle politique sociale luttant contre les conséquences morbides du droit accordé aux nouveaux SDF, anciens mendiants et vagabonds, de vivre dans l’espace public, mais aussi d’y mourir.
Une problématique sociale qui se pérennise.
Selon le rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre de 2016, le nombre de « personnes sans domicile » a augmenté de 50 % entre 2001 et 2012, pour atteindre 141 500 personnes vivant soit à la rue, à l’hôtel, dans un abri de fortune ou en centre d’hébergement. Chacun d’entre nous peut mesurer le développement de cette problématique sociale, dont l’une des grandes caractéristiques est justement de se jouer dans l’espace public et social, au vu et au su de tous. Avec l’arrivée massive des réfugiés du Moyen-Orient, nous assistons même à la résurgence de scènes que nous pouvions croire disparues, comme des familles entières, avec enfants, dormant dans la rue sur un matelas. La question SDF engendre de vifs débats, mais pas les faits qui nous amènent à accepter un tel fonctionnement social depuis presque 30 ans. Et si nous étions gouvernés par des règles tacites et intégrées au plus profond de nos inconscients sociaux, qui nous assignent des places sur l’échiquier social, sans nous donner les moyens de les remettre fondamentalement en cause ? Que les riches s’enrichissent, que les pauvres s’appauvrissent au point d’en mourir dans les rues, que les politiques sociales et les recherches scientifiques échouent à modifier ce processus ne correspond-il pas finalement à un fonctionnement qui nous convient ? Sinon, pourquoi cela perdurerait-il ? La présence des SDF dans l’espace public oblige à interroger le fonctionnement social qui amène des milliers de personnes à se retrouver à la rue, et à y mourir par centaines, comme une énorme épine dans la chaussure qui grossit de plus en plus et dont il est impossible d’en ignorer la présence, depuis 1992. Ce phénomène alarmant interroge sur les modalités de fonctionnement d’une société qui semble perdre pied face à une problématique sociale millénaire, dont la solution contemporaine semble empirer le problème, malgré un investissement politique et social sans comparaison à l’échelle européenne, voire mondiale. Cet échec est d’abord technique et plus fondamentalement politique, pour une société qui a fait du développement social son identité. La question SDF est une loupe grossissante d’un fonctionnement social qui semble contradictoire avec notre modernité et tonne dans notre conscience citoyenne comme l’avertissement d’une fragilité sociale qui s’abat sur les plus faibles d’entre nous, sans que les politiques sociales ne parviennent à la corriger.
Une modalité sociale de fonctionnement à reconnaître.
L’existence de la question SDF s’inscrit dans une profonde ambivalence sociétale qui articule, à la fois, une lutte soutenue contre les effets de la très grande pauvreté en matière d’hébergement, tout en fixant des limites aléatoires en fonction du contexte, pour ne pas l’éradiquer totalement (Simmel 1998). Cette ambivalence constitue objectivement un fonctionnement social qu’il convient de reconnaître, puisqu’il existe et se développe depuis 1992. Il peut être critiqué, mais pas nié ni être qualifié d’accident, tant il se pérennise. Ce fonctionnement ambivalent, qui produit le problème qu’il est censé résoudre, constitue la question SDF dans une coproduction de tous les acteurs concernés, y compris les plus pauvres d’entre nous. La coproduction sociale entre normes et déviance, et notamment la déviance qu’est la pauvreté, a été théorisée depuis longtemps par Georg Simmel, dès 1908 (Simmel 1998). Même si cela peut apparaître contre-intuitif, l’existence de la déviance est non seulement nécessaire socialement pour renforcer la norme, mais est aussi acceptée par tous dans un lien objectif entre tous les acteurs sociaux, qui permettent finalement les relations entre toutes les parties sociales, assignées cependant à des places différentes. En effet, selon le « principe de raison suffisante » de Pierre Bourdieu, un dysfonctionnement social est en fait une modalité d’organisation à reconnaître, car « les agents sociaux ne font pas n’importe quoi, [ils] ne sont pas fous, [ils] n’agissent pas sans raison » (Bourdieu 1994, p. 149-150). Si la question SDF existe, c’est qu’il existe objectivement un besoin du corps social et des acteurs sociaux pour qu’il en soit ainsi. Les SDF sont les grands perdants du fonctionnement social contemporain, au point d’être condamnés à potentiellement y perdre leur vie. Et pourtant, ils en acceptent les règles morbides. Si le triste résultat de ce processus social est aisé à décrire, les règles qui valent à ces déviants d’être soumis à une régulation sociale parfois sauvage nécessitent d’être explicitées, pour tenter d’objectiver ce qui leur vaut de mourir dans les rues, selon un accord tacite généralisé.
