Proposer une réflexion sur les habitants contemporains nécessite d’intégrer leurs mobilités, la part géographique des identités s’élaborant désormais dans de multiples lieux, qu’ils soient vécus ou rêvés et imaginés. Nous proposons d’aborder la façon dont les hommes en mouvement habitent en privilégiant l’étude d’une mobilité particulière, l’itinérance, lorsque le mouvement ne se limite pas à un déplacement d’un point à un autre, mais se dessine, au fur et à mesure, de lieu en lieu.
Aujourd’hui, les grey nomads, les backpackers, les global nomad (Kannisto 2014) et autres lifestyle travellers (Cohen 2011), renoncent à élire domicile dans un seul lieu et choisissent de parcourir le monde durant plusieurs années, voire parfois la majorité de leur vie d’adulte, en se déplaçant de halte en halte. C’est à partir de l’exemple des plaisanciers au long cours, ces hommes et femmes qui décident de larguer les amarres pour vivre sur leur voilier, plusieurs mois ou plusieurs années, que nous proposons d’interroger l’itinérance comme mode d’habiter.
La grande croisière maritime est un habiter itinérant et polytopique – c’est-à-dire investissant plusieurs lieux – qui s’insère dans un environnement physique particulier, celui des espaces maritimes. Ce mode d’habiter est aujourd’hui choisi par des individus anonymes à la recherche, non pas de l’exploit, mais tout simplement d’un mode de vie correspondant à leurs désirs et aspirations.
Ce travail s’appuie sur un corpus de 150 habitants adultes ayant effectué une grande croisière d’un an ou plus depuis 1950, date à laquelle l’habiter en mer pour le plaisir commence à se diffuser et n’est plus seulement pratiqué par l’élite fortunée ou quelques aventuriers. Il a été constitué à partir d’entretiens et de récits autobiographiques publiés ou mis en ligne sur des blogs et des sites dédiés à la grande plaisance. Ces sources renseignent sur les itinéraires ainsi que sur les liens que les plaisanciers tissent avec les lieux, en navigation ou lors des escales.
Tout récit de soi est nécessairement incomplet et partial. On peut reprocher aux plaisanciers se racontant de se survaloriser et de passer sous silence les craintes, les doutes, les difficultés pour ne mentionner que les bons moments. Cependant, « ce que les acteurs disent de leur pratique spatiale et des espaces n’a pas à être démasqué, débarrassé d’une quelconque charge de mensonge, lavé de la souillure de la subjectivité, mais forme un matériau signifiant à prendre au pied de la lettre » (Lussault 2000, 29). Par ailleurs, ces récits de vie, qu’ils soient recueillis lors d’entretiens ou postés sur un blog, reflètent l’état d’esprit de l’habitant à l’instant où il se raconte et les témoignages diffèrent selon les moments où ils sont écrits ou recueillis. Le récit d’un individu sur sa vie conjugale peut, « selon le moment dans le parcours où on le sollicite », produire des versions fort différentes, entre « période heureuse de mariage/période du divorce tourmenté/constitution enthousiaste d’un nouveau couple » (Lahire 2001, 36). Il en est de même pour les plaisanciers au long cours : la vie au large est racontée différemment par l’habitant selon que sa navigation s’est déroulée dans de bonnes conditions ou non. En analysant leurs récits de vie, nous avons tenté d’éviter deux écueils : le « mythe ordinaire de l’identité personnelle invariable » et « l’empirisme radical qui ne saisirait plus qu’un poudroiement d’identités, de rôles, de comportements, d’actions et de réactions sans aucune sorte de liens entre eux » (ibid, 33).
À partir de l’exemple de ces itinéraires singuliers, nous verrons dans un premier temps que toute recherche sur les habitants suppose une double approche, pragmatique et phénoménologique. Nous nous attacherons ensuite au déplacement comme pratique habitante et à la spécificité de l’habiter en mer avant de montrer ce qu’apporte la notion d’habitants pour analyser ces modes de vie itinérants, qui ne peuvent se réduire à la seule dimension du tourisme.
Rêver et pratiquer les lieux.
Parcourir, par plaisir, les océans du globe est un mode d’habiter peu répandu. À partir des données des autorités portuaires des principaux ports de plaisance, J. Cornell estime qu’environ 8 000 voiliers de grande croisière naviguent autour du monde : la moitié en Atlantique, 1500 à 2000 dans le Pacifique, 1000 dans l’Océan Indien, et 1000 en Méditerranée (Cornell 2017). Ces chiffres concernent le nombre de voiliers et non pas le nombre de plaisanciers. D’après nos recherches (Gaugue 2020) et celles de J. Cornell, l’équipage des voiliers de voyage se compose en moyenne de trois personnes. L’itinérance récréative en mer concernerait donc environ 25 000 personnes.
