Catastrophe, fléau, hécatombe, voire massacre. Ce sont des mots certainement lourds, mais somme toute adaptés au portrait fait par l’équipe de recherche ANR HERO, dirigée par Michel Kokoreff, du phénomène de l’héroïne en France dans la deuxième moitié du 20e siècle. La catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne nous pousse vers une réflexion large et multidisciplinaire à propos d’un phénomène qui a marqué les évolutions sociétales de la France à partir des années 1960. Comment la diffusion de cette drogue a été possible ? Quelles ont été les conséquences sociales et politiques ? Pourquoi les réponses de l’État n’ont pas été suffisantes à contrer ce fléau, à éviter que ce phénomène puisse, à juste titre, incarner le statut d’une véritable catastrophe ?
Les auteurs s’efforcent d’offrir au lecteur des réponses axées sur un travail d’équipe qui a vu participer des sociologues, des historiens, des ethnologues, des spécialistes d’études sur la criminalité, mais aussi des militants engagés dans le secteur des toxicomanies.
Dans l’équipe on signale Anne Coppel, sociologue et présidente de l’AFR (Association Française pour la Réduction des risques liés à la drogue), auteur de nombreuses publications – comme par exemple La drogue dans le monde. Hier et aujourd’hui (Seuil, 1991), Peut-on civiliser les drogues. De la guerre à la drogue à la réduction des risques (La Découverte, 2002) et Drogues : sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives à la prohibition (La Découverte, 2012). Le jeune historien Alexandre Marchant vient, quant à lui, de publier L’impossible prohibition. Drogues et toxicomanie en France. 1945-2017 (Perrin, 2018).
L’ouvrage, à la taille importante, se propose de répondre à ces questions à travers une démarche que les auteurs revendiquent comme profondément multidisciplinaire, unissant les approches sociologiques, ethnologiques, géographiques et historiques. En ce sens, l’équipe se propose un but ambitieux : « donner de la profondeur historique à cette catastrophe invisible » (p. 18). Ce propos se traduit en une structure qui alterne les différents regards sur le phénomène et qui suit un parcours diachronique en trois parties, correspondant à trois moments historiques de l’héroïne en France : la découverte (1964-1974), la bascule (1974-1990) et le reflux (à partir des années 1990). L’approche sociologique demeure certainement dominante, mais à ses côtés on peut lire des contributions qui visent à encadrer la problématique du point de vue de l’histoire culturelle (liaisons entre le contexte de la contre-culture et la diffusion des stupéfiants), de la géopolitique (les rapports d’échelle entre la vente au détail et les dynamiques transnationales des grands trafics), de la sociologie et de la géographie urbaine (quartiers et lieux urbains liés à la consommation décrits et analysés de manière diachronique), de l’ethnologie (les rapports entre immigration et drogue) et des études socio-politiques (analyse des réponses législatives à plusieurs niveaux, des grands débats politiques jusqu’aux pratiques localisées dans les quartiers et dans les prisons). La structure argumentative se complète par un appareil méthodologique situé à la fin du volume, qui décrit de manière efficace les pratiques et les sources de l’enquête : pendant la période 2013-2016, la recherche s’est concentrée sur les villes de Paris et de Marseille et a utilisé comme sources principales les archives publiques, les témoignages écrits, l’analyse de la presse, les données statistiques officielles et, enfin, une longue série d’entretiens individuels et collectifs (300 heures d’enregistrements, qui ont produit plus de 3000 pages de transcription). Le résultat est celui d’un ouvrage riche en termes de données et analyses, et surtout attentif aux nombreuses facettes du phénomène de l’héroïne. En revanche, comme on le verra, malgré les apports originaux de l’histoire culturelle et d’un regard sensible aux dimensions urbaines, l’ouvrage reste cristallisé au sein d’une pure démarche sociologique et, en ce sens, fait suite à de nombreux travaux dans le domaine de la déviance et de la toxicomanie (voir à ce propos Bergeron [1]),
