Poor to poor ou l’entre pauvres pour les pauvres.
Il s’agit, dans cet article, de relater la rencontre inattendue entre les transmigrants de la toute dernière forme migratoire [1] et les migrants historiques sédentarisés/enclavés dans des zones urbaines, mais sensibles aux ruptures postcoloniales. L’idée principale de notre analyse est de montrer comment une histoire sociale spécifique des migrants récents, mais aussi historique est en train de s’écrire de façon autonome par rapport à notre histoire nationale. En effet, les travaux de recherches sociologiques se sont généralement cantonnés à étudier ces deux catégories de migrants de façon séparée. Des recherches se sont particulièrement intéressées aux migrants sédentaires, se préoccupant souvent des questions d’intégration, ou de discrimination (voir Sayad 1977, 2006, Noiriel 1989, Schnapper 1980, Dewitte 1999 ou encore Tripier 1990). D’autres recherches, surtout sur des populations d’étrangers venant d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient, suggéraient l’existence de nouvelles formes migratoires (voir Tarrius 1989, 2002, 2010, Ma Mung 1992, Tarrius et Missaoui 1995, 2000, 2012, de Tapia 1996, Missaoui 2000, 2006, 2013) marquées par les initiatives économiques internationales en réseaux. Ces recherches entraient en résonance avec les précédentes et permettaient de montrer une catégorie de population bien moins dépendante des États-Nations, remettant ainsi en cause le débat sur l’intégration classique (républicaine) auquel étaient attachés plusieurs chercheurs en sciences humaines.
Nos derniers travaux sur les cosmopolitismes entre transmigrants lors de leurs étapes urbaines en France montrent les articulations et les interactions intenses entre ces deux catégories de population. Les sédentaires et les nomades se réunissent enfin pour écrire une histoire nouvelle de la migration (Tarrius, Missaoui et Qacha 2013). Les rencontres s’organisent essentiellement autour d’activités commerciales qui peuvent atteindre des montants impressionnants pour des produits sophistiqués, comme pour des produits bas de gamme et d’usage courant. Autrement dit, nous avons affaire ici à une puissante mobilisation internationale de la force de travail de populations pauvres : le poor to poor [2], ou l’entre pauvres, se déploie mondialement avec comme arrière-fond les grandes firmes multinationales. En effet, les entreprises trans-, multi- et internationales qui composent le substrat matériel de cette insaisissable mondialisation aiment l’argent des pauvres : ils sont beaucoup plus nombreux que les riches. C’est pourquoi les multinationales cherchent depuis peu à atteindre ces pauvres afin de les fidéliser pour l’achat de produits bas de gamme et moyen de gamme. Car ces multinationales ont pris conscience que les pauvres veulent consommer les mêmes produits que les riches sans pour autant pouvoir y mettre le même prix. Cependant, toutes sortes de protections frontalières maintiennent des conditions de circulation et de valorisation des biens convoités par tous, et cela pour mieux cristalliser les hiérarchies locales de la richesse et du pouvoir. Ici, les taxes à payer pour acquérir un véhicule représentent quatre à cinq fois sa valeur de sortie d’usine, là, les appareils électroniques sont contingentés, voire interdits. De fait, les grands acteurs économiques de la mondialisation ont besoin des pauvres non seulement comme clients, car il est possible et lucratif de produire des marchandises à leur portée, mais encore comme entrepreneurs du monde occulté de l’économie souterraine, comme passeurs, hors des règles et des lois des circulations officielles. La mission de ces intermédiaires que nous appelons « transmigrants » est d’atteindre les pays pauvres, les derniers de la classe mondiale, mais aussi des populations pauvres dans les pays riches, les dernières de la classe locale, sans s’exposer aux taxes et contingentements. Autrement dit encore, la vieille mobilisation des migrants pour les activités localisées peu rémunérées se double désormais d’une mobilisation pour passer les marchandises et atteindre des populations peu ou moins « solvables ». L’entre pauvres fédère une foule de rapports économiques « horizontaux » : les transmigrants, eux-mêmes pauvres, diffusent leurs produits de contrebande directement aux foules de pauvres qui constituent, partout dans le monde, leur milieu d’immersion immédiate. L’avantage ici, clairement avoué à la fois par certains responsables de multinationales que nous avons rencontrés et par les transmigrants eux-mêmes, est que ces activités économiques ne nécessitent pas l’intervention de chaînes commerciales spécialisées, hiérarchisées, de vendeurs organisés à l’abri de vastes magasins, d’experts, de services financiers, de diffusions publicitaires, etc. Le poor to poor a l’avantage de fonctionner comme le peer to peer. Dans l’un comme dans l’autre, les informations concernant un produit sont détaillées et commentées sur Internet, l’efficacité est vantée ou amoindrie, le produit est conseillé ou déconseillé. L’idée principale ici consiste à montrer la compétence de l’entre pauvres basée sur le partage de l’expertise d’un produit qui vient de paraître exactement comme le ferait n’importe quel geek [3] qui posterait ses commentaires sur un forum de discussion entre experts de tel ou tel produit. Ces deux mondes se chevauchent, s’entrecroisent et parfois même se confondent. Surtout parce que, parmi les poor to poor, nombreux sont ceux qui manipulent de façon importante les réseaux sociaux et se renseignent sur chaque produit en surfant sur Internet. De fait, l’intérêt énorme d’Internet, depuis sa massification, est que les jeunes des beaux quartiers, comme ceux des zones d’habitat enclavé, des quartiers suburbains de Dakar, Sao Paulo, Bangkok ou Marseille, connaissent les caractéristiques techniques des derniers produits électroniques et leurs performances grâce aux images et autres messages publicitaires, forums Internet… Les pixels sont déclinés par tous, comme les octets, MP3 et 4 n’ont pas de secrets, les jeux 3D sont manipulés avec brio par des enfants qui ne savent encore ni lire ni compter… Une innovation dans l’imagerie où la technique rend immédiatement abordables, pour les plus pauvres, les produits convoités par tous quelques mois ou semaines auparavant.
Bien sûr, nous le savons tous, les stratèges des multi- ou transnationales ne s’encombrent pas des préséances des idéologies de la mondialisation pour les riches et de ses grandes institutions, et se comportent même comme des pickpockets des pauvres. Cela n’est pas nécessairement nouveau, mais pour nous là n’est pas l’essentiel : la mobilisation des pauvres, pour passer, pour contourner normes et règles, produit de nouvelles formes de migrations, peuplées d’une multitude de tous petits acteurs économiques transnationaux. Les pauvres aussi utilisent le marché et sont conscients de la capacité de ce dernier à les aider à sortir de la situation de pauvreté dans laquelle ils sont nés (Fontaine 2014). De plus, ces transmigrants-là amplifient en Europe des « mobilités de fourmis » [4] (Tarrius 1985). Car ces derniers se caractérisent par le fait qu’ils ne désirent pas s’installer dans un pays d’accueil quelconque et limitent ainsi l’obligation ou les devoirs des états à les intégrer. En effet, les politiques en Europe sont généreuses dans leurs fondements, mais peu efficientes dans leurs réalisations depuis plusieurs décennies, notamment en ce qui concerne les populations sud et est-méditerranéennes. Aussi les inépuisables stratégies de conquête de marchés par les grandes firmes, qui recourent à une mobilisation internationale originale des pauvres par leur circulation, créent une nouvelle contradiction sociale et économique à l’échelle mondiale : s’il y a complémentarité autour de la conquête des marchés, entre les représentants de l’officialité et ceux de la subterranéité, les modalités de professionnalisation, les types de déploiement, la nature des liens, l’usage des temps sociaux et des territoires des nations par les uns et les autres sont antagoniques. En même temps, cette contradiction économique à l’échelle mondiale n’est qu’un leurre, car les effets des incompatibilités entre les formes commerciales de l’officialité et celles, souterraines, de l’entre pauvres, du poor to poor, sont producteurs de comportements nouveaux qui interrogent de plus en plus ouvertement l’ordre, l’idéologie, des nations.
Le concept de « transmigrant » pour décrire l’interaction nouvelle entre nomades et sédentaires.
Voir, comprendre et décrire la complexité des interactions à l’initiative des populations étrangères ou d’origine étrangère en Europe, appréhender à la fois les anciens migrants sédentaires et les nouveaux arrivants de passage nécessite l’utilisation de concepts nouveaux, ou redéfinis. L’introduction de cette nouvelle notion de « transmigrants » comme catégorisation de phases ou formes de migrations permet de complexifier, au plus près de la réalité migratoire, des analyses limitées par l’usage exclusif des termes d’« émigrants » et d’« immigrants ». Elle permet surtout de quitter les registres brutaux de l’analyse binaire [5] : « ici » versus « là-bas », « autochtone » versus « étranger », où l’État omniprésent se veut source unique des sens (Schnapper 1980, 1991) pour l’analyse ternaire, plus processuelle, et à même d’aborder la complexité [6] (Marié 1977).
De fait, le transmigrant, homme mobile, n’effectuant que quelques haltes par-ci par-là, et refusant catégoriquement la sédentarisation, échappe au cloisonnement national et n’est jamais saisissable dans son déploiement par un seul État. Les conséquences de ce constat, dès lors que les formes de transmigration s’étendent et se complexifient, sont essentielles pour cette figure nouvelle de l’étranger, qui est proche des logiques économiques ultra-libérales de la mondialisation et que les États-Nations saisissent encore mal. En effet, en perpétuel mouvement entre nations, ces transmigrants sont devenus les colporteurs du capitalisme marchand moderne. D’ailleurs, qui serait plus qualifié que les transmigrants pauvres pour offrir aux grandes firmes mondiales le vaste marché des pauvres en passant en Europe des produits totalement hors taxes et hors contingentements ? Les majors de l’électronique du Sud-Est asiatique ne s’y sont pas trompés en développant l’économie mondiale du poor to poor (Tarrius et Missaoui 2012), l’entre pauvres, via le Golfe pour ce qui nous concerne. De plus, cette population de migrants est désormais suffisamment présente et identifiée sur tous les continents [7] pour être décrite, malgré la diversité de ses manifestations, comme « postfordiste et postcoloniale » (Tarrius 1985, Appadurai 2001, Boubeker 2010), en phase avec l’omniprésente mondialisation-globalisation. Elle s’impose par ailleurs comme transversale aux diverses frontières des découpages en zones « développées », « émergentes » ou « en développement », en « aires culturelles ou cultuelles », en types d’exercice des pouvoirs.
