À partir du 1ejuillet de cette année 2018, la limitation de vitesse sur les routes secondaires du réseau français passe de 90km/h à 80 km/h. Depuis plusieurs semaines maintenant, l’opinion publique réagit vivement. Les débats sont très animés et les arguments les plus inattendus succèdent parfois aux débats de chiffres, par exemple en ce qui concerne les distances de freinage. Dans nos sociétés, et au-delà des mouvements décroissants et slow, la vitesse et plus généralement la mobilité sont positivement valorisées. Cette valorisation de la mobilité, et l’idée que mobilité et liberté sont synonymes, font partie des raisons pour lesquelles les réticences sont si fortes dans la population vis-à-vis de cette baisse de la limitation de vitesse.
Mais pour ne pas confondre vitesse et précipitation, je propose dans ces quelques lignes de prendre le temps de poser tranquillement le problème, en m’appuyant sur l’état des connaissances scientifiques actuelles. Il s’agit en particulier d’ouvrir le débat au-delà des enjeux de sécurité routière.
La vitesse, c’est dangereux ?
C’est l’argument-clé à partir duquel la mesure de limitation de vitesse est défendue par le gouvernement français. Les études et recherches à ce sujet vont pour la plupart dans le même sens : la vitesse y est présentée comme un facteur qui tend à réduire le champ de vision des usagers de la route, qui limite la possibilité d’éviter les obstacles s’ils se présentent et qui est directement liée à la violence du choc en cas d’accident (une affaire d’énergie cinétique…). Les arguments ne s’arrêtent pas là : le risque de perte de contrôle semble également augmenter avec la vitesse, tout comme la fatigue du conducteur. Une part d’inconnu existe certainement quant à la manière dont les automobilistes adapteront leur comportement suite à la limitation de la vitesse, surtout les premiers temps, mais les gains en termes de sécurité routière semblent assez nets.
La vitesse, c’est polluant ?
Forte d’engagements internationaux, la France doit trouver des solutions pour limiter la part des émissions de gaz à effet de serre (GES) liée au transport. Finalement peu présente dans l’argumentaire de la majorité présidentielle, la question de la pollution et des émissions de GES aurait pourtant pu figurer parmi les motivations à une réduction des vitesses sur les routes. En effet, la vitesse est un facteur important pour déterminer la pollution d’un véhicule qui roule. La relation entre vitesse et émissions de particules et autres GES suit une courbe en U, avec des niveaux d’émissions élevés à faible et grande vitesse – c’est autour de 70km/h qu’un véhicule pollue le moins (ADEME, 2014). Aussi, le passage de 90km/h à 80km/h devrait vraisemblablement être associé à une baisse des émissions de GES.
La vitesse, c’est de la fluidité ?
Si les véhicules circulent moins vite sur les routes, risque-t-on plus de ralentissements et autres embouteillages ? Autrement dit, quelle relation existe-t-il entre le débit (nombre de véhicules traversant une section de route par unité de temps) et la vitesse ? Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, le débit n’augmente pas de manière linéaire avec la vitesse. Deux phases peuvent être distinguées. À partir du moment où les véhicules se mettent en mouvement, vitesse et débit, qui étaient nuls, augmentent de manière parallèle jusqu’à un seuil qui est celui du débit maximal. Au-delà de cette vitesse, que les études situent autour de 60 ou 70 km/h, le débit se remet à baisser avec l’augmentation de la vitesse. Dans cette seconde phase, une limitation de la vitesse entraîne une augmentation du débit. Dépendamment, bien sûr, des spécificités sur le terrain de la portion de voirie considérée, le passage de 90km/h à 80km/h pourra jouer dans le sens d’une fluidification du trafic…
La vitesse, c’est rentable ?
Du point de vue économique, la question de la vitesse est intimement liée à celle de la « valeur du temps ». Pour rationaliser la dépense publique en matière d’infrastructures de transport et justifier des choix d’aménagement, des modèles coûts-bénéfices sont utilisés depuis plusieurs décennies en France. Ils permettent de calculer l’argent que l’on gagne en construisant une infrastructure, selon le temps que l’on fait gagner aux futurs usagers. Par exemple, douze minutes gagnées sur un trajet, multipliées par une valeur du temps de 20 euros par heure, fait gagner 4 euros par usagers. Il ne reste plus qu’à appliquer cette valeur au nombre de véhicules concernés et l’on obtient un gain économique collectif directement lié à un gain en termes de vitesse. De ce point de vue, le passage de 90km/h à 80km/h est donc un changement de paradigme complet, puisque l’État et les collectivités territoriales investissent ici pour limiter la vitesse. Même si des « bénéfices » sont attendus sur le plan de la sécurité routière (et sur le plan environnemental), il est pour le moins insolite de voir, avec un œil d’économiste, une décision publique visant explicitement à faire baisser la vitesse !
La vitesse, c’est de la distance ?
Cette logique du calcul économique classique a fait l’objet, ces dernières années, de nombreuses critiques. De fait, elle repose sur l’idée que le temps de déplacement est nécessairement du temps perdu, qu’il faut minimiser. Que les usagers réinvestiront le temps gagné grâce à une nouvelle infrastructure dans des activités lucratives (le travail par exemple), dans des activités de consommation, de loisirs ou de bien-être. Or, une observation des comportements des personnes en termes de mobilité et d’activité montre que si la vitesse moyenne des déplacements a augmenté de manière très nette ces dernières décennies, le temps gagné a été directement réinvestit dans de la distance (kilométrique) supplémentaire. Plus on va vite, plus on va loin (Crozet et Joly 2006), et le temps passé à se déplacer est relativement stable au fil des décennies. Il semblerait même qu’il augmente légèrement ces dernières années… (CGDD 2010). La nouvelle déviation permettra ainsi de rejoindre le cinéma multiplex où l’on n’allait jamais, puisque l’on ne met plus que 25 minutes maintenant. On s’autorise à habiter plus loin de son travail car cela ne change rien au temps de transport. Aussi, sur le temps long, la vitesse va de pair avec l’étalement des activités et des localisations résidentielles.
Il est possible, par ailleurs, de généraliser ces considérations des mobilités locales aux mobilités à longues distances, pour les loisirs ou le travail. Les infrastructures de transport à grande vitesse (TGV, autoroute, infrastructures aéroportuaires) génèrent ainsi un trafic induit, qui n’aurait simplement pas existé sans l’infrastructure en question.
Les quelques éléments présentés ici ont vocation à rappeler que la plupart des nuisances liées aux transports routiers – voitures ou camions – ont tendance à augmenter de manière systématique au-delà de 50km/h à 60km/h (OCDE 2006). Accidents de la route, pollution, congestion, étalement urbain – nous aurions pu étendre cette liste à d’autres éléments, comme le bruit, les effets de coupure, la consommation d’espace, etc., qui suivent un logique similaire (Héran 2009). Il semble donc que l’argumentation ne devrait pas se limiter aux enjeux de sécurité routière.
Mais alors, si l’on s’en tient à ces arguments, pourquoi la limitation de vitesse sur autoroute reste-t-elle inchangée ? Ces « routes de première classe », comme aime à les appeler Yves Crozet, sont certes plus sécuritaires par leur forme. Ce choix s’inscrit-il dans un objectif affiché d’aménagement des territoires ? Il pourrait s’agir, par exemple, d’une ambition de densification aux échelles locales, associée à un maintien des interactions sociales et économiques entre pôles urbains. Quoi qu’il en soit, d’un point de vue relatif et dans les situations où les usagers peuvent choisir entre routes et autoroutes, la limite de vitesse sur autoroute a augmenté ce 1ejuillet de 10km/h…