Les plaisanciers au long cours font partie des catégories sociales privilégiées, notamment par leur niveau de formation. 64 % des plaisanciers interrogés par J. Macbeth (1992) ont achevé un cursus universitaire. On trouve en grand nombre des enseignants, des chercheurs, des ingénieurs et des professionnels de la santé (45 % des plaisanciers au long cours constituant notre corpus faisaient à terre l’un ou l’autre de ces métiers). L’immense majorité de ceux qui souhaitent habiter en mer ont une expérience préalable de la croisière côtière en habitable. C’est principalement à deux époques de la vie qu’ils décident de larguer les amarres. À la retraite, l’assurance d’une pension régulière permet aux plaisanciers de financer leur périple et c’est le plus souvent en couple qu’ils naviguent. Entre 35 et 45 ans, le grand départ se fait en famille, avant que les enfants ne deviennent adolescents. Les plaisanciers ont alors économisé ou emprunté l’argent nécessaire lorsqu’ils partent pour moins de deux ans ; au-delà de cette durée, c’est en travaillant lors des escales qu’ils remplissent la caisse de bord.
L’imagination, « moteur de la vie réelle ».
Toute réflexion sur les habitants suppose une double approche, pragmatique et phénoménologique comme en témoignent les plaisanciers au long cours. Pratiques et imagination sont indissociables, que ce soit avant le grand départ, lorsque le plaisancier rêve le voyage, ce qui lui permet ensuite de le vivre, ou au cours de l’itinérance maritime.
A. Corbin souligne qu’il « importe de préparer [le voyage] non par un laborieux procès de documentation, mais par un travail préalable de l’imagination » (1988, 207). La décision de partir est précédée par le travail de l’imagination, nourri par des récits de grande croisière. Jean-Michel Maheu a navigué 13 ans, de 1989 à 2002, avec sa famille autour du monde ; c’est en lisant les récits du chanteur-navigateur Antoine qu’il a le déclic.
J’aimais bien la littérature maritime, les récits de voyage. J’avais lu ceux d’Antoine, ceux des frères Poncet [du bateau Damien], mais jamais je ne m’étais dit que j’aimerais bien faire ce qu’ils ont fait. Je les lisais simplement pour m’offrir cette part de rêve, par plaisir. Un jour j’accompagnais ma mère à la Fnac et je tombe sur le livre d’Antoine Mettre les voiles. Il explique comment faire pour partir à la voile, pourquoi naviguer, il montre que c’est facile, qu’il n’y a pas besoin d’être un vieux loup de mer pour réussir. Je l’achète et là : le déclic ! (Maheu, Le voyage de Mérovée).
Lorsque la décision de partir est prise, il est nécessaire de préparer la grande croisière : acquérir si besoin des compétences nautiques supplémentaires, prévoir un itinéraire dans ses grandes lignes, adapter son voilier à ses projets. Durant ce temps de préparation, pratiques et projections imaginaires sont étroitement liées. Lorsqu’ils aménagent le bateau, les plaisanciers sont attentifs au confort à bord et surtout à la tenue en mer et à la sécurité. Ils se projettent sur ce qui pourrait arriver au large et adaptent le voilier en conséquence. Françoise Moitessier de Cazalet souligne qu’à part « quelques cas exceptionnels de rêveurs inconscients et chanceux, les croisières improvisées ne mènent pas très loin. En mer, même lorsqu’on a tout prévu, l’imprévisible sera toujours à l’horizon » (1999, 80). Lors de cette phase de préparation du bateau, le futur skipper se projette sur ce qui peut arriver en navigation, s’imagine dans des situations difficiles… et adapte alors son bateau en conséquence.
Au cours de la grande croisière, l’habitant itinérant pratique les lieux où il réside… tout en se projetant dans ses futures escales. Savoir itinérer ne signifie pas seulement habiter temporairement de multiples lieux d’escale, mais également cheminer en permanence d’un lieu à un autre. Beaucoup de plaisanciers soulignent que lever l’ancre n’est pas aisé, car le désir est fort de rester encore pour continuer de découvrir la région ou partager du temps avec les nouveaux amis. « Les escales sont nos points faibles : nous ne savons pas repartir à la date prévue » explique Bernard Moitessier (1967, 111). Gérard Janichon abonde dans le même sens : « plus une escale dure, plus elle durera. […] Chaque départ est une victoire de liberté qu’on ne doit à personne » (1998, 306). L’escale ne peut être que temporaire et pour habiter en itinérant, il est nécessaire de continuer à se projeter dans le voyage pour trouver l’énergie de partir : « Où prend-on la force de s’en aller ? Dans la tentation que représentent les autres escales » souligne Marthe Oulié (2004, 135). La capacité à se projeter dans le futur en se représentant habitant de la prochaine escale est une composante importante de la compétence mobilitaire.
Pratiques et manières de faire des habitants naissent de leur imagination anticipatrice. L’imagination précède toute action, souligne A. Schütz : « tout projet consiste en une anticipation du futur menée sur le mode de l’imagination. Or ce n’est pas le processus de l’action au moment où il se déroule, mais l’acte imaginaire, comme s’il était réalisé, qui est le point de départ de tous les projets que l’on peut faire » (Schütz 2008, 26). Loin d’être une composante négligeable de l’habiter, l’imagination doit être considérée non pas comme une fuite ou un frein à l’action, mais bien comme « un moteur de la vie réelle » (Ingold 2013, 337).