Ainsi, nous nous attachons surtout ici à décrire la production d’une nouvelle topique sociale, économique, culturelle de ce nouvel étranger dans nos espaces. Notre curiosité se porte sur l’évolution des rapports sociaux interculturels et interethniques, sur les mixités nouvelles, ou encore sur les métissages en œuvre dans l’espace de nos villes. En effet, nous abordons ces sous-populations des « périphéries » de nos dispositifs culturels, sociaux et économiques à partir de leurs initiatives, des interactions qui les lient à tous ceux qui les entourent. Avec une question obsédante : comment les sociétés et les États qui gèrent ces populations peuvent-ils inclure dans l’opposition fondatrice entre ceux d’ici et ceux de là-bas, intérieur versus extérieur, constitutive des légitimités politiques, d’essentielles délimitations identitaires : l’étranger d’ici et de là-bas à la fois (Missaoui 1999) ? Comment s’imposent ces profondes transformations du rapport d’altérité, qui anticipent le passage du raisonnement binaire hérité de l’histoire récente de la formation des nations, au raisonnement ternaire permettant de penser la mondialisation, la proximité des lieux-ailleurs, ou encore la transformation du plus proche ? Au-delà même des références aux géopolitiques de l’altérité, cette rupture des oppositions binaires concerne de vieilles frontières internes, sociales elles. Les différences qui séparaient l’indigène, le migrant historique, de l’étranger nouveau, autrement dit le transmigrant, se déplacent et situent de plus en plus de populations marginalisées par les effets de la crise économique de 2008 dans les territoires de l’altérité, de l’estranéité [8]. Les transmigrants et les migrants historiques, devenus peu à peu des « étrangers de l’intérieur » (Missaoui 1999), fusionnent dans l’espace de nos villes et partagent rejets et stigmatisations, mais encore et surtout agissent, transgressent les codes formels des dépendances, bousculent ordres et hiérarchies par le travail au noir, par l’expansion des économies souterraines de produits d’usage licite ou illicite, bref par toutes sortes d’initiatives peu acceptées, car perturbant la hiérarchie des valeurs attachées aux places légitimement acquises (Castoriadis 1975).
L’étranger nouveau, mais aussi « historique » qui retient notre attention ici est celui qui développe, impose des actes, des usages, des pratiques, des codes et des normes favorables à la transformation des rapports binaires d’altérité : il ne s’agit donc pas de « l’exclu de l’intérieur » dont parle Pierre Bourdieu [9] (Bourdieu et Champagne 1993), pas nécessairement du moins protégé, du plus stigmatisé, bref de l’objet le plus privilégié de notre générosité sociale, de celui qui a droit, par charité ou constitutionnalité et qui accepte cette place. En revanche, il s’agit de celui qui par ruse, savoir-faire, ou rupture idéologique affirme, de sa place d’Autre, des positions comme autant d’initiatives contraires à la soumission de l’ayant-droit. De fait, nous ne nous penchons pas sur celui qui est dedans ou dehors des frontières internationales ou sociales, selon les injonctions de l’ordre institué, mais sur celui qui est dedans et dehors à la fois. Nous ne nous inscrivons pas dans les perspectives usuelles d’une sociologie de l’intégration et notre posture de recherche est contraire à la recherche des critères, des caractères et des comportements endogènes à un milieu donné. Elle prend au contraire à témoin les interférences, les interactions entre milieux divers (Laplantine et Nouss 1997). Ce n’est donc pas la misère, la pauvreté, ou la dépendance que nous nous proposons d’aborder parmi les sous-populations qui se tiennent ou sont tenues à distance, mais les initiatives, la puissance, la capacité de mobilisation, d’entrer et de sortir fréquemment de nos univers de rationalités pour en créer de nouveaux, temporaires ou durables, hors de portée de nos entendements citoyens. En premier lieu, nous constatons l’importance de la parole donnée, de l’honneur. Cette parole fait contrat (Sublet 1991), alliance, fidélité, et parfois même contraint la mobilisation des uns pour les autres. Aussi, la plus grande difficulté pour nous est de parvenir à décrire ces fluidités de formes proches de l’oralité, faites souvent de mobilités spatiales, et toujours d’innovations culturelles et éthiques, qui caractérisent leurs échanges. Surtout parce que nous étions conscients des contradictions entre ces rationalités-là et celles des États, mais aussi parce que les négociations de l’officialité et les hiérarchies de puissances nationales sont actuellement occultées, probablement par la capacité des uns de ne pas voir les autres, de les laisser prospérer dans un statut d’invisibilité (Dubet et Martuccelli 1998). De cette manière, ces fluidités de statuts et ces mobilités le long des réseaux de l’initiative des « étrangers » n’ont pas de place pérenne dans les représentations de la légitimité autochtone des populations sédentaires et des maillages technocratiques qui les gèrent. Et pourtant la présence de collectifs d’étrangers, comme autant de milieux sociaux originaux dans les diverses nations européennes, est de plus en plus visible et a pour effet d’opposer à la diversité des normes, stratégies et organisations institutionnelles nationales, la transversalité de leur cohésion territoriale (territoires des réseaux) et sociale, largement tributaire de codes de l’honneur et d’éthiques sociales peu dépendantes de chaque contexte étatique (Tarrius et Missaoui 1995). Elles font unité, transnationalité, bien au-delà d’elles-mêmes et, nolens volens, induisent un processus de forte érosion, de changement profond, historiquement significatif, de nos références normatives. C’est ainsi que, jusqu’il y a peu, notre histoire nationale absorbait celle des populations immigrantes. Aujourd’hui, une histoire spécifique des populations de migrants se révèle dans les espaces européens.
Observer, comprendre et dire les transmigrants.
Les lieux d’étapes des transmigrants en France sont des appartements « sociaux » conservés par leurs locataires maghrébins passés à la transmigration commerciale européenne (droits de circulation « Schengen » acquis). Ces appartements, reconvertis en « centres logistiques » selon une distribution spatiale adéquate, sont très actifs en ce qui concerne les régulations des circulations transeuropéennes. Des jeunes des cités y sont employés et réalisent en quelques mois leur reconversion vers les activités de transmigration commerciale européenne. Ils sortent des enclavements urbains « par le bas ».
C’est pour cela que des villes moyennes et des quartiers de grandes villes retiennent ici particulièrement notre attention : la mixité et la proximité, d’une part, entre populations d’étrangers historiques ou transmigrants et, d’autre part, entre ces derniers et les populations indigènes, faites de jeunes surtout, y est importante et source de nouvelles sociabilités, de nouveaux comportements. Le contexte urbain bien sûr est toujours propice aux transformations civilisationnelles, pour reprendre une proposition de Simmel (Rémy 1995), qui insiste sur l’autonomisation de l’individu en transit des milieux villageois. Ces transformations sont contraintes par la répétition des rôles que joue sans cesse l’homme urbain par les multiples sollicitations urbaines, par les stimuli qui nécessitent choix et décisions. Rapidement, Robert Ezra Park reprendra ce point de vue à propos de l’étranger (Znanievski et Thomas 1999), de l’immigrant, en distinguant ce qui est de l’ordre du subi (différentes contraintes sociales en terre d’accueil) et ce qui est de l’ordre du choisi (projet migratoire porté dès le départ par les migrants) [10], tel était le sens du parcours promis aux nouveaux arrivants étrangers, des campagnes ou de lointaines nations. La métropole dispensait sa pédagogie civilisatrice en éduquant l’immigrant aux conduites normées d’un monde totalisé dans ses propres limites. Ainsi, l’entrée dans la ville consistait-elle, pour le nouveau venu, à trouver sa place dans la diversité des fonctions, des rythmes et des formes urbaines. L’étranger, disaient Park et Stonequist (1928), est un voyageur bien fragile, livré à la souffrance de la découverte du monde dans le labyrinthe urbain, un « homme marginal » (ibid.) qui échappe aux siens sans être encore des nôtres. Cet étranger « entre-deux » est appelé à négocier la diversité et les limites de ses désirs, de ses choix, en les situant dans les chassés-croisés des quartiers des riches et des pauvres, des nuits et des jours, du travail et de l’oisiveté, de la solitude et du lien ; il devient, nolens volens, sujet démographique et moral des déséquilibres des formes urbaines. Il est donc institué acteur des transformations urbaines ; inscrit dans les temps courts des multiples interactions, il est nécessairement acteur des temps longs de la ville.
C’est ainsi que prennent forme aujourd’hui de nouvelles solidarités dans un contexte marqué par une grande distance aux dispositifs et aux rationalités de l’État, notamment concernant les étrangers présents en Europe et en France en particulier. Corrélativement, s’exprime une forte montée des rejets xénophobes, qui amalgament étrangers et populations indigènes marginalisées. Nos élus, qui n’en peuvent mais de se vouer aux vieilles valeurs de la République en guise de réponse, semblent souvent ne disposer que d’un choix entre basculement vers « le tout intérieur », le conservatisme, ou vers le « tout mondial ». Les sciences sociales, confrontées à l’ethnicisation généralisée des désignations de celui qui est étranger, ou encore de celui qui est étrange, ne sont pas épargnées par ce mouvement (Barth 1995). En effet, même pour nos disciplines en sciences humaines, il est difficile d’admettre que des territoires et des initiatives de l’étranger, fût-ce sous la forme de réseaux, font réalité chez nous, dans une nation où la conception même de la citoyenneté, de l’identité du plus grand collectif, ne laisse place qu’aux parcours d’identification individuels, jamais au droit des communautés à demeurer dans une altérité relative (Schnapper 1991, Neveu 1993).
C’est pour cela que dans nos diverses recherches, nous avons toujours travaillé à la fois sur les contextes urbains qui autorisent, tout en l’isolant, une visibilité relative des initiatives commerciales des étrangers, sur le sentiment d’appropriation de ces espaces, sur la mise en œuvre de normes spécifiques, grâce à des observations participantes dans des situations d’échanges commerciaux, sur les trajectoires d’entrepreneurs des économies souterraines aux profils variés, par des entretiens et des accompagnements, et enfin sur des situations particulièrement révélatrices des stratégies et du désir d’insertion. Nous avons souvent été intrigués par l’isolement des quartiers centre-urbains qui hébergent ces entrepreneurs, jusqu’à ce que nous ayons compris leur participation à ce phénomène ségrégatif, cela pour des raisons stratégiques. Dans nos travaux antérieurs sur le quartier de Belsunce, par exemple, à Marseille, toujours cité par nos interlocuteurs et fortement investi par des chercheurs (Di Benedetto, Filâtre et Tarrius 1991, Koné 1995, Témime 1995), nous avons alors décrit les refus d’interaction des commerçants maghrébins à l’égard des populations locales non africaines, et plus particulièrement des étudiants localisés dans le quartier. Ce système d’organisation, nous l’avons aperçu aussi dans nos récentes recherches. Nous pratiquons systématiquement un exercice tout autant méthodologique — une entrée « naturelle » en immersion, dans des situations d’échange (Schwartz 1992) — que thématique — la construction de l’altérité —, inspirée d’une phénoménologie proche des considérations d’Alfred Schütz (1987). De plus, nous avons toujours tenu à articuler les dimensions symboliques et factuelles des phénomènes envisagés, les éléments d’objectivité et de subjectivité, à la façon dont Pierre Bourdieu (1987) tente de résoudre le problème de la simultanéité de manifestation de ces diverses dimensions de la réalité.