Partons de ce qui fait son originalité. Les chapitres concernant l’histoire culturelle s’avèrent cruciaux pour essayer de répondre à l’une des intentions de départ, c’est-à-dire celle de rendre à ce phénomène « sa profondeur historique ». L’histoire de l’héroïne n’est plus seulement celle d’une substance psychotrope aux effets néfastes. Elle s’inscrit au sein d’un terrain culturel que l’on s’efforce de décrire. Le contexte est celui des années 1960, de la contestation, des luttes étudiantes, d’une contre-culture dans laquelle s’affirme l’usage des drogues. Le noyau du discours se situe alors dans la description du passage de la figure du contestataire à celle du junkie, notamment dans la période nommée « la découverte ». Le portrait se révèle particulièrement riche : lieux de rencontres pour les jeunes alternatifs, modes, goût musicaux, quartiers, etc. À cela se rajoute un ex cursus particulièrement intéressant à propos de Deleuze et Guattari ainsi que leur rapport aux drogues. À côté, donc, d’une démarche sociologiquement orthodoxe, l’équipe de recherche a certainement élargi le champ d’intérêt en répondant à une exigence qui nous paraît bien légitime, c’est-à-dire celle de considérer l’héroïne non seulement comme une substance illicite, comme un objet social, mais comme un mythe au sens que Roland Barthes attribuait à ce mot : un objet anhistorique produisant une série de représentations qui se sont ancrées profondément au sein de l’imaginaire collectif de la deuxième moitié du 20e siècle. En ce sens, la catastrophe n’est pas due seulement à l’insuffisance des réponses législatives, à la criminalisation de la toxicomanie et à la prohibition, mais aussi à l’ancrage culturel d’une imagerie particulièrement négative, contribuant fortement à la marginalisation des victimes de la drogue, à l’inscription de ces derniers au sein des catégories criminelles plutôt que dans les registres de la pathologie. La déconstruction de cette mythologie passe à travers une démarche qui vise à creuser les trajectoires de différents acteurs sur un temps long. Le portrait se révèle, de ce point de vue, efficace, en brisant l’idée d’une drogue réservée aux pauvres, aux marginalisés, voire aux immigrés. Comme les démontrent les auteurs, la situation est bien plus complexe et, surtout, elle a varié au fil des décennies. Ce mythe semblerait plutôt issu d’une situation récurrente dans le décennie 1980, qui en effet est celle qui voit l’explosion du phénomène dans les cités de banlieue et notamment au sein d’une population (souvent d’origine non française) déjà socialement, culturellement et économiquement fragile. Comme on l’a vu, l’héroïne se diffuse d’abord dans les milieux contestataires et alternatifs, pas forcément démunis socialement et économiquement. D’où la description de pratiques souvent peu visibles, comme la grande consommation privée (c’est-à-dire dans des lieux non publics) effectuée par une population à la nature très variée.
La deuxième approche originale réside dans l’attention portée aux dimensions urbaines de l’héroïne.
Si la période de la découverte situe la consommation au sein de la ville (universités, squats, bars et discothèques plus ou moins à la mode), la bascule (1973-1987) transporte le phénomène dans la réalité de la cité. D’une certaine manière, l’approche qui vise à territorialiser le phénomène est susceptible d’attirer l’attention des spécialistes de l’urbain et de ses dynamiques. À partir de la fin des années 1970, l’héroïne semblerait quitter la ville pour s’incruster au sein de la question urbaine et de la question ethnique, du moins dans sa partie la plus visible médiatiquement. Ainsi se profile la question de la visibilité du phénomène et de sa représentation au sein du domaine public. C’est ici que se situe l’écart entre les récits médiatiques et les autres données prises en compte. En brisant une autre mythologie, les auteurs démontrent que la diffusion dans les cités n’a pas engendré la disparition de l’héroïne des autres milieux. Ce qui a « basculé » est la visibilité, par la production d’un registre de discours visant de plus en plus à la marginalisation, à la mise à l’écart, à la criminalisation, voire à l’ethnicisation. À cela s’ajoute, comme on l’a vu, l’aggravation des effets en raison de la fragilité intrinsèque des populations concernées. Toutefois, cette attention envers la composante géographique du phénomène est limitée au seul usage du témoignage verbal : les quartiers, les cités, les faubourgs évoqués à plusieurs reprises auraient eu besoin, peut-être, d’un support cartographique.