Habitants, même de passage.
Un certain nombre de chercheurs considère qu’habiter un lieu suppose d’y résider depuis un certain temps… sans que cette durée ne soit réellement définie. Ainsi, M. Gravari-Barbas souligne qu’habiter, « c’est s’installer, investir de manière durable un lieu » (2005, 15) et selon J.M. Besse, habiter « ce n’est pas seulement être quelque part, c’est y être d’une certaine manière et pendant un certain temps » (2013, 10). Poser en ces termes la question de la durée de l’habiter ne nous paraît pas pertinente : elle suppose une vision binaire des sociétés humaines en opposant les sédentaires et les mobiles et ne permet pas de saisir la complexité des sociétés contemporaines et des parcours de vie des hommes et femmes qui les composent, où s’entrelacent mouvement et immobilité.
En escale à l’étranger, les plaisanciers disent leur désir de s’intégrer au lieu – c’est-à-dire d’apprivoiser et de réduire le différentiel d’altérité. Le lieu d’escale est considéré comme devenant familier lorsque certaines pratiques, au départ réflexives, deviennent routinières. Pour exprimer le sentiment de familiarité construit avec un lieu, les plaisanciers utilisent le terme d’habitude, même s’ils n’y résident que quelques jours. Pierre Decaix note ainsi, alors qu’il fit une escale de moins d’une semaine :
Nous nous plûmes à Pago-Pago [Samoa américaines] ayant pris nos petites habitudes et nous repérant facilement dans cette bourgade crasseuse un peu miséreuse, mais dont nous exploitâmes à fond toutes les ressources, allant du téléphone international, au cybercafé́ en passant par nos traiteurs chinois ! (Decaix, Le tour du monde du Taranis).
Résidant sur leur voilier, tout à la fois moyen de transport et espace domestique, les plaisanciers au long cours parcourent le monde tout en étant chez eux. Dès lors, ils déroulent, en escale, des pratiques banales, des courses à l’entretien de l’espace domestique, qui participent à la découverte du lieu étranger. « Quand j’arrive en escale, je suis organisée de la même manière que je le suis à Rennes », explique Annie R., qui navigue depuis une vingtaine d’années. « J’ai ma maison, donc je vais faire mes démarches, mes courses et je rentre chez moi » (entretien Puerto de Mogan, 2008). Si les pratiques sont les mêmes – faire en escale ce qu’on fait à Rennes –, les manières de faire ne le sont pas, comme le souligne Annie :
Je recherche les mêmes choses, je pose les mêmes questions, mais j’attends des réponses différentes. Je cherche les réponses locales. Je ne cherche pas en voyage les mêmes produits que ceux que j’utilise à Rennes. Je me demande : si j’habitais là, je ferais comment ? Je vais regarder les femmes au marché, puis je fais comme elles.
Effectuer dans des lieux étrangers des pratiques routinières et banales permet à l’habitant nouvellement arrivé de découvrir le lieu – de saisir son fonctionnement, d’apprendre à s’y mouvoir et à co-habiter au mieux avec les locaux. Pour construire sa place parmi eux, il utilise toutes les ressources du lieu, des établissements scolaires pour ses enfants au système de santé. Pour le choix du médecin ou de l’école, les plaisanciers utilisent les mêmes critères en escales que dans leur pays d’origine.
À Rennes, je vais chez mon médecin. Ici [aux Canaries] les gens vont dans le secteur médical privé. Moi ici, je consulte dans les établissements de médecine publique et comme à Rennes je ne consulte pas ceux qui pratiquent des dépassements d’honoraires. Donc, ici je vais au centre de santé. Et cela me permet de partager le quotidien des Canariens. Ici, je fais une queue terrible, j’y passe la matinée, pas à Rennes. Ici, j’écoute les conversations dans la salle d’attente, je parle avec les autres patients. À Rennes, on ne parle pas dans la salle d’attente du médecin (Annie R., entretien Puerto de Mogan, 2008).
Les pratiques banales, routinières lorsqu’elles s’effectuent dans un environnement familier, sont, dans un premier temps, réflexives dans un lieu étranger. Elles peuvent être considérées comme des « épreuves spatiales », terme proposé par M. Stock pour désigner « les capacités d’ajustement à des situations de la part d’acteurs individuels dotés de compétences » (2015, 434). Faire ailleurs comme on fait chez soi permet de prendre conscience des différences entre ailleurs et chez soi et, peu à peu, de transformer cet ailleurs en chez soi.