Nos recherches, depuis 1994, souvent en collaboration avec Alain Tarrius [11], auprès des « fourmis » maghrébines du commerce international entre pauvres nous ont permis de tisser des liens nombreux et suivis. Nous entretenons ainsi des amitiés parfois intergénérationnelles quand des enfants ont repris les activités de leurs parents, et le plus souvent avec des groupes de compagnons de tournées originaires d’un même quartier de ville ou d’un même village ; un compagnonnage perdure entre le chercheur et ses comparses « objets » de l’investigation sociologique. Nous abordons souvent nos terrains en « mimétisant » notre objet de recherche, c’est-à-dire que nous accompagnons, dans leurs circulations, les populations migrantes, pour comprendre leurs expériences et compétences nées pendant la mobilité migratoire. C’est d’ailleurs ce mimétisme qui constitue l’une des prises de position nous permettant d’affirmer que les traditions de recherche dans le seul espace national ne sont plus suffisantes pour appréhender ce monde en mouvement. Ce mimétisme inclut évidemment l’entrée dans les interactions sociales produites dans l’espace-temps de la migration. C’est ainsi que nous disposons en permanence d’interlocuteurs rapidement mobilisables pour quelques enquêtes. La présente recherche sur les cosmopolitismes entre transmigrants lors de leurs étapes urbaines en France a donc bénéficié de ce dispositif.
Malgré tout, observer, « voir », les transmigrants dans la cité ou le quartier, n’est pas chose aisée : c’est pour cela que c’est à partir des appartements qui les accueillent lors de leurs étapes que nous les avons identifiés, rencontrés, puis accompagnés. Ce mode d’observation de leurs présences et de leurs liens s’est donc imposé comme entrée sur le terrain.
Une fois le contact pris ou repris, les conversations sont souvent tenues simultanément en plusieurs langues : en anglais, en espagnol, en italien, en arabe et bien sûr en français. Notre retranscription littérale préserve le sens des propos. De plus, nous avons systématiquement revu les transcriptions avec les locuteurs concernés.
L’enquête pour le repérage d’appartements partagés lors des étapes des tournées a concerné, par courrier électronique, 124 transmigrants commerçants marocains [12] qui ont répondu à nos sollicitations [13]. Ces derniers ont signalé, comme nous le demandions par courriel, une cohabitation avec des commerçants transmigrants d’autres origines, des médecins « égyptiens » [14], des femmes en transit d’Espagne vers l’Europe du Nord et des résidents des quartiers entourant ces appartements étapes. Ce sont ces cohabitations qui ont retenu notre attention. Jusque-là, et depuis une quinzaine d’années, nousavions émis l’hypothèse selon laquelle les transmigrants développaient, lors de leurs mobilités commerciales, des comportements commerciaux et sociaux originaux favorables à la reconnaissance des altérités, à la création de cosmopolitismes de rencontre. Ce constat est rémanent sur nos différents terrains, qu’il s’agisse de groupes de transmigrants marocains, afghans, kurdes, géorgiens, ukrainiens, balkaniques…ou de migrants sédentaires. Dès lors que ces groupes entrent en contact les uns avec les autres pour des échanges commerciaux, ils abandonnent, en cours de tournée, les attributs du groupe ethnique de départ. Pour le dire rapidement, le commerce ne peut s’encombrer de références identitaires figées et encore moins d’enfermement communautaire. C’est probablement la raison pour laquelle ce phénomène de transformations des sociabilités, mais aussi ces nouvelles rencontres qui forment incontestablement une nouvelle forme migratoire, est hors de portée des actuels gestionnaires, politiques ou administratifs, car il est rendu invisible, voire inconcevable : les politiques ou les gestionnaires sont essentiellement obnubilés par la question communautaire, religieuse, ou délinquante, qui masque toute initiative heureuse de migrants. Frontières nationales, frontières des réseaux et frontières des enclaves urbaines relèvent pour partie d’une évolution commune. Mais, dès lors que les unes se constituent, on en démantèle d’autres.
Les 124 réponses nous ont permis de repérer, dans le sud de la France, mais aussi le long des territoires circulatoires qui y mènent par l’Espagne et l’Italie, des lieux de cohabitation. Nous les avons classés par fréquences de signalement, retenant évidemment les plus partagés et pratiqués. Les villes françaises les plus désignées furent Nîmes (37 désignations), Beaucaire (14), Avignon (31), Arles (27). Nous avons effectué 37 visites, de février à juillet 2011, dans les appartements d’accueil : 16 étaient situés dans des ensembles de logements sociaux, à Nîmes en particulier, et 21 dans des quartiers anciens plutôt délabrés.
Par contre, les villes de Perpignan, Béziers, Toulon et Cavaillon, pourtant très concernées par des installations récentes de commerçants maghrébins sédentaires livrés en partie par des transmigrants, n’étaient mentionnées qu’une seule fois ; Montpellier, Vienne, Marseille et Lyon recueillaient cinq ou six désignations chacune. D’évidence, les centralités d’étapes des transmigrants étaient dissociées des lieux de vente sédentaire des marchandises. Les groupes de discussion espagnols et italiens, postérieurs à l’enquête par courrier électronique, ont confirmé ces désignations.
D’autre part, des populations de commerçants du poor to poor, non mentionnées dans les pages précédentes, ont été signalées puis rencontrées au cours des réunions : Turcs, Pakistanais, Thaïs, Kurdes, Iraniens, et Serbes, venus parfois par la voie italienne et souvent par la Belgique et l’Allemagne.
Les réunions dans les villes étrangères citées ont été consacrées à l’élucidation du rôle des transmigrants dans le déploiement du commerce mondial du poor to poor ; les villes concernées furent, en Italie, Turin et Imperia-Gênes, et en Espagne, Valencia, Alicante, Tarifa, Aranjuez et Lleida. Les réunions dans les villes françaises eurent, en outre, comme finalité, l’élucidation de l’objet même de cette recherche : les circonstances, modalités et conséquences des rapports entre migrants « sédentaires historiques » et transmigrants.
Quatre grands thèmes ont dominé nos échanges : le premier est celui d’une anthropologie du poor to poor, qui s’est imposé comme introductif. Il permet de mieux comprendre les trois suivants : (a) celui des rapports lors des étapes entre transmigrants, migrants sédentaires et autres voisins : associations « circulantes » entre transmigrants et « jeunes des cités » ; (b) celui de la diversité des organisations cosmopolites par étape et en route : relais locaux des transmigrants (emplacements hors des appartements partagés) ; rapports avec les « autochtones » ; (c) celui des logiques circulatoires : nouvelles centralités européennes des transmigrants et organisation des échanges locaux.
Lieux-monde : multinationales / transmigrants / logements sociaux.
Une longue tradition de la sociologie et de l’anthropologie sociale suggère que les rapports entre l’étranger, le migrant, et la société qui l’accueille s’organisent autour de « l’entrée dans la ville » (Grafmeyer 1994, Battegay 1993, Tarrius 1991, 1992). Lieu-monde [15], la ville propose les espaces résidentiels de regroupement, ceux de travail, de loisirs et de plaisirs, négocie les sociabilités des nouveaux venus avec les normes locales dans la perspective d’une intégration. La ville serait une totalité capable, dans ses limites propres, de médiatiser le changement des appartenances, des identités, aujourd’hui et dans le temps des descendances générationnelles. Nos recherches nous permettent de douter de l’omniprésence et de l’omnipuissance du « champ urbain » ainsi localisé intra-muros dans la négociation, voire la mutation des altérités. Cette séduisante conception de l’École de Chicago, toujours en vigueur dans bien des productions de chercheurs contemporains, est pourtant de moins en moins recevable telle quelle aujourd’hui. D’abord parce que la ville ne se saisit plus comme totalité, tant sa mise en forme dépend désormais d’espaces et de populations qui lui sont extérieurs, ensuite parce que les catégorisations de la norme et de la marge ne sont opposables que dans des franges de plus en plus restreintes d’une officialité chancelante marquée par la grande faiblesse des États à se dire, à s’exposer, à s’orienter, à incarner un projet social dans le champ de l’urbain. C’est pour cela que dès nos premières recherches (Tarrius 1992, 2002, Missaoui et Tarrius 1995, Missaoui 1999), nous avons montré que les migrants internationaux sont brusquement, en une vingtaine d’années, passés des soumissions au lieu-ville [16] à celles des logiques commerciales apatrides des grandes firmes mondiales. L’exploitation n’est pas moins sordide, mais les modalités d’autonomisation du migrant sont autres. Savoir franchir les frontières nationales — celles des hiérarchies économiques et politiques — en les effaçant par la juxtaposition de réseaux commerciaux d’économie souterraine, c’est substituer à l’impersonnalité des traités officiels la chaleur des rapports interpersonnels étendus de nation en nation autour de liens de confiance et d’engagements de parole. C’est contourner les traités internationaux, atteindre des populations que les accords de richesse laissent dans la déshérence, c’est aussi ne plus dépendre des volontés des peuples et des nations traversés, mais demeurer dans la complémentarité de ses lieux d’origine, des siens, restés proches puisqu’ils représentent l’unique centralité. C’est encore relativiser à l’extrême les différences culturelles ou cultuelles — les xénophobies étant toujours liées aux exacerbations des identités locales —, car faire commerce nécessite la connaissance et souvent le respect des autres partenaires, des autres espaces, des autres sociabilités. C’est, somme toute, réaliser le rêve civilisateur simmelien, mais moins dans l’enclos urbain, dans l’hostilité des réifications des quartiers de voisinages que dans le déploiement transnational des sociabilités. Nous avions, dans nos travaux, plutôt tendance à considérer que ces univers du parcours et de la sédentarité se déployaient de façon superposée, sans grandes interactions, à la façon de ce niveau masqué de la transformation. Des recherches menées récemment [17] (Missaoui et Tarrius 2004, 2005, 2012) nous ont permis d’apercevoir des articulations entre les grandes mobilisations transnationales et les changements urbains.