Les corps dans tous leurs états.
Le contrat social par Rousseau.
Rousseau est l’un des premiers à formaliser une théorie politique du contrat social, dans une forme de programme démocratique pré-révolutionnaire, en prophétisant les notions de liberté, d’égalité et de volonté générale d’un corps social. La philosophie politique rousseauiste est pionnière dans la formulation de l’idée d’un corps démocratique fait de citoyens égaux, en remplacement de la théorie d’un roi sacré personnifiant la nation. La question fondamentale posée par Rousseau est de savoir comment dépasser le penchant naturel de chaque individu à rechercher son propre intérêt, afin de mutualiser les forces de chacun dans un projet collectif capable de composer un corps social homogène et protecteur des pulsions individuelles et naturelles de chacun. Le contrat social est la solution rousseauiste : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant » (Rousseau 1966, p. 51). Rousseau cherche donc les modalités nécessaires pour établir le compromis sociétal susceptible de trouver la voie médiane entre les intérêts de l’individu et ceux du collectif, afin de résoudre la tension ontologique de l’humanité entre nature et culture. Sa proposition consiste à considérer l’existence d’un corps social qui intègre, articule et fusionne tous les corps individuels dans un même pacte social, sous la forme de la constitution d’un « moi commun » qui unifie les parties. Il ouvre ainsi théoriquement l’ère démocratique et libérale, dans laquelle l’intérêt général devient sacré. Celui qui ne joue pas le jeu de l’intérêt collectif doit être sévèrement repris, car son initiative individuelle menace le corps politique. En n’assumant pas son devoir, celui qui devient inutile à l’intérêt général s’en prend directement au corps collectif dans un corps à corps, dont l’individu ne doit pas sortir gagnant ni indemne. Rousseau fonde ainsi un nouveau délit de trahison du corps social, sous la forme de l’individu non méritant qui trahit l’intérêt général.
Le contrat social rousseauiste est une vision profondément politique et économique, dans laquelle chaque citoyen est invité à faire don de soi-même, dans un premier temps, de son intérêt individuel et de sa souveraineté naturelle, pour nourrir l’intérêt collectif. En contrepartie de ce double abandon initial, le citoyen devient méritant. Il obtient alors, dans un second temps, le droit d’accéder à la sacro-sainte propriété protectrice, protégée par un système de droit, comme une forme de retour sur investissement qui compose, finalement, le nouvel étalon social remplaçant la force naturelle. Le contrat social de Rousseau intègre donc la perspective d’une sévère punition sociale pour les contrevenants, au nom de leur inutilité sociale et du danger imminent qu’ils font peser sur le corps collectif de la société.
La discipline des corps par Foucault.
Lorsque Foucault relate le supplice de Robert François Damiens, condamné le 2 mars 1757 à Paris à la peine de mort, le détail de ce supplice particulièrement violent lui permet de formaliser et d’illustrer « l’économie du châtiment » (Foucault 1975, p. 77) qui prévaut à chaque période, en pesant sur les corps individuels de ceux qui contreviennent aux règles sociales. Progressivement, l’industrialisation a généré un nouveau type de délinquance, sous la forme d’attaques aux biens et à la propriété, dans un contexte développant de manière exponentielle les pratiques commerciales. Pour faire face aux nouvelles menaces pesant sur le corps social, alors que les termes du contrat social évoluent, les modalités de punition évoluent en conséquence, pour renforcer la nouvelle norme fondatrice. C’est ainsi que l’emprisonnement s’est développé, à l’époque moderne, afin de soustraire le déviant du système social qu’il menace, en remplacement d’une réparation symbolique sous la forme d’une expiation du corps sur la place publique. Cette mise en perspective historique de la répression des déviances permet de sortir d’une unique rationalité morale et intemporelle, pour entrer dans des approches historiques et stratégiques des évolutions en matière de règle sociale. La pensée de Foucault permet de construire la perspective d’une « science des châtiments » en perpétuelle évolution, qui détermine une histoire des déviances sociales et de leur punition.