L’itinérance et la polytopicité ne sont pas synonymes de déracinement et ce mode d’habiter n’exclut pas le sentiment d’être « chez soi » en escale. Certaines escales font l’objet d’un attachement particulier et ils sont nombreux à se projeter habitant permanent du lieu. « Sans hésiter, je m’installerais ici pour ne plus en bouger » déclare Annie Van de Wiele à Moorea (1954, 179) et en arrivant aux Tuamotu, Bernard et Françoise Moitessier « parlent d’y rester toute [leur] vie » (Moitessier 1967, 181). Changer de lieux de vie, temporairement ou de façon permanente, n’aboutit pas à une déterritorialisation des individus, mais au contraire à l’affirmation d’attachement et d’investissement dans de multiples lieux. Cette pluralité géographique est, dans le cas des plaisanciers au long cours, facilitée par le fait qu’au cours de l’itinérance, un élément reste fixe et fonctionne comme repère intangible. Grâce à leur voilier, c’est en étant chez eux qu’ils parcourent le monde.
Naviguer.
Liens et lieux ne peuvent être dissociés et les déplacements sont, au même titre que la station dans un lieu, des pratiques habitantes. Les lignes de déplacements ne peuvent se réduire à « un rien ou un simple trajet », ce qu’affirme J. Viard (1994, 29) ou encore à des « couloirs de circulation, ces “non-lieux” de M. Augé » comme le sont les « routes et autoroutes, lignes de métro, gare » selon G. Di Méo (2000, 29). Or les espaces traversés et parcourus ne sont pas neutres comme le souligne T. Cresswell : « the bare fact of movement is rarely just getting from A to B. The line that connects them, despite its apparent immateriality, is both meaningful and laden with power » [1] (2006, 9). Par nos pratiques et nos représentations nous habitons nos chemins et nous entretenons avec certains d’entre eux des liens affectifs comme en témoigne Charles Trenet qui chante son attachement pour la Nationale 7. Et ces mobilités nous nourrissent et nous constituent au même titre que la station dans un lieu. Dans un texte emblématique du Nouveau Roman, Michel Butor nous rappelle que le voyage nous modifie – c’est au cours d’un voyage en train entre Paris et Rome, que le héros de la Modification évolue jusqu’à renoncer à son projet initial qui était de quitter son épouse pour rejoindre Cécile, sa maîtresse.
Habiter les espaces hauturiers.
Habitants temporaires des lieux d’escales, les plaisanciers au long cours habitent également les espaces océaniques au cours de leurs navigations. Les traversées océaniques prennent en moyenne de trois à cinq semaines. C’est dans le Pacifique que les distances entre deux escales sont les plus importantes. 3800 milles nautiques séparent Panama des Marquises. Les Lavoie ou le navigateur solitaire Damien Babinet mettent vingt-huit jours pour se rendre de Panama à Fatu Hiva, Alain Gerbault navigue sur ce même parcours durant trente-sept jours. Les distances sont à peine moindres en ce qui concerne les traversées de l’Atlantique, plus souvent pratiquées par les plaisanciers au long cours que les transpacifiques : 2800 milles séparent Las Palmas aux Canaries de la Martinique.
Lors des navigations hauturières se déploient des pratiques spécifiques à la vie en mer, notamment celles qui ont trait à la navigation, ainsi que des pratiques communes à la vie en mer et à terre, du soin de soi ou de l’espace domestique aux activités de loisirs. Ces pratiques s’effectuent dans un environnement spécifique qui conditionne les manières de faire.
Habiter en mer, c’est vivre en permanence sur un support mouvant. Le plaisancier doit s’amariner, c’est-à-dire que son organisme doit s’habituer au rythme de la mer et intégrer les mouvements du bateau. La majorité des plaisanciers est concernée par le mal de mer et subit fatigue et nausées les premiers jours de navigation. « Chaque fois que je reprends la mer, il me faut traverser une période de réadaptation qui n’a rien à voir avec l’état de la mer », note M. Bardiaux en appareillant des îles Coco, alors qu’il navigue depuis plus de quatre ans (1998, 236). Lors de certaines traversées, l’allure dominante, établie en fonction de la direction du vent et du bateau, est le près. Dès lors, le bateau gîte, c’est-à-dire penche, et cela parfois durant toute la traversée. Les tâches les plus simples demandent alors de la concentration pour ne pas tomber. P. Naegels a connu une gîte permanente lors d’une transat Sénégal-Brésil. À bord, « tout devient plus difficile et il faut se réhabituer à cet étrange et anormal état d’équilibre. Se mouvoir à bord ou sauter le matin dans son short demande plus d’adresse et de dextérité qu’avant » (Naegels, Les Voyages de Caramel). Les plaisanciers développent un « savoir habiter le bateau en mouvement » (Brulé-Josso 2010, 543), qui s’exprime dans l’apprentissage de nouveaux gestes et positions pour réaliser au mieux les tâches quotidiennes. « À force d’apprentissage, le navigateur parvient à cuisiner, à se faire un café, aller aux toilettes malgré les mouvements du bateau, ou plutôt avec ces mouvements, en les incorporant aux actions qu’il entreprend » (ibid, 314). Ces gestes témoignent d’une adaptation corporelle à l’habiter en mer et relèvent de « techniques du corps », expression de M. Mauss pour désigner « les façons dont les hommes, société par société, savent se servir de leur corps » (1936).