Nous avons donc observé les cohabitations dans les appartements et avec les voisins, et bien sûr l’influence des « fourmis de la mondialisation » sur ceux qui désirent quitter leur enclavement résidentiel : l’histoire postcoloniale, dont ils sont les acteurs de plus en plus conscients, désignant l’enclavement comme « ghetto » et les relations de voisinage de quartiers comme ségrégatifs les disposeraient, pensions-nous, à une proximité dynamique avec les nouveaux transmigrants. En quelque sorte, nous supposions que s’expérimentait là une inversion des rapports entre nomades et sédentaires. Il restait à valider ces hypothèses par l’observation des interactions, en situation de collaboration dans et hors des appartements, de voisinages qui démultipliaient le cosmopolitisme d’étape, et enfin des accompagnements des jeunes sédentaires vers les activités transnationales. Quelle était la réalité des « sorties par le bas » que nous avions jusque-là pressentie ?
D’abord, il faut dire qu’à la rencontre des pauvres de nos banlieues, nos enclaves, nos territoires oubliés, les transmigrants trouvent en France, en parallèle de l’inhospitalité étatique, l’hospitalité de ceux qui les ont précédés des années 1950 aux années 1970, qui sont enclavés, avec leurs enfants, dans des zones urbaines que l’on considère de plus en plus sensibles. Ces derniers sont, depuis 1982, en rupture postcoloniale. Déçus, en situation d’échec scolaire et professionnel classique, après avoir tenté des manifestes, des marches (1983) et même des émeutes urbaines (2005), ils construisent finalement une autre histoire de leur présence, plus proche de celle des transmigrants que de celle de la nation qui les héberge. Surtout parce que l’échelle souple des temporalités de la transmigration, même intergénérationnelle, les concerne davantage que l’intemporalité constitutionnelle d’une identité nationale toujours différée. En retour d’hospitalité, les transmigrants offrent l’accueil de leurs réseaux mondiaux à ceux de nos banlieues, qui désirent « sortir par le bas ». Cette économie du poor to poor, de l’entre pauvres, inspirée probablement du peer to peer (ou l’expertise partagée), est basée sur des interactions caractéristiques du lien fort (Grannovetter 2001). Ce lien particulier est organisé autour de cooptations pour des partages d’activités à partir d’une proximité affective, de voisinage, de famille, en plus d’une compétence technique. Cela permet un engagement par la parole donnée et provoque des « solidarités souterraines » transnationales, y compris par médias électroniques interposés, quand la rencontre réelle n’a pas lieu. C’est ainsi que sont remaniées les frontières, suggérés des territoires de circulations, où métissages et cosmopolitismes donnent sens aux « logistiques » : le lieu devient repère moins pour des commodités logistiques que pour un attachement socio-affectif.
Comme nous l’avons déjà mentionné, ces transmigrants abritent certaines de leurs activités communes dans des logements sous-loués par des Maghrébins. Dans ces appartements, il s’agit d’abord d’usages communs d’Internet. Bien qu’il n’y ait pas cohabitation au sens propre entre les différents protagonistes pouvant se trouver en même temps dans ces logements, il y a coprésence autour de l’usage d’ordinateurs : qui pour repérer les marchés commerciaux parallèles ou pour stocker des marchandises, qui pour des commandes de médicaments, qui pour des rendez-vous périurbains avec des clientèles qui ont passé commande quelques jours, voire quelques semaines auparavant. En réalité, dans ces appartements, il y a plusieurs catégories de personnes : les transmigrants commerçants de diverses origines de passage, les transmigrantes travailleuses du sexe, les jeunes des cités travaillant sur les ordinateurs.
En effet, c’est au cours des cinq ou sept dernières années qu’une « jonction » s’est clairement opérée : les Géorgiens et Ukrainiens présents dans les clubs espagnols (club de prostitution) (Tarrius 2010) revendent aux Marocains circulants des marchandises passées par les Afghans via Dubaï [18]. Lors de ces transactions, les jeunes femmes des Balkans ou du Caucase travaillant dans ces mêmes clubs ont connu ces Marocains. Les commerçants transmigrants marocains les plus impliqués dans les circulations louent ou possèdent généralement des appartements de quatre ou cinq pièces dans les regroupements d’habitat social, vestiges de leur présence familiale dans les années 1990. Leurs enfants, incités en cela par la mobilité de leurs pères, ont déserté ces hébergements, les épouses sont souvent retournées au Maroc, là où leurs maris ont investi les bénéfices de leurs mobilités dans l’achat d’un commerce, d’un hôtel ou d’une ferme. Le logement et les avantages qui y sont liés, durement acquis à l’époque du travail sédentaire, sont précieusement conservés et trouvent une nouvelle utilité comme lieux étapes. L’extrait d’entretien qui suit explique clairement l’importance qu’accordent les transmigrants à leur carnet d’adresses et notamment au fait de connaître par avance leur hébergement dans les lieux d’étapes :
On avance seulement si on sait où habiter, mettre la marchandise, avoir un accès à Internet et à Skype. Et ça, ce n’est plus dans les grandes villes. […] Mon père a commencé le commerce dans les années 80 : il faisait la route, mais son travail ressemblait plus à celui de livreur que de commerçant. Il portait de la marchandise dans des marchés au centre des grandes villes, à des commerçants de chez nous qui commençaient à apparaître et qui avaient la clientèle des nôtres ; c’était entre Turcs, entre Arabes, entre Africains, entre Chinois, avec une petite fréquentation de Français qui se faisaient plaisir : ceux qui appréciaient nos recettes. Mais enfin, il s’était déjà libéré des patrons, et de tout ce poids des administrations qui te fixent, te surveillent, éloignent tes enfants, bref de ce qui a fait la migration des Algériens, après leur guerre. […] C’est à partir de 90, ça tout le monde est d’accord, que ça a vraiment changé : les fournisseurs étaient directement des boîtes mondiales, Sony, Olympus, si tu vois, qui vendaient massivement par le Golfe, ou le pèlerinage, sans s’embêter des grandes surfaces et tout ça. Et surtout, il y avait le marché mondial des pauvres qui commençait à nous demander des livraisons partout ! Les grandes marques faisaient comme si elles ne voyaient rien et livraient sans taxes à tour de bras les importateurs des Émirats. […] Les grandes boîtes ont commencé à se battre à coups de bas de gamme : tous les trois mois un nouveau engin, encore moins cher, et de bonne qualité. Ils se battaient et c’était notre marché : les pauvres. […] Et va que je te fourgue du Samsung, du Panasonic, du Sony… […] Ils sortaient un bel appareil par an pour les riches, et dix appareils à 40 euros pour les pauvres, pour nous donc ; cet appareil, les officiels le vendent 100 à 150 euros et nous 45 […].
Alors nous sommes devenus ce que tu vois : mélangés entre nous, appelés partout par une clientèle qui devient immense, ceux qui se démerdent pour deux à trois fois moins cher pour avoir les appareils audio-vidéo, etc. garantis [19] comme ceux des riches. […] On n’a plus aucun besoin d’aller dans les grandes villes, il y a les ordinateurs partout. En même temps que nous ouvrions nos marchés partout ailleurs, la mer quittait les grandes villes, les anciennes capitales du business, Naples, Marseille et d’autres… […] et nous on passait partout, on jouait à saute-mouton sur n’importe quelle frontière. Tu vois ça ? Les commerces officiels de plus en plus chers et rigides pour de moins en moins de clients, et en dessous, nous, avec des océans de clients partout, dans les villages, les quartiers, les routes.
Alors pour habiter : des apparts de nos amis qui font la route, pas de truc d’une seule couleur, hein tu vois, tous barbus, tous frérots, tous gris : non ! Tous mélangés plutôt, des Polacks, des Blacks, des Arabes, des Polonais, des Ukrainiens, Albanais, Italiens et tutti quanti ; nous parlons des soirées entières, on se montre la marchandise et on se refile des adresses et des photos, par Skype, et souvent on appelle tout de suite ensemble le marchand qui nous intéresse. […]
Pourquoi on est là, dans un quartier d’une petite ville, Beaucaire, alors qu’il y a les mêmes quartiers à 50 kilomètres à Marseille ? Pour tout ce que l’ingénieur t’a dit [20], il y a cinq minutes : nous ne sommes plus les livreurs de ceux établis dans les grandes villes. Pour mieux comprendre, pense à la dope : tu la trouves dans les plus petits villages, comme le vent qui souffle, partout et tu ne peux pas l’arrêter, eh bien les pauvres ils sont partout et ils sont encore plus accros à nos marchandises que d’autres à la dope. Les revendeurs officiels font le travail de publicité dans les journaux, les vitrines, les affiches, la télé. […] Tu sais comment on dit ? Tombé du camion, le camion, c’est nous qui sommes dedans et qui envoyons la marchandise. En Italie, on dit qu’on a les clefs. C’est à partir de Sofia et de la Serbie qu’on dit « by Dubaï duty free ». […] On est là, aussi, parce qu’on ne nous attend pas, du côté des douanes et tous les autres. Et parce qu’il y a des jeunes des cités, ceux qui bossent aux ordis et les autres qui vont vendre à leurs copains, vers les grandes villes, pas sur place. Et puis les filles d’Espagne travaillent entre Nîmes et Arles ; et je pourrais te trouver des raisons comme ça, mais dis-toi bien que les grandes villes, c’est nul pour nous, puisque leurs ports ne servent plus aux cargos mixtes. Ça, c’est passé par Burgas ou Varna, ça marche, mais c’est des villes petites. Istanbul, qui est à côté, on n’y passe surtout pas, pour un habitant, tu as deux indics. Un touriste y est intéressant, mais pas nous qui ressemblons à leurs pauvres et ne demandons rien, pas de travail d’esclave […] alors on est de suite mouchardés […]. Comme Naples, Marseille est trop crasseuse et on nous voit comme de nouveaux concurrents crasseux : c’est bon pour vendre des occases ou des débris chinois, ou des chaussettes volées, comme au marché de la place Garibaldi, à Naples ; ils ont trop organisé la pauvreté autour de la revente folle de la dope dégueulasse, comme les souliers qui tiennent une semaine ; c’est ce que tu tiens si tu consommes leur dope ; ils se tuent pour 100 grammes de coke ; c’est pas ces pauvres pris et encadrés par d’autres commerces dangereux qui nous intéressent : on se ferait pincer de suite. Ça, c’est ce qui se passe dans les grandes villes. (Extrait d’un entretien avec un circulant Marocain de 35 ans pour la recherche PUCA 2012)
En fin de compte, ces usages nombreux d’appartements partagés nécessitent souvent le recrutement local de jeunes filles ou de jeunes hommes (habitants des banlieues) qui sont rapidement initiés aux stratégies de la transmigration. Ces jeunes sont recrutés pour faire du secrétariat ; autrement dit, l’une de leurs compétences premières est la maîtrise de l’informatique, c’est-à-dire savoir à la fois repérer du matériel que recherchent les transmigrants en surfant sur Internet et réparer les ordinateurs lorsqu’ils sont en panne… L’un des transmigrants me vante leur compétence :
Nous devons atteindre tous nos vendeurs en Europe, tu comprends, il n’y a pas que Dubaï ; des machines à laver, etc. chez les monteurs de bonnes sous-marques, nous sont vendues à 50 % de leur prix magasin. […] des appareils photo russes […] et beaucoup d’outils allemands vendus à moitié prix directement aux usines ; […] il y a trois ans, avec deux collègues polonais, nous avons acheté la production d’une usine de petit électroménager en faillite, à 16 % du prix commercial ! Alors il faut être partout à la fois et là il n’y a pas mieux que des forums-ordinateurs et Skype que les jeunes repèrent pour nous […]. (Extrait de l’entretien d’un transmigrant afghan rencontré à Marseille pour la recherche PUCA 2012)
L’ordinateur, on le voit dans les extraits d’entretiens rapportés, est un outil indispensable. Les transmigrants qui revendent des portables neufs, passés par les Émirats à 40 % du prix pratiqué dans la grande distribution française, récupèrent les vieux ordinateurs. Ceux-ci vont servir à leur usage propre comme à celui, plus collectif, des appartements où ils font halte. La crainte d’un repérage douanier ou policier du numéro d’identification électronique (adresse IP) dès lors qu’ils communiquent avec certains sites Internet les pousse à pratiquer une rotation intense des appareils. C’est aussi souvent par le don des portables d’occasion qu’ils « paient » leur séjour.