Foucault dépasse le concept de pouvoir au profit de celui de biopouvoir (Foucault 1997). Cette évolution renforce davantage l’analogie entre corps social et corps biologique, qui tous les deux se défendent des attaques extérieures qui pourraient modifier leur fonctionnement. Le biopouvoir permet de mettre en perspective historiquement et conceptuellement la lutte interne au corps social entre norme et déviance, dans un processus de régulation sociale. En forgeant le concept de biopouvoir, Foucault propose de concevoir la punition, inhérente à toute régulation sociale, dans une tentative au long cours de « défendre la société » contre les « germes » qui la menacent. C’est pour lutter contre l’ennemi de l’extérieur, puis de l’intérieur, que le biopouvoir s’adresse aux corps des individus, pour réguler leurs activités les plus vitales (natalité, maladies, vieillesse, mortalité), via un dressage par les institutions. Cette défense de la société est une tension entre un passé, qui se réfère aux acquis historiques, et un présent qui mute, dans un conflit perpétuel producteur d’avenir social. Cette tension entre un passé et un avenir s’inscrit, pour Foucault, dans une régulation normative de nature raciste, visant la perpétuation d’une pureté qui est menacée par des éléments extérieurs ou intérieurs, forcément porteurs de différences. Tout comme le corps biologique, le corps social se défend des germes qui menacent son fonctionnement normatif, qui est l’équivalent de la bonne santé biologique. Si les institutions portent explicitement cette lutte, les individus dressés disciplinairement intègrent aussi la nécessité de respecter cet institué et s’affirment comme des relais zélés en faveur du statu quo ; et ce d’autant plus qu’ils ne le conscientisent pas.
La nostalgie des protections sociales, d’après Castel.
La réflexion proposée par Castel apporte des éléments d’analyse concernant les négociations du contrat social dans le passage au libéralisme post-industriel, à travers la montée de la rhétorique de l’insécurité sociale dans le débat public, social et politique. Cette inquiétude généralisée à l’échelle des individus trahit la peur de la perte de l’une des principales normes sociales : la propriété et ses avatars liés à l’emploi et à la consommation, prophétisée par Rousseau et critiquée par Foucault. Si l’inquiétude, voire l’angoisse, est réelle, encore plus depuis que l’insécurité sociale a pris les traits de l’islamisme radical, les théories de Castel s’avèrent encore davantage pertinentes et nécessaires. Castel invite à ne pas prendre le sentiment d’insécurité au premier degré, car cette revendication traduit avant tout la norme des acteurs en matière de protections, qui repose sur un droit à la sécurité et à être protégé (Castel 2003).
D’un point de vue sociologique, le besoin de protection est une construction collective liée à « l’État-providence » ou « l’État social », mis en œuvre après la Seconde Guerre mondiale en France. Castel montre que la fonction principale de l’État-providence a été d’agir comme un réducteur des risques sociaux, sur la base de politiques d’assurance sociale reposant sur le salariat comme un moyen de compenser l’impossibilité de faire accéder le plus grand nombre à l’utopie rousseauiste de la propriété. Il s’agit de la « société assurantielle » (Ewald 2011). Ce modèle social est défini par Castel comme la « société salariale » (1999), qui instaure l’emploi comme la principale valeur intégratrice, en tant que norme de protection et, dans une moindre mesure, d’utilité. Perdre son emploi revient à perdre le lien social qui rattache l’acteur individuel au corps social, dans un processus de désaffiliation (Paugam 2009) et un statut de surnuméraire (Castel 1999). La fin des Trente Glorieuses et l’avènement du chômage de masse fragilisent logiquement ce système de protection sociale, en menaçant l’une des principales normes du contrat social. Qui plus est, si le chômage menace le plus grand nombre, le travail ne suffit plus totalement à protéger de la pauvreté, comme le montre le phénomène des travailleurs pauvres [2]. Si globalement la richesse continue à augmenter, elle dépend de moins en moins de la production de biens et même de services, au profit d’une économie financière (Piketty 2013). Cette nouvelle donne nécessite moins de main-d’œuvre et concentre la propriété dans un nombre toujours plus concentré d’acteurs. La promesse rousseauiste faite aux acteurs sociaux de bénéficier de la protection du corps social contre leur soumission individuelle à l’intérêt général ne tient plus, et l’État social n’est plus en mesure d’honorer sa part du contrat social en matière de protection.
L’allégorie organique du corps social ?
Un ensemble d’acteurs qui fait système.
Dans l’optique combinée des lectures de Rousseau, Foucault et Castel, le corps social apparait comme une entité vivante dont la rationalité dépasse celle de ses parties, selon une allégorie du corps biologique. Si chaque cellule du corps biologique possède sa propre énergie et sa propre autonomie, c’est bien leur mise en synergie régulée par les organes qui créait la vie, dans une part supplémentaire qui ne peut se réduire à la rationalité cumulée des interactions entre les parties. Si aucun organe ou cellule n’est dépositaire de la rationalité du corps biologique tout entier, il est de même pour les acteurs du corps social que sont les institutions et les individus. Aucun des acteurs sociaux (individus ou institutions) ne possède la conscience du corps social dans son ensemble. L’étude du corps social est finalement une étude métaphysique portant sur la rationalité des rationalités des acteurs, dans une nécessaire approche anthropologique de nature structuraliste. C’est encore le concept foucaldien de biopouvoir qui permet au mieux de saisir l’analogie entre le corps organique et corps social.