La mer est un milieu potentiellement risqué et une veille humaine permanente est nécessaire même si les voiliers de grandes croisières sont équipés de radars permettant de détecter la présence d’autres navires. La sécurité du voilier implique des rythmes de sommeil très particuliers, un membre de l’équipage devant en permanence être de quart. Dès lors, l’alternance veille le jour/sommeil la nuit, qui rythme les journées à terre, n’existe pas en mer et les temps de sommeil sont très hachés. Lorsque deux adultes composent l’équipage, les quarts durent de trois à cinq heures. Lors des navigations en solitaire, il est d’usage, à l’approche des côtes ou sur les routes maritimes très fréquentées, de se réveiller toutes les 15 à 20 minutes, temps estimé pour qu’un navire aperçu à l’horizon se rapproche dangereusement du voilier, s’il suit une route contraire à ce dernier. La veille est de courte durée, le temps de faire un tour sur le pont et de vérifier qu’aucun danger ne s’annonce à l’horizon, et le solitaire peut se rendormir… jusqu’à la prochaine sonnerie du réveil. Ces rythmes sont éprouvants et il arrive que le sommeil l’emporte. Lorsqu’il navigue seul, Michel R. estime « prudent en côtier de mettre le réveil toutes les vingt minutes. Au large, cela peut être plus. Mais au bout de trois jours, tu n’entends pas ton réveil et tu dors cinq heures d’affilée » (entretien Brignogan 2004).
Traversée.
Les espaces maritimes sont parfois perçus comme homogènes. A. Moles considère ainsi que l’océan est un « espace vide, illimité, sans borne » caractérisé par une « indifférence spatiale » (1992, 172). M. Roux, géographe et plaisancier, dénonce cette représentation d’espaces maritimes isotropes et souligne que « le point commun à toutes les mers du globe est leur nature liquide, comme le point commun à tous les continents est leur nature solide. Tout le reste n’est que différence » (Roux 1999, 92). Lors des traversées hauturières, les plaisanciers sont sensibles aux différences rencontrées entre deux océans ou entre régions d’un même océan.
S’il n’existe qu’un seul et même océan, comme le souligne C. Grataloup (2015), la partition de ce vaste ensemble maritime, qui s’impose à la fin du 19e siècle, est complètement intégrée par les plaisanciers qui considèrent que chaque mer ou océan possède sa propre spécificité. La Méditerranée est ainsi souvent perçue comme un espace réduit, où la liberté de naviguer se heurte rapidement à la proximité permanente des côtes. « Je me sens enfermé en Méditerranée, c’est ridicule, mais c’est comme cela. Je me sens limité, je manque d’espace » explique Michel R (entretien Brignogan 2004). Et c’est avec joie que Bernard Moitessier quitte la Méditerranée pour l’Atlantique : « Nous sommes heureux d’avoir atteint enfin les portes de l’Atlantique. […] Quant aux mers fermées, nous en avons par-dessus la tête ! […] Vive l’Océan, avec son eau à courir, son horizon intact et les belles traites journalières qu’il nous promet déjà » (1967, 67-69).
Lors d’une traversée océanique, être ici ou là n’est pas équivalent, les espaces maritimes n’étant pas indifférenciés, mais porteurs de spécificités perçues par les plaisanciers. Au fur et à mesure que le voilier se déplace, les paysages changent et les plaisanciers sont d’autant plus sensibles à ces modifications qu’elles entraînent de nouvelles conditions de navigation. Lors d’une transatlantique, les alizés offrent des conditions aisées de navigation, sans coup de vent à redouter et sous un ciel clément. « Entre Las Palmas et la Barbade, on se trouve dans une région particulièrement privilégiée de ce formidable océan » souligne Annie Van de Wiele (1968, 44). Yves Pestel affirme qu’une navigation dans les alizés, « c’est comme sur la photo : les voiles sont pleines et hautes vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; les tempêtes n’existent que dans les récits que l’on dévore ; tu es encore plus bronzé que sur les catalogues de tous les clubs de vacances réunis » (1981, 38). En revanche, les plaisanciers naviguant des Canaries vers le Brésil sont nombreux à redouter la traversée de la zone de convergence intertropicale, plus communément nommée pot au noir où le vent est faible ou inexistant, le temps lourd et chaud et les orages, soudains et violents. Le pot au noir est « énervant » selon Bernard Moitessier qui s’y « sent vide comme cette mer sans soleil, sans poissons, sans oiseaux, morte malgré cette garce de houle » (1986, 31). La traversée de cette zone fut, pour Annie van de Wiele, « un cauchemar sans début ni fin, une éternité liquide que rien ne divisait. […] Nous étions perdus dans les limbes, dans une zone limite qui n’avait pas de caractère à soi. L’horizon était complètement bouché et il tombait un rideau de pluie sans déchirures » (1954, 138).