Les usages sont multiples et associent Google, principal moteur de recherche sur la Toile, son portail Gmail et le logiciel de communication par image Skype. L’usage basique est celui de la communication familiale, qui donne au transmigrant le sentiment de ne jamais quitter son milieu. Toutefois, dans les périodes jugées critiques, certains passages de frontière ou certaines transactions, le lien familial est mis en sourdine. Les autres usages concernent des situations d’urgence, lieux de rendez-vous pour les transactions, etc. avec utilisation de forums pour des échanges directs. Skype est toujours préféré, mais dans les zones où il est exclusivement associé à un téléphone fixe, il présente les mêmes dangers de repérage que l’ordinateur.
Enfin, l’usage le plus fréquent des ordinateurs, dans les appartements d’étape concerne les recherches et commandes de médicaments pour les « docteurs égyptiens » et pour leurs auxiliaires locaux, quand les docteurs sont en tournée. Ce travail occupe deux ou trois personnes, généralement des jeunes femmes. À Nîmes, par exemple, nous avons rencontré trois jeunes filles qui se disent aides médicales, sans le diplôme adapté, mais qui ont un savoir-faire réel d’écoute et de conseil des personnes ne sachant pas lire leur ordonnance ou suivre leur traitement médical. De plus, les jeunes devant les ordinateurs servent aussi à trouver et confirmer les informations données lors de discussions entre les différents transmigrants lorsqu’ils se rencontrent dans les appartements. Ils doivent alors vérifier la qualité des produits, les prix officiels, etc. De plus, les jeunes remplacent les transmigrants lors des transactions par Skype lorsque ces derniers sont absents. Très souvent, c’est l’occasion pour eux d’entrer en contact avec d’autres commerçants qui ne sont pas encore passés dans les appartements étapes.
L’autre usage intense des ordinateurs concerne les sites Internet spécialisés, qui permettent aux transmigrantes travailleuses de sexe de fixer leurs rendez-vous. Ces transmigrantes n’installent pas la totalité de leur activité dans les appartements étapes, car l’accès à ces appartements est filtré en fonction de l’appartenance des transmigrants et en fonction de leurs activités commerciales. Les transmigrantes travailleuses de sexe ne doivent en effet pas pratiquer le rapport sexuel directement dans les appartements. Ce lieu étape ne sert qu’à prendre des rendez-vous avec des clients pour des rencontres ultérieures et dans d’autres lieux urbains. À Avignon, dans un appartement d’étape, huit jeunes de la cité sont employés à plein temps. Évidemment, le locataire en titre de l’appartement qui héberge les transmigrants de diverses origines exige que la prostitution ne soit pas décelable par son voisinage. On pourrait penser qu’il y a séparation radicale entre la localisation des activités communicationnelles liées à la prostitution et celles des autres transmigrants. Mais ce serait ignorer que les liens entre Marocains, Géorgiens, Afghans et jeunes transmigrantes se nouent dans les clubs prostitutionnels espagnols à l’occasion de ventes ou livraisons de divers produits de l’économie du poor to poor. Une fois établi, le lien entre transmigrants et transmigrantes se perpétue en contournant les conventions, comme on contourne les frontières étatiques et sociales. Par contre, les jeunes qui travaillent à la tenue des rendez-vous sont très liés à ceux qui travaillent dans le secteur médical et ceux qui facilitent les logistiques des circulations de marchandises ; ils se relaient ou se remplacent dans la diversité des tâches.
Une trajectoire exemplaire : Karim à Avignon, introduit dans le réseau par une jeune fille [21].
J’ai été embauché par à-coups. Dans mon quartier, les HLM, il y a une majorité de familles maghrébines marocaines et nous, les Algériens, avons des parents depuis toujours en France [22] qui habitent ce vieux quartier du centre d’Avignon. Nous avions bien remarqué, lors de nos visites entre copains, que dans deux maisons des « étrangers de passage » venaient et repartaient sans cesse. […] Des jeunes sympathiques, des hommes pressés, d’autres inidentifiables et des jeunes d’Avignon, d’autres quartiers. Aïcha y venait tous les jours quelques heures « à l’informatique », disait-elle : quand un docteur « égyptien » passait là pour les familles musulmanes, elle prévenait les familles croyantes. Un peu comme une association ouverte. […] J’ai fait des études de tourisme, bac+2, et je n’ai trouvé aucun travail, ces deux dernières années. Pendant le festival, un mois, mais ça ne compte pas. J’essaie, dans la foulée, de trouver des contrats à durée déterminée ; histoire de devenir travailleur saisonnier. Mais c’est impossible.
Quand Aïcha m’a proposé quelques heures, dix d’affilée, à 15 euros, au black, pour l’aider, j’ai été intéressé, une fois par semaine et 600 euros par mois au début. La première fois que je suis venu, j’ai été surpris par la rénovation intérieure de cette maison : dans le « vieux quartier arabe », comme disent les voisins, ce n’était pas évident. Au rez-de-chaussée, il y avait quatre pièces, dont une de 30 mètres carrés avec une porte coulissante. La ruelle, comme toutes les autres dans ce quartier d’Avignon, semblait sortir d’un « plan façade » hollywoodien pour un film sur la pauvreté au soleil. Au premier étage, il y avait six chambres, alignées de part et d’autre d’un couloir. Sous l’escalier se nichaient un w.-c. avec douche et lavabo et, dans le garage attenant, une grande cuisine-buanderie et un entrepôt. Pour moi, qui venais des HLM, c’était un palais. Nous savions, dans les cités, que ce quartier était habité par un mélange d’anciens propriétaires algériens, depuis les années 50, enfin, ils n’étaient pas citoyens d’Algérie, ils buvaient du vin dans un café « politique » que leurs femmes fréquentaient aussi, puis d’Arabes d’un peu partout en Méditerranée. Au contraire des HLM, il y avait peu de jeunes, ou on ne les voyait pas au collège et au lycée, plutôt des filles, comme Aïcha. Quand elle m’a proposé de venir l’aider, je n’ai d’abord pas compris : cette fille, comme les autres de ce quartier, nous avait tant montré qu’elle était différente, que ses « histoires françaises » n’avaient rien à voir avec nos vies d’Arabes… « Tu verras, m’avait-elle dit, tout change maintenant, oublie nos histoires de fransouzes, vrais ou faux Arabes. On a besoin de toi, et d’autres, pour s’en tirer tous. Toi, je t’ai bien remarqué au lycée, tu ne jouais ni le garçon gâté, ni le macho. À l’époque, je n’avais aucune raison de te parler plus qu’à d’autres. Surtout que des fils de harkis commençaient à se mélanger avec nous. Mon père m’aurait tuée si j’en avais ramené un. À l’époque, on était là-dedans, on était égarés et maintenant, Karim, on a tourné des tas de pages. Viens travailler et si tu découvres que je t’ai trompé, tu pourras cracher sur les miens et sur la façade de la maison. » Toutes les filles que j’ai connues par la suite et qui s’occupaient de la santé étaient taillées sur le même modèle : fortes, sûres d’elles, attentives, intelligentes, assez courageuses pour aller partout et parler aux anciens, aux nouveaux, aux pauvres, français ou arabes. Je pensais : « Pas la peine d’aller chercher des blondes, on a des merveilles parmi nous. Mais alors, comment être autre chose qu’un collègue ? » Là, je ne sais toujours pas. Blondes ou brunes, Françaises ou Arabes, je ne savais pas qui elles étaient ; toutes à la fois ! Pour elles, c’était pas un problème : je prenais un sacré coup de vieux. Et puis, j’ai vite appris que dans cette maison lépreuse de cette ruelle où on passe et on ne s’arrête seulement quand on est un pauvre arabe, il y avait le monde entier : Polonais, Tchèques, Serbes, Turcs, Albanais, Iraniens, Afghans, Syriens, Géorgiens, Ukrainiens, Africains, Espagnols, Italiens, Égyptiens. Oui, je les ai tous rencontrés en six mois de travail pendant une après-midi, ou plusieurs nuits, pendant des nuits où on fumait et on buvait autour d’une lampe qui éclairait à peine. Tout y est passé, les marchandises, toute l’électronique, pas les chaussettes et les tee-shirts des Chinois, toutes les villes, avec leurs filles et leurs quartiers dont je notais les noms. Là-bas, tous ces gens si différents te reconnaissaient, paraît-il, parce que, au bout du peu de temps à les fréquenter ici, tu devenais différent : « en quoi différent ? ». Je demandais à Aïcha [qui me répondit] : « Tu ne t’en rends pas compte, mais tu ne regardes pas les gens étrangers de la même façon, ou plutôt, oui, tu les regardes tous de la même façon, tu les vois, et ils sentent que tu les regardes comme un frère ». « C’est un peu bla-bla religieux ça, hein, Aïcha ? » Pourtant elle avait raison : quand je suis allé à Gênes pour la première fois, chercher un médicament chinois pour les nerfs — on pouvait l’avoir par Internet en petites quantités, mais pour de gros achats il fallait passer par le port italien —, je suis resté dans le vieux quartier du port deux jours et deux nuits comme si j’y étais né. Je marchais droit, je me sentais proche immédiatement de tous ces gens que j’abordais, surtout des Sénégalais, à la recherche d’un Irakien qui revendait le médicament. Avec Skype, il m’avait dit, « si tu me trouves pas au quartier du vieux port, change de métier » : seule identification. C’était toujours comme cela, ils étaient sûrs de se reconnaître, et ça marchait. […]
Je suis passé à deux fois par semaine dix heures, de trois heures de l’après-midi à une heure du matin, pour 1300 euros net, quand j’ai tenu un ordi et les téléphones portables pour les filles. Elles venaient d’Espagne et avaient passé deux ou trois mois vers Béziers et Montpellier, restaient quelques mois sur les routes d’Arles, Nîmes et Avignon, avant de remonter vers l’Allemagne. Elles ne venaient jamais au local, mais envoyaient un parent ou ami qui les accompagnait.