Concernant la diffusion dans les banlieues, une autre question surgit. Si les contributions ethnologiques à propos des processus d’ethnicisation sont très présentes, en revanche très peu de place est dédiée à deux aspects qui nous paraissent importants : l’explosion des tensions urbaines (avec les émeutes de Vaulx-en-Velin, qui marquent le début d’une période de violence qui durera jusqu’en 2005) et l’absence d’un regard historico-culturel comparable à celui effectué pour le milieu alternatif et contestataire – deux dimensions peu développées, mais qui sembleraient néanmoins cruciales pour la compréhension de ce cadre géo-temporel (années 1980 et cités de banlieue). À ce sujet, la recherche s’efforce de trouver des liaisons entre l’héroïne et les débuts du phénomène de la radicalisation islamique, cette dernière étant considérée entre autres comme une réponse morale à un fléau « occidental ». Le reste est facile à déduire. La diffusion de l’héroïne au sein d’une population qui, à la suite de la désindustrialisation et de la précarisation, est en train de se marginaliser, a vu la multiplication des dégâts humains, du moins par rapport à d’autres contextes sociaux doués de ressources plus importantes, et donc capables d’élaborer des stratégies de survie plus efficaces (notamment en termes de santé, mais aussi d’insertion sociale). SIDA, délinquance, prison et une marginalisation tant intrinsèque qu’extrinsèque ont, pour les auteurs, contribué de manière décisive à l’hécatombe invisible.
Somme toute, la thèse de fond, malgré l’ampleur des perspectives de recherche, ne s’éloigne pas d’un discours anti-prohibitionniste visant à la mise en place d’une véritable politique de réduction des risques. La catastrophe serait due à l’insuffisance des mesures prises par les structures de l’État, aux retards dans la prise de conscience, à la criminalisation et à la marginalisation de la toxicomanie qui ont engendré la prédominance des réponses judiciaires aux frais de démarches inclusives et médicales. En principe, rien à dire. Les propos sont faciles à partager, notamment en raison des comparaisons avec d’autres réalités européennes – comme par exemple la Suisse.
En revanche, la tentative de conjuguer les perspectives sociologiques et historiques paraît plus problématique. La profondeur historique revendiquée, si bien réussie pour ce qui concerne les aspects culturels, est au contraire très faible pour ce qui concerne le rôle historique de l’héroïne. L’ancrage sociologique, malgré les compensations, empêche une réflexion plus large sur l’héroïne comme objet historique qui émerge à un moment précis de l’histoire de la France et de l’Occident en général. C’est en ce sens que nous avons considéré cet ouvrage – néanmoins riche et intéressant – plutôt comme une phénoménologie que comme une véritable ontologie. Le résultat final est celui d’une description très détaillée, mais qui peine à aller au-delà en évitant un questionnement qui, en raison des revendications historiques, aurait dû trouver place. Et pourtant le pas à franchir n’était pas grand. Beaucoup de pages ont été dédiées à la description de la transformation de l’individu contestataire et politiquement « actif » en junkie, c’est-à-dire en sujet qui ne constitue plus une menace politique. On arrive, bien à raison, à parler de l’héroïne comme une des possibles raisons de l’éclosion du mouvement contestataire. Le fait est cependant traité comme un épiphénomène marginal, tout comme, par exemple, la conjonction entre l’explosion des émeutes de banlieue et l’arrivée de cette drogue dans les cités. Si l’on veut employer une autre formule, une véritable ontologie de l’héroïne ne peut pas contourner une réflexion à propos de son rôle au sein des stratégies de gouvernance liées au contrôle social et à la répression des fragments potentiellement nocifs de la société, pendant une période historique particulièrement turbulente. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard que ce fléau se soit vérifié notamment en France, en Italie et en Allemagne de l’Ouest, trois pays marqués par de forts mouvements contestataires, pour la plupart de matrice marxiste et similia. Qu’en est-il du contexte de la guerre froide, de la montée en puissance du PCF et du Parti Communiste Italien, des dérives terroristes ? Si les dynamiques, les acteurs et les modalités de diffusion sont traités dans le détail, en revanche très peu de place est accordée à un regard plus général et plus analytique sur les raisons politico-historiques de ce phénomène.