Dans Échelles de l’habiter, J. Lévy note que « les déplacements sont inséparables des destinations » (2004, 16). Ce qui ressort de l’étude des déplacements à terre ne se vérifie pas toujours dans le cas des itinérances maritimes. Parfois, comme à terre, une escale attendue justifie la route tracée… mais déplacements et destinations s’articulent de bien d’autres façons. Tout autant que les escales, le déplacement est au cœur de ce mode de vie choisi par les plaisanciers parce qu’il permet d’habiter mers et océans à bord de son voilier. Dès lors, les espaces maritimes, où les plaisanciers déploient leur mobilité, ne peuvent-ils être considérés également comme des destinations ? Traverser l’Atlantique permet d’atteindre les Antilles, mais c’est également un but en soi. « Traverser l’océan pour atteindre l’Amérique reste une entreprise exaltante sur une route maritime mythique » affirme Bruno d’Halluin. « C’est un événement qui compte dans la vie d’un marin qui veut se prétendre de haute mer. Un dépucelage en quelque sorte » (Halluin 2004, 82). Les navigations hauturières relèvent de la logique traversière analysée par X. Bernier : « souvent comprise à tort comme une forme simple, voire neutre, d’intermédiarité », la fraction de la traversée « est trop souvent conçue comme un entre-deux interfacique entre un espace de départ et un espace d’arrivée, un entre-deux que les acteurs chercheraient à vider de sens et de substance en dehors des fonctions de connexion et de franchissement. La fraction de la traversée ne saurait exister seulement par défaut ; elle demeure un espace référent qui lie et met en cohérence l’espace du traverser » (Bernier 2013, 10).
Les plaisanciers au long cours, des habitants.
Ce mode d’habiter relève tout à la fois des lifestyle migrations ou migrations d’agrément, terme proposé par M. Benson et K. O’Reilly (2009) et des lifestyle mobilities ou modes de vie mobilitaires analysés par S. Cohen, T. Duncan et M. Thulemark, lorsque le « déplacement est continu, semi-permanent et de durées variables » (2016, 4, traduction personnelle). Pour rendre compte de la spécificité de la mobilité des plaisanciers au long cours, c’est le terme d’itinérance, tel qu’il est défini notamment par Tim Ingold, qui semble le mieux adapté : l’itinérant trace son chemin, dessine une ligne en promenade, qui ne préexiste pas au mouvement, mais apparaît au fur et à mesure (Ingold 2011a ; 2011b). Certains chercheurs considèrent que ces longues itinérances relèvent d’une forme particulière de tourisme. Ainsi, S. Cohen qualifie de « touristes extrêmes » les lifestyle travellers (2011, 1536) et selon M. O’Reagan, le backpacking serait « une forme alternative de tourisme » (2018, 933). Or envisager ces habitants itinérants comme des touristes est fortement réducteur et ne permet pas d’appréhender les multiples facettes de ce mode de vie.
Des touristes, mais pas seulement.
L’itinérance des plaisanciers au long cours, à la recherche d’un mode de vie axé sur le plaisir et le bien-être, relève indéniablement d’une mobilité à finalité récréative, mais ne saurait se réduire à cela. Au cours de leur itinérance, les plaisanciers privilégient les pratiques touristiques telles qu’elles ont été définies par l’équipe MIT à savoir le repos, le jeu, la découverte ou encore la sociabilité (Équipe MIT 2002). Cependant, la durée de l’itinérance – un an ou plus dans le cas des plaisanciers étudiés – implique un certain nombre de contraintes qui parfois déterminent les lieux d’escales. Les plaisanciers au long cours qui ne bénéficient pas de revenus réguliers (retraites, rentes locatives, etc.) doivent travailler au cours de leur croisière pour financer leur périple. Ils choisissent alors de séjourner dans des lieux offrant des perspectives d’emploi, des pays développés de l’hémisphère sud (Australie, Nouvelle-Zélande) aux territoires d’outre-mer pour les plaisanciers français. Il est par ailleurs nécessaire de maintenir le voilier en bon état, ce qui suppose de faire escale dans un port disposant des infrastructures adéquates. Lorsque la préparation du voilier s’effectue dans des lieux facilement accessibles depuis l’Europe, les plaisanciers se concentrent sur les tâches à effectuer. Aux Canaries, Bruno d’Halluin ne s’arrête que quatre jours à Tenerife pour faire l’avitaillement, car ces îles « ne font pas partie des escales privilégiées définies avant le départ. Cet archipel est […] facilement accessible depuis la France et ne présente pas le dépaysement qui devrait nous attendre plus loin » (Halluin 2004, 53). Et lorsque Antoine et Brigitte séjournent une dizaine de jours au Marin, en Martinique c’est pour travailler sur le bateau ; dès lors, ils n’ont rien vu de l’île. En revanche, durant les escales dédiées à l’entretien du voilier dans des ports lointains, de Nouvelle-Calédonie ou d’Afrique du Sud, le plaisancier allie réparations et découverte du lieu.