Dans une analyse sociologique classique, la présence des SDF dans l’espace public fait l’objet d’une explication des processus sociaux qui aboutissent à ce résultat. Les processus d’exclusion sociale sont alors développés comme un phénomène causal d’un fonctionnement social plus large : le chômage, la maladie mentale, la fragilisation des liens sociaux, les changements législatifs, etc. Dans une analyse ethnologique classique, ce fait culturel est décrit dans ses logiques et pratiques propres, mais aussi dans ses interactions avec les autres groupes sociaux. Les carrières de SDF, la mendicité, le vagabondage et les relations avec l’environnement social sont alors décrits et objectivés dans leurs logiques intrinsèques et interactionnelles. Dans les deux cas, le risque est d’essentialiser les populations concernées, qui sont perçues dans leurs raisons intrinsèques d’exister socialement, et de ne plus les considérer comme appartenant à un tout social qui les dépassent et les déterminent malgré eux. C’est exactement comme si un biologiste interrogeait les cellules d’un corps pour comprendre le fonctionnement d’un organe donné. Non seulement les cellules ne portent pas la cohérence des ensembles biologiques qu’elles contribuent à composer et à faire fonctionner, mais chaque organe ne peut être compris sans sa prise en compte dans le fonctionnement global du corps. À ce titre, les SDF ne sont pas des exclus sociaux, mais des acteurs à part entière du corps social, même s’ils ont le mauvais rôle. Ils sont en revanche les victimes des règles du contrat social et nous en sommes tous les complices au nom de la perpétuation de nos normes.
L’opportunité de la résurgence des SDF dans l’espace public et social.
En dépénalisant le vagabondage et la mendicité en 1992, les parlementaires ont modifié le statut social des anciens vagabonds et mendiants, qui ont cessé d’être des délinquants d’un point de vue pénal, pour devenir SDF et usagers d’un nouveau champ du travail social. Progressivement, la présence des SDF a été tolérée, puis acceptée dans l’espace public, au point de générer des morts par centaines, sans pour autant déclencher un nouveau bouleversement législatif en matière de droit pénal qui viendrait l’interdire. À titre d’exemple, en Angleterre, la résidentialisation de l’espace public est interdite au nom de l’incompatibilité de cette pratique sociale avec la dignité humaine. Selon la lecture anthropologique du contrat social, le fait que la présence des SDF se pérennise démontre l’existence d’une règle qui l’autorise. Bien que n’étant plus des délinquants du point de vue pénal, cette nouvelle délinquance est toujours punie sous la forme d’une condamnation à être enfermé dehors, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est ainsi que 28 800 sans-abris vivaient dans les rues de Paris en 2012 (Emmanuelle et al. 2014), Le changement d’appellation, de clochard à SDF, démontre l’évolution du type de déviance dont il est question, qui de fait a généré une nouvelle catégorie d’acteurs sociaux.
L’acceptation de la présence des SDF dans l’espace public est l’expression d’un besoin du corps social, dans un processus global de régulation sociale entre norme et déviance, dont les règles sont négociées dans le contrat social. La science des châtiments, qui s’exerce très fortement sur cette population, est un phénomène contemporain qui n’est pas un échec du fonctionnement social mais une réussite en matière de régulation sociale. Elle est l’expression de l’existence d’une règle qui prévoit une punition et dessine en creux une déviance. Cette lecture anthropologique du contrat social repose sur l’indicateur objectif de la pérennité, de l’intensité et du degré de souffrance imposée à cette population, une population constituée par le traitement qui lui est réservé à travers l’application de règles. Toute recherche de causalité entre la punition et la stricte rationalité des acteurs eux-mêmes, ou de leur environnement, est une fausse piste. Par exemple, la régulation des SDF ne vise pas à renforcer la norme du logement, qui est une référence qui ne souffre pas d’affaiblissement. Cette nouvelle forme de régulation sociale n’a pas non plus été souhaitée ni préméditée par le corps social et ses acteurs, comme le montre les tentatives, dès 1993, de continuer à vouloir empêcher juridiquement la présence des SDF dans l’espace public. Le corps social n’est pas un despote éclairé qui manigance contre ses acteurs. Ces derniers ne sont pas non plus en mesure, à eux seuls, d’inventer de nouvelles règles sociales. Il s’agit d’une négociation qui échappe à la conscience de tous, selon des besoins qui échappent à la rationalité des acteurs et qui se déterminent selon des contraintes et des opportunités qui s’imposent ou qui se proposent dans les aléas de l’évolution sociale, mais toujours déterminées dans une interaction entre les besoins des acteurs et du corps social, au profit de l’homogénéité du contrat social.