La question n’est pas anodine. Déjà en 1998, le journaliste américain Martin Lee, spécialiste des mouvements d’extrême droite et contributeur régulier pour Le Monde Diplomatique, avait publié un ouvrage (en collaboration avec Bruce Shlain) dont le titre est emblématique – LSD et CIA. Quand l’Amérique était sous acide (Éditions du Lézard, 1994) – et dans lequel on analyse la diffusion massive de la drogue dans les milieux contestataires américains sous le prisme d’une stratégie précise et raisonnée de la part des structures de pouvoir de l’époque. Le but était simple. La drogue déstabilise les individus, les pousse à un éloignement de la scène publique, à la transformation de leurs revendications qui, du plan collectif, passent à un autre purement individuel. En ce sens, le phénomène des drogues (en particulier celles considérées comme « dures » en raison de leurs effets) ne serait pas un aléa des marchés illégaux, mais ferait au contraire partie d’une stratégie de contrôle social visant à affaiblir de l’intérieur les mouvements de contestation et à créer les conditions pour les délégitimer aux yeux de l’opinion publique. Dans cette galaxie émerge une figure, celle de Ronald Stark (pseudonyme de Ronald Shitsky), grand promoteur culturel des substances illicites et inséré dans les principaux milieux contestataires de l’époque (selon les auteurs, il était très proche d’Andy Warhol). Ce qui est intéressant pour l’ouvrage en question est que cette figure controversée semblerait avoir été très active en Europe, notamment en France et en Italie. Un autre ouvrage ne manque pas de souligner l’hypothèse des liaisons entre la diffusion de l’héroïne dans des pays « à forte portée contestatrice », comme la France, l’Italie ou la République fédérale d’Allemagne et des stratégies précises de gouvernance. Il s’agit de l’enquête menée par Fabrizio Calvi (pseudonyme de Jean-Claude Zagdoun), journaliste reconnu et spécialisé en criminalité organisée, terrorisme et services secrets [2]. Enfin, plus récemment, on peut citer l’enquête audiovisuelle des journalistes italiens Peter D’Angelo et Manuela Virdis, réalisée pour la chaîne RAI STORIA en 2013. Héroïne d’État. Opération Blue Moon est un documentaire qui raconte de manière détaillée et documentée (et surtout sans jamais tomber dans le piège des théories du complot) l’arrivée de l’héroïne en Italie, mais surtout le contexte d’une stratégie transnationale visant à déstabiliser les milieux de contestation politique. Tout comme l’affaire Bandol, citée dans l’ouvrage dirigé par Kokoreff, l’Italie a connu une campagne médiatique visant à créer l’association entre contestataire et « junkie ». Toutefois, selon les journalistes (s’appuyant sur une intéressante série de documents que le gouvernement italien et la CIA ont récemment déclassifiés), la stratégie des médias devait soutenir une plus grande campagne, organisée à haut niveau et dont le but était, d’un côté, la diffusion de l’héroïne dans les milieux contestataires à partir des années 1970 ; de l’autre, la création de l’équivalence entre contestataire et toxicomane. La stratégie avait le nom d’opération Blue Moon et devait concerner la France, l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest, c’est-à-dire les pays dans lesquels les tensions sociopolitiques étaient particulièrement présentes et, notamment pour la France et l’Italie, dans lesquels le danger d’une victoire électorale des partis communistes était fort possible.
Certes, nous sommes encore dans un stade préliminaire, dans lequel le journalisme précède l’enquête historique stricto sensu. Mais la disponibilité des sources (notamment la disponibilité de nombreux documents, qui ne sont plus classés) devrait encourager des recherches en ce sens, du moins des réflexions capables d’encadrer ce phénomène au sein d’une perspective véritablement historique (et non plus seulement limitée à l’histoire culturelle).
D’ailleurs, si l’équipe de recherche dirigée par Kokoreff a abouti à la publication d’un ouvrage remarquable sous différents aspects, il est aussi vrai que son originalité semble s’arrêter au meilleur moment. La sociologie de la déviance et de la toxicomanie a longuement insisté sur la réduction des risques, sur les conséquences socio-sanitaires de la consommation de drogues lourdes, sur leur rôle dans la marginalisation. De ce point de vue, l’ouvrage se situe pleinement dans une tradition bien cristallisée. Le caractère innovateur réside alors, comme on l’a vu, dans l’attention portée aux instances culturelles et représentationnelles de l’héroïne (bien qu’un chapitre entièrement dédié à la littérature et au cinéma aurait certainement enrichi la lecture), mais aussi à la géographie urbaine de la drogue, dans des réalités comme celles de Paris ou de Marseille. Ce qui en revanche fait défaut, et de cette manière pénalise fortement l’originalité, est le manque de réflexions sur l’héroïne comme objet historique et politique inséré au sein d’un contexte particulier de l’histoire du 20e siècle.