Quelle que soit l’escale, voyager avec des enfants en âge d’être scolarisés suppose que les parents endossent le rôle d’enseignants, l’école rythmant alors la vie familiale : la « contrainte des cours [devient] l’axe central de notre vie à bord. Le tourisme vient en second » expliquent les Maheu qui ont navigué durant treize ans avec leur deux enfants (Maheu, Le voyage de Mérovée). L’encadrement scolaire est souvent vécu comme une contrainte (Gaugue 2021). À bord de Loren, c’est Constance qui fait classe à ses trois enfants. « Le nombre des enfants et le double statut de mère et d’institutrice créent souvent des problèmes : les enfants refusent de travailler, négocient, se disputent… c’est souvent épuisant de les faire travailler » (Montbron, Le vent du large).
Le travail rémunéré, l’entretien du voilier ou l’encadrement des devoirs des enfants rythment l’itinérance qui dès lors ne peut être assimilée à une mobilité touristique. Par ailleurs, les travaux sur le tourisme opposent fréquemment quotidien et hors quotidien et considèrent que le tourisme relève de la sphère du hors quotidien. Dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, R. Knafou et M. Stock définissent le tourisme comme un « système d’acteurs, de pratiques et d’espaces qui participent de la “recréation” des individus par le déplacement et l’habiter hors des lieux du quotidien » (2003, 931). Dès lors, « cette inscription dans le hors quotidien fait du tourisme une activité de rupture » (ibid, 932). La grande croisière inclut certes une rupture avec un habiter terrestre et sédentaire, mais ce mode d’habiter se déroulant parfois sur plusieurs années ne peut être assimilé à un hors quotidien… par ailleurs bien difficile à saisir. L’utilisation des termes de quotidien et hors quotidien est d’autant plus problématique qu’aucune définition n’en est proposée. Or la notion de quotidien est polysémique comme le souligne N. Elias et il est « rare que l’on dise clairement ce qu’est la vie non quotidienne » (1995, 243). G. Balandier souligne également que la notion de quotidien prête à confusion : « la sociologie du quotidien […] est davantage précisée par ce qu’elle évite de considérer que par ce qu’elle considère. Son champ d’intervention a des limites fluctuantes ; et qui paraissent sans fin déplaçables » (1983, 7). Plutôt que de considérer le quotidien comme une sphère autonome distincte d’un non quotidien, Balandier propose de se pencher sur « l’étude différentielle des quotidiennetés » (ibid, 15) et dès lors considère que « le voyage (le dépaysement) introduit à des quotidiennetés radicalement différentes » (ibid, 14).
La confusion entourant les notions de quotidien et hors quotidien ainsi que la diversité des pratiques des habitants itinérants au cours de leur périple amènent à ne pas considérer les plaisanciers au long cours comme des touristes, mais à les appréhender comme des habitants c’est-à-dire des « hommes regardés dans et par [leur] dimension géographique ». (Lazzarotti 2014, 13).
La notion d’habitant.
Les travaux contemporains sur l’habitant, issus des recherches théoriques sur l’habiter, mettent au cœur de la réflexion la singularité des habitants pluriels ou « polytopiques » selon l’expression de M. Stock. L’habitant, qui pratique et imagine le Monde et ses lieux, est au cœur de notre réflexion, car c’est bien lui qui est « le véritable roitelet du Monde, l’acteur spatial en majesté, dont les spatialités élémentaires, en nombre infini, trament la mondialité, au quotidien » (Lussault 2013, 293).
Qualifier ces plaisanciers d’habitants permet de s’intéresser à des parcours de vie singulier en valorisant le jeu des mobilités sur les constructions individuelles. Les hommes sont pluriels considère Bernard Lahire (1998), leurs identités sont multiples, les contextes qu’ils rencontrent et dans lesquels ils agissent sont divers. Michel Lussault souligne également ce qu’il nomme le caractère « polyédrique » de l’individu – « au sens où celui-ci est une entité complexe possédant plusieurs faces » (2000, 21). Cette pluralité, sociale, est également géographique. Habitants polytopiques, la part géographique de nos identités s’élabore dans de multiples lieux. Ceux qui habitent ici et viennent d’ailleurs ont longtemps été considérés comme déracinés ou déterritorialisés… alors même qu’un habitant peut être d’ici et d’ailleurs simultanément et se sentir constitué, à l’instar de Michel Butor, de plusieurs « patries » :
Je me suis ainsi constitué tout un système de patries que j’améliore peu à peu,
ou plutôt :
je me suis ainsi constitué en un système de patries qui s’améliore peu à peu,
ou plutôt :
tout un système de patries qui s’améliore me constitue ainsi peu à peu. (Butor 1972, 19)
S’intéresser aux mobilités des habitants suppose également de prendre en compte ce qui se passe sur le chemin, chaque déplacement étant une expérience unique, comme le souligne T. Cresswel : « our feet may hurt as we walk, the wind might blow in your face, we may not be able to sleep as we fly from New York to London » [2] (Cresswell 2006). Naviguer est au cœur de la démarche des plaisanciers et chaque déplacement maritime est singulier.