La question SDF au service du contrat social.
La présence des SDF dans l’espace public s’est imposée progressivement comme une solution à un problème rencontré par le corps social, dans une tentative pragmatique et opportuniste pour maintenant la solidité du contrat social. Si les châtiments évoqués par Foucault protégeaient une économie des biens, en punissant ceux qui s’attaquaient à leur acquisition légale, dans le renforcement de la norme de propriété donc, à quel besoin du corps social répond la présence des SDF dans l’espace public ? La présence des SDF dans l’espace public est un argument pour que les acteurs sociaux acceptent la perte d’un niveau de protection issue de la fragilisation de la société salariale, pour qu’ils acceptent un standard moins protecteur de nature universelle, qui se rapproche d’une norme humanitaire à domicile. Face à la souffrance des SDF sur la place publique, chacun module son propre sentiment d’insécurité sociale et se trouve davantage enclin à accepter les modifications des normes du contrat social qui se dessinent, dans une résignation collective progressive à être moins protégé. La question SDF est ainsi une solution opportuniste dans la négociation actuelle du corps social avec ses acteurs, à l’heure de l’affaiblissement de la norme de l’emploi salarial.
Si Foucault proposait le concept d’illégalisme des biens et des droits, pour dépasser la référence restrictive du délit pénal, la déviance des SDF nécessite de développer cette typologie. J’ai récemment proposé de poursuivre le chemin foucaldien en considérant que la question SDF s’intègre dans un troisième type d’illégalisme (Rullac 2015). Cette déviance constitue un illégalisme des mœurs qui correspond à la délinquance de ceux qui sont exclus de la norme du mérite individuel, au regard de leur nécessité à recourir à un accompagnement en tant qu’usagers du travail social et de l’intervention sociale. Ces délinquants sont redevables d’une punition infligée par le corps social, intégrée dans les fonctionnements des dispositifs d’aide sociale, selon les processus de disqualification sociale (Paugam 2009) ou encore les politiques de répression de la précarité comme nouveau modèle d’intervention sociale, aux États-Unis notamment (Wacquant 2004). L’illégalisme des mœurs instaure un système de régulation sociale relevant d’une politique punitivo-assistantielle, en articulant étroitement pauvreté, exclusion, assistance et stigmatisation dans un processus qui affaiblit le lien social de ces nouveaux délinquants. Les SDF incarnent l’idéal-type de l’illégalisme des mœurs.
Une lecture anthropologique du contrat social pour saisir la question SDF.
La question SDF s’est progressivement affirmée comme l’expression d’une nouvelle règle sociale, mise en place de manière opportuniste dès 1992 face à la double suppression des délits de vagabondage et de mendicité. Cette nouvelle déviance renvoie à un illégalisme des mœurs qui punit ceux qui ne peuvent faire valoir leur mérite individuel, à travers leur besoin de bénéficier d’une assistance sociale liée à leur incapacité à accéder à un habitat autonome. Les moins méritants d’entre eux sont contraints de vivre dans l’espace public et peuvent en mourir, dans une forme de punition sociale extrême. La question SDF est un argument du corps social vis-à-vis de ses acteurs pour les amener à accepter une négociation collective de l’évolution des règles sociales en matière de protection, au détriment de leurs volontés individuelles, mais au profit de leurs intérêts collectifs. Dans une lecture anthropologique du contrat social, la question SDF est un argument de négociation entre le corps social et ses acteurs, pour favoriser la capacité des individus à accepter une nouvelle norme de protection sociale moindre. L’objet de la négociation est de rompre avec le modèle rousseauiste qui promettait la sécurité de la propriété et, par défaut, le succédané de la protection salariale, dans la perspective d’une assistance universelle moins protectrice mais généralisée. Pour le plus grand malheur des sans-abris, en matière de cohésion sociale, la question SDF démontre que « c’est la marge qui tient la page [3] », selon la logique de l’exemplarité de la punition sociale des déviances pour renforcer la norme. L’utilité sociale des SDF est donc de participer au besoin collectif de maintenir l’homogénéité du corps social, par leur sacrifice dans l’espace public devenu scène publique d’exécution, comme un tribut concédé sur l’autel du contrat social, dont les termes sont en train de se négocier en profondeur.