Bon, les filles [il s’agit là des travailleuses de sexe], il faut que je précise : celles qui restent de quatre à six mois sont accompagnées de parent(e)s ou d’ami(e)s, qui s’installent dans les villages proches de leur lieu de travail. Ces personnes louent l’appartement où réside la jeune prostituée, généralement originaire des Balkans ou du Caucase. La fille [travailleuse de sexe] a passé quelques années en Espagne où elle obtient ses droits de circulation en Europe. Les Géorgiens, les Ukrainiens ou les Serbes et autres Bulgares qui les recrutent travaillent dans les clubs prostitutionnels espagnols et y livrent aux Marocains de passage, des produits électroniques passés par les Afghans ou les Iraniens. La boucle est bouclée : elles [les travailleuses du sexe] sont « hébergées » en France par ces Marocains rencontrés lors des livraisons : c’est bien clair qu’il ne s’agit pas de filles en fuite, les « gardes » caucasiens qui les recommandent aux Marocains ne le font que pour les plus obéissantes. De toute façon, les routes où elles travaillent, ici, sont sillonnées par des proxénètes des Balkans ou du Caucase. Attention, quand je dis « hébergées », cela veut dire qu’elles ne se montrent jamais ici, mais on gère leurs rendez-vous. Dans une pièce spécialisée, au premier étage, de trois heures de l’après-midi à trois heures du matin, on est cinq sur des ordis à passer des logiciels avec leurs photos, alimenter les localisations GPS, répondre aux portables pour des rendez-vous et prévenir les filles ; c’est le travail qui paie le plus. Je suis maintenant, depuis peu, à trois fois dix heures semaine pour 2000 euros par mois. Je complète avec deux fois quatre heures pour des veilles « médicaments génériques » et autres marchandises pour 500 euros de plus par mois. Je vais passer le boulot à un ou deux copains des HLM et aller aux tournées : je connais les principaux relais des reventes aux quatre coins de l’Europe à force de les contacter par Skype et Google. Tous ceux qui passent aux ordis prennent la route au bout de six à huit mois. J’ai été plus long parce que je devais passer le permis. Bientôt donc, je vais faire deux ou trois accompagnements, avec un Marocain vers l’Espagne, un Turc vers la Belgique et l’Allemagne, ou un Albanais vers l’Italie et les Balkans, et je me lancerai. C’est une formation plus rapide et plus payante que celles de l’IUT. J’ai un gros avantage sur les commerçants qui viennent d’Afrique, du Moyen-Orient, ou d’ailleurs hors de la Communauté européenne : étant Français, j’ai une possibilité illimitée de circuler, et, moi, je parle l’arabe, qu’on m’a fait cacher pendant mes études et qui maintenant est une clef. […] En tout, sur Avignon, nous sommes une quarantaine de jeunes, moitié filles moitié garçons à travailler en permanence. Nous formons au fur et à mesure ceux qui nous remplaceront quand on passera aux circulations, alors tu vois, sur une année, ça va chercher plus de 100 jeunes casés. (Entretien avec Karim pour la recherche PUCA, 2012)
À ces propos, Karim ajoute, comme dans une dernière provocation :
[…] Retiens bien : la plupart des commerçants qui se croisent ici sont des diplômés dans leur pays ; les docteurs bien sûr, mais aussi des ingénieurs, des vrais commerciaux qui n’ont aucun espoir de travailler chez eux, ou pour une misère. Alors, ils connaissent l’informatique, ils parlent l’anglais, et d’ailleurs même les paysans avec leur « broken », le baragouinent ; et quelques-uns parlent le français comme il est écrit dans les livres, comme on ne sait plus le faire au lycée. Avec ceux-là, toi et ta collègue n’aurez pas à réécrire l’entretien. (ibid.)
Un autre extrait d’entretien complète ce dernier en affinant le côté complexe des consultations médicales par les médecins transmigrants (appelé par tous « médecins égyptiens »). Et surtout, il donne à voir des relations de voisinage originales.
Il s’agit d’Ali qui habite, depuis plus de vingt ans, un grand logement dans un groupe d’HLM à l’ouest d’Arles. Il a déménagé à deux reprises dans le même immeuble, au fur et à mesure des naissances de ses enfants, trois adolescents nés en France à partir de 1996 — quand leur mère a été autorisée à le rejoindre depuis Oran — et scolarisés dans le collège voisin. Ali est employé comme maçon dans une entreprise de bâtiment, son salaire ne dépasse pas le SMIC (salaire minimum en France [23]). Yasmina, la mère, fait des ménages quelques heures par semaine, non déclarée, et s’occupe des repas dans un appartement étape pour transmigrant loué par les fils d’un Marocain passé au commerce transfrontalier. C’est là que nous l’avons rencontrée. Dès que nous lui avons fait part de notre désir de parler avec des familles de résidents, elle nous a invités à partager un repas avec sa famille. Nous avons par ailleurs rencontré trois autres familles arlésiennes sans liens avec celle d’Ali, dont une famille de Gitans. Toutes résident dans le groupe de logements sociaux ou à proximité. Les échanges, qui ont chaque fois duré de deux à trois heures, furent très convergents. Nous rapporterons donc des propos tenus par Ali, Yasmina, et leur fils aîné Ahmed.
[…] Il y a beaucoup de gens au moment du passage d’un docteur, et il nous est arrivé d’accueillir une famille qui attend son tour. C’est des gens du quartier, on se connaît et c’est un bon moment que nous passons. Dans l’immeuble, d’autres familles font salle d’attente. Et dans notre quartier, il y a d’autres « salles d’attente » d’amis de la ville ou des villages autour. […] C’est mieux qu’au marché où tu vois la mère seule, parfois avec le père s’il est au chômage. Là ils viennent tous, parents, enfants, petits-enfants, c’est la visite collective que proposent les docteurs, sauf s’il y a une demande. Ils y restent à peu près une heure, 80 euros, quel que soit le nombre. Pour les filles, il y a pas de problème, il regarde que les pouls : une demi-heure pour la santé de tous, la visite collective, et une demi-heure pour du privé dans une petite pièce. […] Tout le monde est content, même ceux qui continuent à voir leur docteur français. Mais là ça parle, alors les docteurs français ils en prennent pour leur grade. […] Les filles qui les aident sont du quartier, elles sont plus considérées que les assistantes sociales qu’on voit que pour des dossiers par-ci par-là. […] Les fourgons, en bas, c’est ni plus ni moins comme avant, depuis 20 ans quand les Marocains sont arrivés. Et ceux qui arrivent de très loin ont des grosses valises ou des sacs, ils sont en bus. Alors, au total, il y a peut-être moins de fourgons que dans les années 90. Pour les têtes, va faire la différence entre un Afghan et moi ! Les Turcs, eux, on est habitués à les voir aux travaux saisonniers. De toute façon, il n’y a pas un flic municipal qui pourra imaginer qu’il y a 500 clefs d’ordinateurs et vingt lecteurs de CDs dans une valise d’Arabe à Arles.
Il n’y a jamais d’histoires avec ceux qui passent ; c’est que des hommes qui restent un jour ou deux. Ils savent où ils vont. […] Des fois, il faut en loger, alors c’est 30 euros le repas du soir, la chambre et le petit déjeuner. Ceux qui en prennent en redemandent : c’est des amis garanti, quand ils t’ont raconté l’Italie, et tout le reste. […] Nous on a raté ça, on a travaillé, travaillé, joué les Français : rester dans l’appartement bien propre, regarder la télévision, croire que les enfants allaient devenir les ingénieurs et les docteurs, et les voir tous, au bout, vivre comme des pauvres, des ratés, sans travail, plein de rêves et vite, très vite plein de haine. […] Les Français, c’est comme une marre et nous les bouteilles pas bouchées qu’on y jette, on fait des vagues à l’arrivée et puis on commence à se remplir, ah oui, de l’eau de France, et puis quand on est trop pleins, gloup, on disparaît au fond : les Français nous ont bouffé. La marre n’a pas bougé, et au fond il nous reste encore à disparaître dans la vase. À qui on dira que c’est ça le bilan de nos vies ? […] des jeunes commencent à partir avec ceux qui passent dans l’appartement. Mon aîné veut y aller, mais pas encore, il n’a que 16 ans. Il dit qu’il a deux têtes, celle « pleine de beaux rêves » des discussions avec des Kurdes et des Irakiens que nous avons logés. Et l’autre pleine des cauchemars, des calculs de la démerde après l’école, s’il reste ici. Alors, nous, avec Yasmina on se dit qu’on ne va pas encore nous tromper plus que les Français l’ont fait, et qu’il partira peu à peu, d’abord ici avec Mourad [le responsable de l’appartement étape] qui ne peut pas nous tromper, c’est pas possible qu’ils racontent tous des mensonges, on les voit là, Mourad toujours, les autres un soir ou deux. […] pour eux, c’est ça ou mourir de haine […].