La notion de rythme, utilisée en géographie pour aborder les fonctionnements des espaces, notamment métropolitains, peut également être mobilisée pour analyser les spatialités individuelles. S’intéresser aux rythmes des habitants, c’est à dire à « la scansion et la cadence des spatialités » (Lussault 2014, 74) permet de saisir d’un même mouvement temporalité et spatialité. Une analyse des « différentes combinaisons du répétitif et de l’inédit dans la vie individuelle » comme le propose J. Lévy (2019, 44) ou encore « des tensions […] entre répétition (Deleuze 1972) et innovation » (Drevon et al. 2018,) permet d’aborder les rythmes des plaisanciers au long cours, selon qu’ils soient en mer ou à terre, en escale dans un lieu familier ou inconnu.
En itinérant autour du monde, les plaisanciers habitent temporairement la mer ainsi que de nombreux lieux et tissent avec chacun d’entre eux des liens singuliers, par leurs pratiques et leurs imaginaires. Ces liens ne sont pas figés et une approche par l’habitant permet d’intégrer les dynamiques, c’est-à-dire la manière dont les habitants s’adaptent aux ruptures, aux changements. La confrontation à l’altérité peut être considérée comme une rupture, mais le lieu étranger ne le reste pas. Peu à peu l’habitant se familiarise avec l’inconnu et des pratiques, au départ réflexives, deviennent routinières. « Plus l’étranger devient compréhensible, plus il disparaît. » (Waldenfels 2009, 116)
Pour saisir les parcours d’habitants singuliers, O. Lazzarotti (2019) propose d’établir leurs cartes d’identitéS représentant leurs emplacements et déplacements. J. Lévy mobilise les techniques de géolocalisation qui, renseignant sur les lieux fréquentés et les déplacements, permettent d’expérimenter le « suivi spatial d’un individu » (2019, 35). Cependant, les cartes d’identitéS ne disent rien de la hiérarchie que l’habitant construit entre ses lieux et ses déplacements, ni des liens qu’il tisse avec chacun d’entre eux, des pratiques qu’il y déroule et des représentations qu’il en a. De même, les techniques de géolocalisation permettent de « savoir où se trouve quelqu’un », mais pas ce « qu’il y fait, ni avec qui » (idem). Ces données ne peuvent être interprétées sans que l’habitant ne se raconte et doivent dès lors être couplés avec leurs récits de vie. Appréhender des parcours de vie d’habitants en chemin nécessite d’effectuer une veille documentaire régulière pour suivre la trace de ces habitants en consultant régulièrement les blogs et autres sites dédiés au grand voyage et en échangeant avec eux par mails ou via les réseaux sociaux.
Les plaisanciers au long cours sont des itinérants. Mais n’est-ce pas le cas de tout habitant ? « Le cheminement itinérant (wayfaring) est le mode fondamental par lequel les êtres vivants habitent la terre » affirme T. Ingold (2011a, 12). Le langage courant rend compte de cette notion d’itinérance par le terme de parcours utilisé tout à la fois pour désigner un chemin réel (un parcours en forêt), mais aussi la construction d’individus, qui s’exprime à travers des parcours professionnels ou familiaux. C’est en cours de route, au fur et à mesure, que l’habitant trace son chemin. Et ces chemins de vie ne se réduisent pas à des lignes droites, mais sont sinueux, faits de ruptures, de méandres et de bifurcations.
L’exemple, somme toute marginal, des plaisanciers au long cours permet de nourrir les recherches actuelles sur les habitants contemporains et notamment sur la manière dont chacun articule emplacements et déplacements (Lazzarotti 2019), liens et lieux (Lévy 2019). « Où aller pour y faire quoi ? » est une question centrale et les plaisanciers, comme tout habitant, choisissent les lieux en fonction de leurs projets – réparer le voilier dans un port disposant des infrastructures adéquates ou s’adonner au farniente dans des îles tropicales. Et les critères présidant au choix du lieu d’escale – aménités du lieu, accessibilité, coût de la vie, etc. – n’ont rien de spécifiques à cette manière d’habiter.
L’exemple des plaisanciers permet également de souligner les tensions entre mobilité et immobilité, séjours et déplacements. Si les navigations relèvent d’une situation de mobilité, les escales ne sauraient être réduites à une situation d’immobilité, car elles sont le moteur du voyage et rendent possible l’itinérance. Par ailleurs, que signifient déplacement et emplacement lorsqu’on se déplace avec sa maison ? Habiter un espace domestique mobile permet d’être chez soi ailleurs, ce qui brouille les distinctions usuelles entre lieux de résidences principales et secondaires, ainsi qu’entre lieux familiers et étrangers. Les plaisanciers au long cours habitent en même temps des espaces familiers et inconnus, durant les escales et lors de leurs déplacements maritimes et combinent, comme tout habitant, « de manière complexe, des fractions d’espaces de taille variée : le domicile, le lieu de travail, les espaces de commerce, de loisirs, de vacances, les trajets « qui assurent la jonction entre tous ces fragments » (Lussault 2019, 22).
L’étude de ces habitants marginaux et singuliers permet ainsi d’appréhender des manières universelles d’habiter, car « être singulier ce n’est qu’être porteur, selon ses propres modalités, de traits universels, partagés par l’ensemble de l’humanité et, d’une certaine manière, accessibles à tous » (Lazzarotti 2006, 233)