Ainsi, comme on vient de le lire parmi les nouveaux groupes de transmigrants, des médecins désignés honorifiquement comme « docteurs égyptiens », originaires de Syrie, du Liban et moins souvent de Bulgarie, parcourent depuis trois années, d’enclaves urbaines en ghettos, les territoires circulatoires des Balkans à l’Italie, au sud de la France et à l’Espagne ; ils pratiquent l’examen médical sans dénudation et sont appelés par les associations cultuelles musulmanes. Leurs prescriptions médicamenteuses sont recherchées sur Internet par de jeunes filles ou de jeunes hommes des cités recrutés pour ce travail (Tarrius et Missaoui 2010). Ces prescriptions incluent toutes sortes de nouveaux médicaments très récemment agréés par la Drugs and Food Administration des États-Unis et commercialisables dans les officines européennes des années plus tard… Nous avons affaire, avec les « docteurs égyptiens », à la fois à des pratiques du diagnostic traditionnelles (auscultation sans dénudation) et à la pharmacopée ultra-moderne, avec propositions à ces mêmes patients de médicaments de dernière génération.
Quelques clefs de compréhension.
Les extraits d’entretiens précédents disent clairement à quel point les transmigrants créent de fait les conditions de départs volontaires et raisonnés de jeunes des cités. Certains disent même qu’ils provoquent « un courant d’air » à leur sens salutaire, réalisant, timidement pour l’heure, ce que l’intervention publique espérait produire depuis des décennies. Ce mouvement œuvre au renforcement de tendances internes, manifestes depuis la « Marche des Beurs » [24]. Il était de bon ton de dire, dans les années 1980, que les « Beurs » étaient orphelins de père, victimes des tourmentes migratoires. En fait, ces pères étaient nombreux à « prendre la route » et traçaient déjà les voies d’une émancipation future. En effet, dès les premières années de la décennie 1980, alors que naît dans la société française le « mouvement beur », un nouveau type de migrants apparaît : il s’agit de Maghrébins demeurant sur les deux rives de la Méditerranée qui pratiquent, par d’incessantes mobilités, un commerce intense et souterrain [25]. Ceux-là mêmes — les pères des « Beurs » — que l’on prétend absents, disparus. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux se mettent donc en marche de chez eux, en France, à chez eux, au Maghreb [26] en d’incessantes tournées commerciales ; leur étape française formera rapidement des « comptoirs commerciaux coloniaux » (Tarrius 1987) contribuant à des transformations importantes des quartiers, généralement centre-urbains, en déshérence : d’abord Belsunce à Marseille, puis Place du Pont à Lyon (Battegay 1993), et la Goutte d’Or à Paris (Missaoui 2012). Par la suite, ces migrants, que l’on dénomme dans ce texte « transmigrants », se déploieront sur plusieurs continents, mobilisant hommes et femmes africains, moyen-orientaux, caucasiens, etc. pour des étapes européennes.
Des villes moyennes n’échapperont pas, après Marseille, Lyon, Strasbourg et Paris, à l’influence des transmigrants dans l’évolution de leurs formes urbaines et sociales : Valence, Avignon, Nîmes, Montpellier, Perpignan, Toulon, s’inscrivent, comme étapes des réseaux de transmigrants, dans un « territoire des circulations » parcouru, en 1995, par des Marocains (pourtour méditerranéen jusqu’en Sicile) et des Turcs (Belgique, Allemagne, Strasbourg, Lyon, Nîmes, Avignon).
Des transformations urbaines apparaissent à l’initiative de cette nouvelle migration fluide et organisée en passages et étapes urbaines, en rupture avec le modèle des enclaves urbaines de la pauvreté gérées par les pouvoirs publics. Les activités de ces migrants, le commerce de produits alimentaires, de vêtements et de matériels électroniques et ménagers échappent aux régulations de l’économie officielle.
Le profil du nouveau migrant, apparemment maître de ses activités et du choix de ses implantations et de ses circulations, apparaît alors, dans une société toujours persuadée qu’il est irrémédiablement condamné à la répétition de l’assujettissement colonial. La sujétion au capitalisme le plus contemporain est totale : les entreprises, surtout internationales, et les États ne veulent plus d’un appel massif à une main-d’œuvre industrielle peu qualifiée, dont la sédentarisation est une lourde prise en charge : logements, intégration, aide aux familles… Le secteur capitalistique commercial international, de loin le plus actif et le plus libéral, a besoin d’une abolition des frontières douanières, des taxes et contingentements. L’évolution postcoloniale des mouvements migratoires internationaux a vite rejoint ces stratégies : dès les années 80, ces migrants s’affranchissent, devant les restrictions des États de destination et les besoins des pays d’origine, de la sédentarisation au bénéfice des tournées, de chez soi à chez soi : les « fourmis de la mondialisation » (Tarrius 2010) vont acquérir des marchandises dans une autre nation, non soumise aux taxes d’importation, pour les revendre ici hors des circuits officiels. Dès lors, une coproduction est en œuvre, conjuguant les intérêts du commerce international avec ceux des migrants colporteurs qui se lancent massivement dans les tournées internationales, apprenant à franchir discrètement les frontières nationales chancelantes avec les marchandises ainsi exemptes de taxes douanières et de contingentements. Le colportage, pluriséculaire, forme migratoire marginale, acquiert dès lors, en se massifiant, ses lettres de noblesse, et la transmigration devient une composante puissante de la migration internationale. Une complexification des analyses usuelles en termes d’immigration versus émigration devient dès lors nécessaire : la dialectique binaire du « dedans/dehors », celle-là même qui a produit les lois et règlementations historiques des flux migratoires pour les nations, est désormais obsolète. On voit bien que, dorénavant, il sera nécessaire de poser les problèmes de citoyenneté et d’autres statuts de l’étranger transmigrant à l’échelle continentale. Le transmigrant apparaît massivement peu après l’affirmation de la primauté des entreprises transnationales. La massification et la diversification des migrations transnationales se déploient dans les années 90, profitant des grands bouleversements politiques (chute du mur de Berlin, par exemple) qui confèrent aux frontières une nouvelle perméabilité. Le phénomène s’universalise dès lors qu’apparaît une économie de l’entre pauvres, du poor to poor, immense marché qui mobilise les stratégies commerciales des entreprises transnationales : les stratégies respectueuses des hiérarchies de la richesse internationale telles, par exemple, que réglementées par les accords OMC, se complètent par des tentatives de constituer et satisfaire, hors régulations — c’est-à-dire par contournement des taxes et contingentements — le marché mondial des pauvres. Quels meilleurs auxiliaires que les migrants internationaux mobiles pauvres qui maîtrisent une économie souterraine [27] et qui se redéployent sans cesse en tournées ?
Comme l’expriment les propos des entretiens précédents, les critiques des habitants — immigrants « classiques » ou « périphéries sociales » — associés de loin aux transmigrants sont sévères. Elles expriment une conscience nouvelle du destin des leurs… Nous n’avons rencontré aucun voisin, y compris en dehors de ceux vaguement associés aux activités des transmigrants, qui ne pratique l’amalgame entre ses activités et des actes délictuels. Par contre, l’ensemble des discours oppose un monde excédant des limites européennes, connecté par les mobilités commerciales des « fourmis », tout à fait préhensible, à un univers administratif local, mais impalpable, fuyant, peuplé d’un « ailleurs » du travail et d’employés anonymes « gardiens du troupeau des chômeurs ». Une famille nous disait :
Pourquoi se faire du souci ? Eux, qui arrivent, voyagent des milliers de kilomètres depuis la misère et nous racontent des histoires merveilleuses, les yeux pleins d’étoiles. Arrivés ici, ils vont, ils viennent comme s’ils habitaient le centre-ville. Alors nos enfants ont raison de rêver avec eux […].
Finalement, au départ de sa migration, le transmigrant fait groupe avec des parents et des voisins, ce qui justifie pour certains la désignation de « migration ethnique ». Puis, durant le temps long de la transmigration, des étapes urbaines et des collaborations avec de nouveaux compagnons, de cohabitations, il partage sa destinée, affective ou commerciale, avec toutes sortes d’étrangers qui deviennent ses nouveaux proches : l’altérité se substitue progressivement à l’identité pour qualifier le lien dans son nouveau milieu social et la désignation initiale d’ethnique ne se justifie plus pour celui qui continue à circuler [28]. Inventeur de vastes couloirs territoriaux définis dans son espace relationnel intense et constant — les territoires circulatoires dont lui seul connaît les usages —, il crée de nouvelles configurations transfrontalières à partir de ses connivences, licites ou illicites. Sa mobilité et son « savoir-passer » les frontières étatiques confèrent de la valeur aux produits ou aux services qu’il commercialise. Les notions de « trajet » et d’« itinéraire » sont insuffisantes pour rendre compte de la réalité territoriale des espaces parcourus ; sur plusieurs milliers de kilomètres, ces parcours fédèrent en couloirs de plusieurs dizaines de kilomètres de large toutes sortes de migrants internationaux. Certains s’arrêtent là pour quelques jours ou quelques mois pour des activités transitoires rémunérées et créent de multiples attaches locales, d’autres découvrent des habitats semi-permanents et collectifs facilitant leurs haltes et leurs circulations, et toujours leurs échanges. La problématique du passage frontalier unique et de la voie de circulation la plus directe est inopérante pour rendre compte des interactions « en déplacement » des transmigrants : interactions contextualisées par les échanges économiques incluant rapidement des dimensions affectives avec les habitants sédentaires et bien sûr entre ces habitants, et donc l’entrée dans la diversité des relations locales.
Pour cet étranger, ses passages, ses inventions des territoires d’un monde favorable aux rapports d’altérité, son entrée dans les villages, dans la ville, ses faubourgs comme ses centres, pourvu que soient présents les pauvres, décrivent des compétences et des apprentissages afin de s’assumer ici, où il arrive, comme là-bas d’où il vient, et tout au long de l’espace intermédiaire qui relie ces deux topiques. D’objet, il devient sujet de sa migration. Entré généralement dans la ville par ses « quartiers immigrés », il offre aux jeunes générations, souvent enclavées, un modèle de sortie que les États ont été incapables de leur fournir. Dans ce processus, les conflits de rationalités (façon d’être, façon de faire, normes sociales) sont irrémédiables entre lui et le sédentaire, qui ne doute pas de la primauté d’une inscription, même difficile, dans l’identité locale. C’est le transmigrant, et non les actions publiques, qui actuellement attire de plus en plus les jeunes qui rêvent de quitter l’enclavement résidentiel qu’ils ne supportent pas. Ils s’inscrivent désormais dans une histoire des migrations nouvelle, dont ils attendent le statut de sujet.
Cette approche des transmigrants s’appuie donc avant tout sur les interactions vécues lors des déplacements, sur les situations originales créées entre eux et avec les résidents locaux : elle nécessite de la part du chercheur l’accompagnement, le mimétisme, l’observation en situation de mobilité, là où précisément s’exprime la créativité des nouveaux migrants. Elle implique une prise de distance avec les injonctions faites aux migrants d’avoir à entreprendre les démarches favorables à l’intégration nationale. Le transnationalisme est la seule dimension possible de tels projets.
Les TIC (technologies de l’information et de la communication) sont utilisées comme un nouveau vecteur de mise en proximité, le virtuel est en quelque sorte soumis aux proximités humaines, reconnaissances visuelles, contrats de parole par honneur, etc. en face à face. L’univers des choix de fournitures s’étend, mais, ce faisant, représente un danger de repérage policier ou douanier majeur. La seule parade à ce risque semble être la rotation très rapide des ordinateurs, le plus souvent par rachat à très bas prix d’anciens portables dès lors qu’une vente d’un ordinateur « tombé du camion » est effectuée.
Des migrants encore et toujours mobilisés.
Le capitalisme a ceci de magique qu’il substitue brusquement à l’insupportable enfermement résidentiel sédentaire, à l’exil des populations pauvres, à leur immobilisation près des lieux de production des nations riches et dominatrices, qu’il a si durement imposés à des millions de migrants, le sentiment de liberté et d’autonomie des mêmes populations devenues mobiles et commerçantes. Au moment même où les nations restreignent l’immigration, où les politiques d’intégration sont de moins en moins efficaces [29]. Ce même capitalisme mercantile sort de la manche la transmigration à grande échelle et semble proposer une solution bien en phase d’une part avec les politiques restrictives des nations, d’autre part avec les stratégies de la globalisation [30]. The rich gets richer ? The poor gets poorer ? Oui, bien sûr, mais « cela est bon pour le commerce », nous disait un transmigrant : les premiers achèteront les hauts de gamme produits en faible quantité, mais toujours plus chers, grâce aux innovations ; les seconds seront d’autant plus heureux de généraliser leur accès à l’économie marchande du poor to poor grâce aux entrées de gamme de moins en moins chères. Les deux groupes sociaux auront le même plaisir de l’accès à la consommation de biens nouveaux, produits par des marques prestigieuses [31]. Ainsi, la pyramide des productions s’élargit sur ses bases, grâce aux produits entrées de gamme et à leurs destinataires toujours plus nombreux. Les bénéfices croissent et nécessitent le maintien des têtes de série. Ce capitalisme industriel et marchand se nourrit de l’enrichissement des uns comme de l’appauvrissement des autres. La marchandise est exposée dans les vitrines des premiers, manipulée par les élites ; elle est stockée dans les hangars de la pauvreté par les seconds, écoulée dans la logique même du « flux tendu » qui caractérise les parcours des transmigrants. Les uns comme les autres y trouvent intérêt et illusion de liberté. Les deux formes commerciales sont asymétriques et d’apparence antagonique, mais coexistantes. Nous avons, d’un côté, l’officialité, la verticalisation et la hiérarchisation des surfaces de vente, des techniciens, des vendeurs, etc. et de l’autre la subterranéité, avec son unique horizontalité, qui met à mal l’ancien ordre des nations, car les frontières, les régulations, l’ordre moral et ses multiples représentants ne peuvent ou ne savent penser à la fois les deux processus. En réalité, la maîtrise des circulations internationales est considérée par les transmigrants comme une liberté d’entreprendre. Mieux encore, elle renouvelle les perspectives de sortie des enclavements résidentiels, économiques et sociaux, très différemment des voies tracées et institutionnalisées par les pouvoirs publics. L’action publique, incapable d’assumer cette rupture, est même perçue comme porteuse d’une autre histoire : celle de l’héritage colonial. De fait, les transmigrants, héritiers des « archaïques » colporteurs, se trouvent au cœur de la modernité. La liberté qu’ils croient avoir conquise, en comparaison des destins de leurs prédécesseurs de la « mobilisation internationale de la force de travail », exprime en réalité une haute cohésion avec les développements du capitalisme débarrassé du contexte colonial. Absents des attentions de l’État-providence, ils n’en subissent pas les exigences d’une intégration toujours à venir. Le « trans- » échappe aux injonctions du « im- » : le parcours d’intégration, plus ou moins brutal selon les pouvoirs et les circonstances, est toujours là, devant l’immigrant, souvent obligé de se présenter comme réfugié demandeur d’asile (Akoka 2012) ; le transmigrant est, lui, hors de portée de cette exigence.
Étonnamment, les propos des transmigrants que nous analysons ici résonnent comme ceux des Roms, des Gitans (Missaoui 1999) lorsqu’ils parlent des « paios » [32] ou « gagés » attachés à leur sédentarité. Les Gitans, comme les transmigrants, sont semi-sédentaires ou semi-nomades — tout dépend du point de vue — et répètent à qui veut bien l’entendre le sentiment de libération qu’ils éprouvent par le détachement, factuel ou potentiel, du lieu. Même si tous deux sont à appréhender à partir de contextes d’altérités contrastés et différents — confinement ethnique pour les Gitans et apprentissage des cosmopolitismes pour les transmigrants —, ils nous proposent un rapport au territoire d’une grande modernité, dépassant même ce que les États essaient de construire avec l’Europe, c’est-à-dire un territoire sans frontières. Cette conscience d’une liberté nouvelle réside moins dans l’activité de marchandage, dans la transgression des règles, que dans les sociabilités de la route, dans les circulations initiatrices de territoires fluides, malléables, et de rapports d’altérité multiples. L’hospitalité des transmigrants par leurs homologues des années 1980, locataires de logements dans les quartiers socialement et économiquement enclavés de villes françaises, appelle une réciprocité : les « hommes de la route » caucasiens, moyen-orientaux, turcs, balkaniques, maghrébins, polonais, ukrainiens, géorgiens etc. œuvrant pour l’économie mondiale de l’entre pauvres, le poor to poor, ouvrent leurs réseaux aux jeunes de ces mêmes quartiers. Hospitalités entre pauvres. À partir de mobilités continentales et selon des territoires de circulation spécifiques, émergent des cosmopolitismes migratoires nouveaux, porteurs de métissages identitaires, en phase avec l’omniprésente mondialisation et loin des déterminismes coloniaux.
Ce mouvement, à l’initiative de cette nouvelle forme migratoire et porté par les transmigrants, a d’autant plus de chances de se développer que les ruptures postcoloniales s’intensifient, d’enfermements urbains en révoltes, de formulations en reformulations d’une histoire familiale ou collective qui s’éloigne de plus en plus radicalement de celle proposée par la nation d’accueil. Ainsi, les départs « par le bas » des quartiers de la ségrégation sont-ils une réalité offerte par les transmigrants que nous avons côtoyés ? Cela suffit-il à modifier la figure de l’étranger en France ? Pour l’heure, certainement pas d’une façon globale dans l’ensemble du corps social. Les transmigrants et leurs métissages identitaires fluides, transitoires, ne suggèrent une telle mutation qu’à l’intérieur des territoires de leurs circulations, dans l’espace de leurs transactions. Même si leur nombre est important — presque 200 000 — l’exposition de leur présence est très sélective en France : côtes méditerranéennes, canal rhodanien, bordures frontalières allemande et belge. La brièveté de leurs séjours ne permet pas de nouer des relations individuelles de voisinage. Leur dispersion dans les villes moyennes, loin des « quartiers ethniques » des métropoles, les invisibilisent, les éloignent des dispositifs de contrôle et de répression des étrangers. En revanche, l’apparition, comme gestionnaires des réseaux de circulants dans les « carrefours étapes », de plusieurs milliers de jeunes locaux, descendants des immigrants du travail des « trente glorieuses », est lourde de conséquences. Parmi eux, la rupture avec les perspectives de l’insertion républicaine est radicale. Devenus nouveaux étrangers, ils revêtent les habits des transmigrants : hommes, femmes, en collectifs, tels les « animateurs » du triangle Avignon-Nîmes-Arles.
La figure des nouveaux étrangers s’impose, de l’intérieur même des lieux perçus comme de relégation. Désormais, ils construisent leurs destinées entre les nations, alors même qu’on les décrivait comme prisonniers des lieux les plus enclavés dans les nations. Ils créent des continuités territoriales et relationnelles imprévues pour ceux, nous tous, qui scindent toutes les transversalités en éléments disjoints par les frontières, symboliques comme factuelles, nationales : ces mêmes frontières qui se délitent. À notre aveuglement — lorsque nous concevons les légitimités citoyennes comme liées à la sédentarité — s’ajoute notre incapacité à conjuguer les temps sociaux : l’éphémère, le passager, l’étape, rapide ou même lente, jusqu’aux durées intergénérationnelles, comme dans le cas des Gitans catalans transfrontaliers, n’entrent pas dans le schéma spatio-temporel qui a construit nos configurations étatiques nationales. « Être d’ici depuis longtemps » est la clef de la légitimité identitaire ; « être d’ici et de là-bas et de l’entre-deux, de temps à autre » désigne le « pérégrinant », le vagabond, l’errant et ne permet aucune consistance sociale locale, a-t-on longtemps cru. La mondialisation a ceci de bon qu’elle exige le bouleversement de ces conceptions : dispersion et éphémérité deviennent des valeurs constitutives de la modernité, créent les bases mondiales d’une économie « entre pauvres », porteuse d’universalité. Les marges et leurs périphéries deviennent des centres, comme le sont, pour les transmigrants, les trois « triangles » européens qui guident les mouvements de centaines de milliers d’entre eux. La horde des vaincus, marqués du sceau de la pauvreté, dont parlait Gobineau au 19e siècle, s’est interconnectée à l’échelle planétaire et mobilise désormais parmi les siens et pour les siens : poor to poor à la manière du peer to peer. Les pauvres de tous les pays se connectent et se rejoignent, non pour partir à l’attaque des « nantis », mais pour accéder à leurs marqueurs de puissance, matériels électroniques et communications à la fois des plus humains aux plus dématérialisés, par une subtilité des échanges qui crée le vaste filet d’une possible domination des « enracinés » par les circulants. Les transmigrants étendent leurs échanges par l’usage de Skype et de Google en donnant à la communication abstraite la force des engagements d’honneur, en démultipliant la connaissance des chemins qui enserrent les métropoles. Les frontières et les idéologies de la nation s’éteignent lentement, objets de dérision des initiatives des circulants pauvres, car ne rien posséder et déployer un « savoir-circuler » confère une puissance nouvelle, clef des renversements probables de pouvoirs. Pauvreté, fluidité et aliénation aux valeurs des sédentaires ouvrent désormais les portes d’un monde que nous percevons à peine par les figurations d’Internet.
Illustration : Michael Whyte, « Pathway », 21.11.2009, Flickr (licence Creative Commons).